Chapitre 3
Sandie
Deux heures trente plus tard.
L'arrêt de bus, soi-disant au coin de la rue, se trouvait à un quart d’heure de marche. Marche que j’ai dû faire en bord de route, avec une circulation incessante et dangereuse. Les véhicules me frôlant. Lorsque le bus est arrivé, il était pratiquement vide. Aux dires du chauffeur, c’était le premier bus du dimanche. Les habitants de ce bled n’étaient pas comme moi, ils devaient dormir.
Par contre, au terminus de celui-ci, je ne m’attendais pas, après vingt stations d’arrêt, de devoir prendre un autre bus, avec douze arrêts supplémentaires, pour enfin finir par quatre minutes de marche jusqu'au bar. Heureusement que j'ai décollé de bonne heure car entre Anna, Carrie et Pedro, j'ai bien dû perdre trois quart d'heure en papotage, puis deux heures trente dans les transports, si bien que je pousse la porte du club à dix heures trente environ. Si je dois faire ça tous les jours, il va falloir que je trouve rapidement un appartement, sinon je vais y laisser mes semelles et ma paie.
J'ai pu voir en arrivant que le parking était surtout occupé par des bécanes. Pedro a omis de me préciser que c'était un club de bikers. Retour aux sources comme qui dirait, mauvais souvenirs de Las Vegas et du gang de bikers de Caleb.
Lorsque je pousse la porte, je tombe dans une ambiance feutrée, dans les tons violets, bleus et roses. Ambiance intimiste, loin de l'idée que je me faisais d'un club de bikers.
Le bar est à droite en entrant et fait toute la largeur de la salle, le comptoir est en zinc. Deux barres chromées de la même teinte longent ce dernier, une en haut, sous le plateau et l'autre à quarante centimètres du sol, permettant aux consommateurs de « grimper » et non de s’asseoir normalement sur leur chaise, au vu de la hauteur de ces dernières. Elles sont en bois noir, recouvertes de tissu rouge sur le dossier et l'assise. Leur pied est central avec un demi rond à mi-hauteur pour prendre appui. Les tables et les chaises de la salle sont de même style, hautes et composées d'un mélange de noir et de rouge. Le plateau des tables est rouge.
Décidément, il ne faut pas être de petites tailles pour venir boire un coup dans ce bar. Un tel effort physique devrait être soumis à une tournée offerte par le club ! Bonjour le sport.
Il est vrai que le long des murs, des banquettes sont aussi disponibles, elles sont en cuir rouge et rembourrées. De loin, elles me semblent assez confortables. Des tables rectangulaires les accompagnent sauf que ces dernières sont, bien entendues, beaucoup plus basses. Une musique country est diffusée par de petits hauts parleurs, disposés aux quatre coins de la salle ainsi qu'un autre plus conséquent, de forme rectangulaire, au plafond au centre de la pièce. Le son n'est pas entêtant, plutôt bas. Le sol est recouvert d'une moquette rase, de couleur noire avec des ronds rouges, rappelant la couleur du mobilier. Les murs sont tous en gros rondins de bois rendant l'ambiance cosy. C'est chaleureux. Enfin si on oublie le brouhaha de certains indélicats avec leurs blagues graveleuses, depuis que j'ai franchi le pas de la porte. Du style « Et chérie, baisse ta culotte, c'est moi qui pilote », hilarant je vous dis. Encore faut-il qu'il arrive à trouver l'entrée, vu ce qu'il a l'air d'avoir dans le nez. Bref, autant ne pas donner plus d'importance à ce genre de spécimen.
Je m'approche du bar derrière lequel se tient un colosse qui doit mesurer au moins un mètre quatre-vingt-dix et sans nul doute, je dirai cent dix kilos de muscles, compte tenu du tee-shirt noir qui lui colle au corps.
En fait, les chaises c'est pour lui ! Humm... pas mal la bête... j'en baverais presque... Bon, Sandie reprends toi, faudrait voir à utiliser plus souvent Monsieur Canard vibrant dans la baignoire pour éviter ce genre de pensée.
Ce bel apollon est en train d'essuyer des verres et je me demande bien, comment de si fragiles petites choses peuvent résister entre ses grandes mains… mains que je verrais bien, longer la surface de mon corps... STOP... on dirait une nympho.
— La vue te plaît, me dit il.
Mince, prise la main dans le sac. Il se rapproche du comptoir et se penche vers moi. Il a un regard noir, des cheveux rasés sur le côté et en brosse sur le dessus. Un piercing orne son sourcil gauche, une cicatrice lui barre celui de droite. Il a une barbe de trois jours, je dirais, et une mâchoire carrée. Rien que son regard ferait mouiller ma p'tite culotte. Divers tatouages parsèment ses bras et son cou
— T'as perdu ta langue ma jolie ? Qu'est-ce qu'une nana comme toi vient faire dans mon troquet ? T'as pas l'air à ta place.
— Euh... bonjour, bafouillé-je, sentant le rouge me monter aux joues. On m'a dit que vous seriez peut-être à la recherche d'une serveuse ?
— D'une danseuse.
—Pardon ?
— En fait, c'est une danseuse que je recherche et je dirais que tu pourrais correspondre au job.
— Non ! dis-je un peu trop sèchement. J'ai dû me tromper de club, excusez-moi.
Et je me détourne pour partir.
— Minute ma grande. Qui t'a dit qu'on cherchait quelqu'un ?
— C'est important ?
— Impératif !
— C'est un gamin du nom de Pedro, il m'a dit que la maman de son copain, travaillait ici en tant que serveuse.
— Humm... un môme... dis m'en plus sur toi ? reprend t'il
— Ok, j'fais un mètre quatre-vingt-dix-sept les bras levés, quatre-vingt kilos mouillés, sans jeux de mots, dis-je ironiquement.
J'aurais pu éviter le mot « mouillés » mais c'est sorti tout seul ... Il me coupe, en levant la main.
— Écoute, poupée...
Oups... le surnom ringard, s'il savait, ce serait plutôt « Chucky », la poupée tueuse rien que pour le surnom qu'il me balance.
— …t'es venue pour un taf de serveuse ou de clown car ici, comme tu peux le voir, ce n’est pas un cirque donc tu peux tracer ta route, ma belle.
Je crois que MONSIEUR est susceptible et n'a pas d'humour ou un humour de baltringue.
— Euh... pas de panique, réponds-je, ce qui me vaut un haussement d'un de ses sourcils, celui avec le piercing. Que voulez-vous savoir exactement ?
— Age, expériences et d'où tu sors, je ne t'ai jamais croisé dans le quartier.
— Simple et concis quoi... donc vingt-quatre ans, deux ans de service en salle dans un bar...
Ce qui n’est pas faux, puisque j’ai été serveuse pendant un an, avant de rencontrer Shelby, qui m’a ensuite fait embaucher dans le club où elle bossait. J'augmente d'un an ça fait mieux,
— ...et je ne suis pas d'ici, dis-je avec un petit sourire en coin et un clin d'œil pour détendre l'atmosphère.
— D'où tu viens ?
Bon sang, il commence à me briser les neurones celui-là. Qu'est-ce que ça peut bien lui faire de quel bled je suis !
— Santa Ana à Sonora, Mexique, expliquai-je.
Avec tous mes déplacements, j'ai étudié pas mal la carte et je suis tombée sur cette petite ville au Mexique, sans penser que cela me serait utile un jour... ou pas.
— T'as pas vraiment le type latinos.
— Merci, je ne sais pas si je dois le prendre bien ou mal, dis-je avec un sourire crispé.
En même temps, faut être une parfaite abrutie pour se dire espagnol, en étant rousse aux yeux verts, faudra que je vérifie s’il en existe sur le net.
— Eres una chica divertida*
Oups... Je souris, que puis-je faire d'autre, je ne savais pas qu'il parlait espagnol. Quelle andouille. Purée faut vraiment être la reine des cruches pour choisir, en plus, un pays d’origine où la langue m'est inconnue. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer et griller sa couverture en trente secondes. Bon, ben je me jette.
— Como te llamas* ? dis-je.
C'est les quelques mots que j'ai retenu au club de Las Vegas.
— Y tú *? Continue t'il
— Lucía, Lucía Andréa.
Ouf, ça je l'ai compris.
Il me regarde dubitatif, j'ai l'impression qu'il n'a pas avalé le moindre mot qui est sorti de ma bouche.
— Encantado*, Lucía Andréa. Ok pour serveuse, je te prends à l'essai jusqu'à dix-huit heures, si tu ne bénies pas mes clients avec leurs boissons, t'es embauchée. Par contre, les horaires seront de nuit. Vingt et une heures – cinq heures du mercredi au dimanche matin. Le lundi et mardi, on ouvre qu'en journée. Le club ferme à cinq heures mais les femmes de ménage interviennent à partir de six heures, une fois les strip-teaseuses parties. Tu toucheras mille cinq cent dollars, tu gardes les pourboires et pas d'extra avec les clients, on n’est pas une boite à prostituées.
— No problemo, senior.
Faut que je cherche « encantado » ce soir mais il faudrait surtout que j'arrête de faire la maline avec mon accent de merde.
— Anton
— Pardon ?
— Me llamo Anton, muñeca*, répète t'il avec son petit sourire en coin.
Bon, j'ai compris. Anton, ça c'est son prénom mais le dernier mot, pff... on peut apprendre l'espagnol en vingt-quatre heures vous croyez ?
Il se dirige dans un couloir, situé au fond du bar en me faisant signe de le suivre. En croisant une serveuse, il lui demande de me m'apporter une tenue en taille trente-huit. Mince alors, il a l'œil !
— Je vais te montrer ton vestiaire et te donner la tenue exigée.
Ça, je l'ai vue. La tenue des serveuses avec leur mini short en cuir rouge et leur top noir sans manche, finissant en tour de cou et relié entre les deux par un filet noir. Sexy à souhait, talons noirs avec des lanières qui remontent autour des chevilles. A vue d'œil, je dirais douze centimètres de haut. Cool, je pourrais peut-être m'asseoir sur leurs chaises.
— Euh, j'ai une question ? l'interpellé-je
Anton tourne la tête et me regarde par-dessus son épaule.
— Je t'écoute.
— Si on tombe sur des clients indélicats avec des paluches baladeuses, quelles sont les limites de l'acceptable ?
— Y'en a aucune, il touche, il sort. Tu le signales à Bob à l'entrée, c'est lui le responsable de la sécurité, il se chargera de ses « paluches baladeuses », je t'en fais la promesse.
— Cool ! Bob... je m'en souviendrais.
On rentre dans une grande pièce où sont alignées sur le côté gauche de la porte, six coiffeuses avec chacune un miroir éclairé par des ampoules disposées tout autour. Un portant central supporte les tenues de scène pour les strip-teaseuses. A droite de la porte, une autre série de coiffeuses et au fond deux rangées de huit casiers se font face, pour former comme un couloir entre eux, avec deux bancs en enfilade au milieu. Une fenêtre se situe sur le mur au-dessus, elle n'est pas haute mais longue, apportant la lumière extérieure.
— Pour les douches et les WC, continue t'il, tu ressors de là et c'est la porte à côté. Le réfectoire pour le personnel est au fond du couloir, sur ta droite. Pour la nourriture, tu te sers en cuisine. Elle est située derrière le bar... Voilà ton casier, pour aujourd'hui ou plus, suivant ton essai. Mina t'apporte tes fringues, d'ailleurs quand on parle du loup.
Oups... trop d'informations, tue l'information. J'espère que je vais me rappeler de tout, si je veux une petite place dans ce club.
— Par contre un conseil, tout ce qui se passe à l'intérieur du « Sudden Death Club », reste à l'intérieur du « Sudden Death Club ». Et une dernière chose, précise t'il soudainement avec un visage des plus austères, les deux portes du fond sur la gauche sont interdites au personnel, sauf si on t'y convoque. C'est le bureau du Préz et celle d'avant, c'est la compta. Si tu as besoin de quelque chose, tu passes d'abord par moi avant de déranger ces deux bureaux, compris ?
— Compris chef ! dis-je avec un salut militaire.
Ce qui a pour effet au moins de le faire sourire. Enfin, un léger étirement droit des lèvres pour être plus précise. On fait mieux en termes de sourire.
— Bien, va te préparer, tu commences dans...
Il regarde sa montre
— ...en fait, tu as déjà commencé depuis cinq minutes et t'es déjà en retard. Il est onze heures cinq, ton service commençait à onze heures.
— Hein ? Quoi ? Mais...
— Ferme la bouche, muñeca et magnes toi la rondelle !
— Enfoiré ! dis-je dans ma barbe.
— Pardon, tu m'as parlé ?
— Courage, je me disais courage... euh... pour me motiver...en fait...
— Va pour cette fois et bouge !
Oups... j'ai eu chaud aux fesses. Faut vraiment que je cherche la signification de muñeca, ça se trouve, il me traite de pouffiasse et moi je minaude devant lui, pff...
Je me précipite vers mon casier, me dessape vite fait en faisant attention de ne pas embarquer ma perruque et enfile les fringues que Mina m'a déposées. Je file à une coiffeuse, vérifie que mes cheveux sont bien en place, pose un peu de fard à paupières dans les tons marrons, plus précisément taupe, avec une pointe d'orange au coin des yeux ; un trait d'eyeliner noir ; un coup de mascara noir également ; un léger voile de rouge à lèvres rose et hop en selle pour six heures, si je m'en réfère à ce qu'il m'a dit. Par contre mercredi, mon embauche sera à vingt et une heures, si je fais le job correctement aujourd'hui, mais là-dessus, j'ai aucun souci, en un an à Los Angeles, je n'ai béni personne, c'est dans la poche lolotte.
Lexique :
* Eres una chica divertida : tu es une drôle de fille
* Como te llamas : Comment tu t'appelles
* Y tú : et toi
* Encantado : enchanté
* Me llamo : je m'appelle
* muñeca : poupée
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