Chapitre 1

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TW : mentions d'homophobie, éméto


Les vagues assourdissantes se brisant contre le navire transformaient la frégate en vulgaire flotteur à la merci du vent. Six heures ne s’étaient pas écoulées depuis qu’ils avaient quitté le port de St Malo qu’Arnaud se disait qu’il ne survivrait probablement pas au voyage. Livide, il essayait de se concentrer pour ne pas rendre, mais comme d’habitude, son corps était toujours le plus fort. Accroupi près de son hamac, une bassine à ses pieds, le jeune homme vomissait bruyamment. Il n’avait jamais navigué et devait se rendre à l’évidence : il avait gravement sous-estimé le mal de mer.

Arnaud de Saint-Luc était, comme la plupart des officiers de l'Aigle d'Airain, un jeune noble Français en mal d’aventure parti pour découvrir le Nouveau Monde et s’y installer, laissant derrière lui sa famille, sa paroisse nantaise et sa meilleure amie Claudine. La frégate avait été lourdement armée, quelques canons toujours bien en vue histoire de décourager d’éventuels brigands des mers. On lui assurait que plus ils s’éloigneraient des côtes et moins le risque serait grand, mais Arnaud n’était pas dupe : la fin du voyage risquait d’être dix fois plus dangereuse que le reste du périple. Et il s’en voulait de sa propre maladie, qui le rendait inutile, condamné à se terrer dans la cale en attendant que le mal ne passe. Certains disaient que ça ne s’estomperait pas, et qu’il devrait subir ces nausées pendant tout le voyage, mais Arnaud refusait de les croire. Il ne voulait pas admettre qu’il demeurerait aussi misérable aussi longtemps.

— Hé bien, que n’a-t-on pas fait en vous enfermant là ?

La voix était celle d’un autre officier, dont le nom avait échappé à Arnaud. Il y avait tant d’hommes sur ce navire qu’il aurait été bien en peine de se rappeler de tout le monde aussi vite. Arnaud releva la tête, perplexe.

— On aurait dû vous laisser sur le pont, quitte à ce qu’un ou deux maladroits ne vous trébuchent dessus. Vous savez sans doute qu’il est plus facile de combattre le mal de mer en la regardant droit dans les yeux ?

— Hein…? Vous voulez que je remonte ?

— Moi ? Je ne veux rien. Mais il faut admettre que vous faites peine à voir.

Il lui tendit la main, à la fois pour se présenter et l’inviter à se relever et à le suivre.

— Je ne crois pas que nous ayons été présentés : je suis Florentin d’Espinchal de Massiac. Il faut dire qu’il y avait autrement plus pressant au port.

— Arn…

— Arnaud de Saint-Luc, c’est ça ? Si j’ai bonne mémoire.

Haussant un sourcil, Arnaud acquiesça alors qu’il tentait de se mettre debout. Il s’agrippa au bras que lui tendait amicalement Florentin, tout en se demandant s’il était censé l’avoir reconnu.

— Vous vous demandez sûrement comment j’ai eu vent de votre identité ? Simple : le capitaine a fait l’appel. Quand je vous dit que j’ai une mémoire inhabituellement fiable…

— Impressionnant, oui…

Arnaud cherchait surtout à donner le change à travers sa face livide et son sourire forcé. Celui de Florentin, en comparaison, était radieux et sincère. Ils émergèrent sur le pont, salués par des gouttelettes d’eau de mer qui vinrent leur rafraîchir le visage.

— Voyez l’horizon, dit Florentin. Ce navire n’est qu’une planche sur laquelle nous nous déplaçons, et si vous pouvez anticiper le mouvement conjoint de l’eau et de la coque, votre cerveau cessera de trouver tout cela dérangeant. Vous verrez, vous vous y ferez.

Il ne mentait pas. Arnaud se concentra quelques temps sur l’horizon, essaya de prévoir les mouvements du bois sous ses pieds, comme s’il communiquait avec l'Aigle d'Airain. Et les nausées semblèrent se calmer. Quelques jours plus tard, il en était même guéri.

La nuit était faussement calme. Loin au-dessus du pont de l’Aigle s’était levée une lune presque pleine, lumineuse au milieu de son troupeau d’étoiles. Arnaud leva les yeux vers elle entre deux coups d’œil dans sa lunette. Il avait été affecté quelques jours auparavant à la vigie, un poste qu’il appréciait malgré sa solitude et son ennui. Florentin, avec qui il discutait régulièrement de tout et de rien, en avait été ravi, même si Arnaud avait senti un voile passer sur son visage. Aurait-il quelque secrète rancune envers les vigies ? Il lui avait posé la question, à laquelle Florentin s’était contenté de répondre par un grand rire. Ce dernier l’avait ensuite regardé grimper le long des manœuvres pour se hisser sur la hune puis jusqu’au nid-de-pie, d’où il tenait sa veille. Il lui enviait cette aisance dont il était totalement inconscient, cette facilité avec laquelle il s’accrochait au chanvre pour atteindre le sommet de la mâture. Elle n’aurait pas paru flatteuse, mais Florentin ne put s’empêcher de faire la comparaison avec une araignée, maîtresse en sa toile, chaque doigt se faisant crochet au bout de ses longs et élégants membres. Saint-Luc était un homme intéressant, d’autant plus parce qu’il avait l’air si ordinaire au premier abord. Qui pourrait trouver ce garçon aux cheveux châtain, à la taille moyenne et à l’allure passe-partout si intéressant ? Et pourtant, il y avait quelque chose à son propos que Florentin ne s’expliquait pas : une lueur naïve et profondément bonne dans le fond de ses yeux couleur cognac ? Les inflexions de sa voix aussi grave qu’elle était douce ? Ou alors sa curiosité doublée d’un véritable intérêt pour la science, l’histoire et la littérature, qui en faisait un public idéal pour Florentin et sa logorrhée ? C’était sûrement un peu de tout ça, et surtout du fait que Florentin n’avait jamais eu d’yeux que pour les hommes.

C’était en grande partie pour cela qu’il était sur l'Aigle d'Airain. Tant qu’à souffrir d’un dangereux déséquilibré sodomite en tant que fils, autant qu’il soit le plus loin possible du domaine familial et surtout qu’on en entende plus jamais parler. Cela aurait pu blesser Florentin, si seulement il avait un jour estimé son père, ce qui n’était absolument pas le cas. C’était un noble de la pire espèce, de ceux qui ont de l’argent mais n’osent le dépenser, qui pensent savoir mais n’ont qu’un attrait superficiel pour les découvertes scientifiques, et qui n’étaient, au fond, que des marchands bien-nés qui déléguaient tout au point de ne plus savoir rien faire eux-mêmes. S’il avait honte de son fils, Florentin avait encore plus honte de son père.

Debout dans la lueur argentée de la lune, la main sur le pommeau de son épée, Florentin finit par détourner le regard d’Arnaud. Ce dernier était bien trop occupé par sa tâche de surveillance, et rendu encore plus nerveux par l’astre suspendu au-dessus de sa tête.

Il était trop vieux pour n’avoir pas remarqué que la pleine lune n’avait, en réalité, que peu d’effets sur lui. Sa nervosité, par contre, c’était une toute autre chose. Dans sa paroisse catholique lycanthrope, comme dans le reste de l’Europe, il était de coutume de se réunir les nuits de pleine lune pour communier et revêtir son apparence lupine. Pendant longtemps, jusqu’à ses douze ou treize ans, il avait cru que c’était là un phénomène divin inévitable et irrépressible, que la lune avait réellement un effet sur ses transformations. Et, comme on apprend à un enfant que les histoires et les contes ne sont pas tout à fait vrais, on lui avait expliqué que les légendes n’étaient parfois que cela, et que beaucoup des choses que les gens normaux disaient sur eux étaient inexactes. La seule chose à propos de laquelle ils avaient raison était que les monstres existaient, et qu’Arnaud en était un.

Parcouru d’un frisson, Arnaud se sentit observé. Il mit quelques temps à baisser le regard sur le pont, mais remarqua tout de même la silhouette de Florentin, qui s’éloignait pour disparaître dans les entrailles du navire. Il ne savait toujours que penser de ce personnage. Il était bavard mais avait toujours quelque chose d’intéressant à raconter. Il paraissait hautain et pédant mais s’avérait capable d’une écoute très attentive et compréhensive. Il savait beaucoup de choses, ce qui ne l’empêchait pourtant pas de parfois douter de son savoir. Arnaud ne le connaissait que depuis quelques semaines, mais le considérait déjà comme un ami. Il ne l’avait pas seulement aidé pour son mal de mer mais également pour nombre de choses ayant trait à la marine. Arnaud s’était cru prêt à faire la traversée en tant qu’officier pour ne pas être un poids pour l’équipage (et surtout pour payer moins cher son voyage), mais il avait eu tort. Sans Florentin et sa patience, il ne s’imaginait pas là-haut, à scruter l’horizon. Étonnant d’ailleurs comme la seule chose que Florentin lui ait expliqué sans en faire la démonstration était la manière de grimper dans la mâture. Généralement, l’homme était plus prompt à se poser en exemple à suivre.

Arnaud attendit un moment, distrait de sa tâche par l’absence sur le pont d’un Florentin qui avait failli être surpris à l’observer, puis se remit à surveiller l’horizon. Il n’y avait pas grand-chose à voir, l'Aigle d'Airain étant à la fois loin des côtes et de la moitié du chemin.

Quelques jours plus tard, le même manège reprit, seulement cette fois, Saint-Luc était prêt. Il avait un doute quant à Florentin, de par la manière dont il le regardait quand ils discutaient. Il semblait captivé alors qu’Arnaud ne faisait que poser des questions qui lui semblaient stupides (elles ne l’étaient pas tant que ça selon Florentin, qui prenait un réel plaisir à lui expliquer les détails techniques d’une lunette), il souriait sans raison apparente, et parfois, quand il pensait qu’Arnaud le voyait pas, son regard se teintait d’une étrange amertume.

— Pourquoi as-tu entrepris ce voyage ? lui avait soudain demandé Florentin.

La réponse avait été si embrouillée, si tordue, si alambiquée qu’il était impossible qu’Arnaud ait réussi à le duper. Il ne pouvait pas lui dire pourquoi il avait décidé de partir pour le nouveau monde sans lui dévoiler sa véritable et si terrible nature.

Mais Florentin n’avait rien dit. Il avait fait semblant de le croire en hochant vaguement la tête. Alors cette fois Arnaud voulait en avoir le cœur net : que se passait-il exactement dans la tête de Florentin pour qu’il soit si aimable avec lui ? Il guetta ses longs cheveux noirs retenus par un catogan, sa peau pâle et ses yeux d’un bleu céruléen, espérant cette fois le prendre sur le fait. Il ne fut pas déçu.

Florentin apparut, son manteau et ses cheveux soulevés par le vent, regardant fixement Arnaud avec une curiosité à peine voilée. On le sentait également très amusé de voir qu’Arnaud préférait tourner ses yeux vers lui plutôt que vers l’horizon. Florentin arqua alors un sourcil en souriant, puis fit un signe en direction de la mer pour rappeler qu’Arnaud n’était pas vigie pour rien. Ce dernier rit doucement avant de se demander ce qui venait de se passer exactement.

On le releva quelques heures plus tard, et il fut à moitié surpris de trouver son compagnon de route l’attendre sur le pont.

— J’ai pensé que nous pourrions manger ensemble. Si ça ne te gêne pas.

Arnaud de Saint-Luc secoua la tête et suivit Florentin jusqu’au réfectoire. Les produits frais avaient déjà été tous consommés, et le repas se composa en grande partie de viande séchée et de fromage. Compte tenu des heures de veille d’Arnaud, ses repas étaient décalés : le réfectoire était donc presque désert, si ce n’est pour trois autres officiers qui discutaient autour d’une partie de cartes.

— Florentin…

— Oui ?

— Pourquoi m’observes-tu ?

Il frissonnait d’y penser, on avait souvent dit à Arnaud qu’il ne se méfiait pas assez, et que ça lui jouerait des tours. En tant que lycanthrope, il était plus fort physiquement qu’un simple humain, mais ni ses crocs ni ses griffes ne lui serviraient s’il était seul contre une meute de soldats. Car il avait peur de devoir en arriver là, à être forcé de se défendre : Florentin, il s’en rendait compte désormais, s’intéressait vraiment à lui. C’était agréable sur le coup, mais ça ne lui était jamais arrivé sans que la personne n’ait d’arrière-pensées. Ce n’était pas très discret ou subtil de demander à Florentin de but en blanc ce qu’il lui voulait, mais sur un coup de chance, il allait peut-être laisser transparaître quelque chose. Peut-être savait-il pour Arnaud…? Ce dernier respira un grand coup, cherchant à analyser l’odeur de Florentin. Et ce dernier avait peur.

— Je… ne t’observe pas…?

Allons donc, même lui n’était pas convaincu par cette sortie minable. Arnaud de Saint-Luc le regarda dans les yeux, humant toujours son odeur, y cherchant la vérité. De la tristesse y apparut soudain.

— Je ne peux pas t’en parler ici, Arnaud.

— De quoi as-tu peur ?

Florentin releva le nez et fronça légèrement les sourcils.

— Comment… ?

— Oh, euh, ça se voit. Tu as peur, tu es triste, tu es…

Oh. La dernière composante de ce parfum, sa note de fond, celle qu’on ne percevait pas tout de suite, tant elle était noyée sous la note entêtante de crainte diffuse. Le désir. Arnaud baissa les yeux sur l’entrejambe de Florentin avant de pouvoir réprimer ce réflexe impoli.

— Ah, fit Arnaud, qui se sentit tout à coup écrasé par la gêne. Donc tu ne veux pas me tuer ?

C’était une question volontairement stupide : Arnaud se disait que ça pouvait être un bon moyen de désamorcer une situation devenue terriblement embarrassante pour eux deux.

— Quoi !? Bien sûr que non…! se défendit Florentin. Pourquoi voudrait-on ta mort ?

Le loup-garou haussa les épaules. Baissant la voix et détournant son regard ambré, il lâcha dans un soupir :

— Pour ce que je suis. Si j’ai bien compris, tu dois pouvoir aisément te mettre à ma place.

Il est vrai qu’il n’était pas facile d’être un homme qui aimait les hommes de leur temps, mais pour Florentin, Saint-Luc n’avait aucune raison de craindre pour sa vie. Il était du bon sexe, de la bonne couleur de peau, de bonne naissance, et, pour l’endroit où ils allaient, de la bonne nationalité. Non, Arnaud était bien loin du portrait de la cible stéréotypique et facile.

Florentin allait poser une nouvelle question, parce que ses réponses laissaient bien trop de zones d’ombres et appelaient à tellement plus, mais Arnaud secoua la tête comme pour signifier qu’il voulait changer de conversation.

— Et toi, pourquoi tu veux aller dans les Antilles ? demanda-t-il précipitamment.

Pris au dépourvu, Florentin chercha ses mots quelques temps, mais la réponse était somme toute assez simple :

— Il n’y a rien pour moi en France. Mon père me l’a bien fait comprendre.

— Oh… Je suis désolé.

— Toi aussi tu fuis, non ? Tu n’as pas dit pourquoi tu partais… Enfin, pas vraiment.

Il sourit, montrant à Arnaud qu’il avait effectivement compris qu’il avait menti.

— Disons qu’on a des plans pour moi. Je n’ai pas les détails, mais ma vie sera certainement à la tête d’une plantation ou négociant dans une ville du Nouveau Monde.

Intrigué, Florentin haussa un sourcil. Il lui aurait bien demandé pourquoi il se laissait ainsi dicter le chemin à suivre, mais il ne voulait pas paraître condescendant. Il se tut, réfléchit un moment, et se prit à se sentir d’humeur audacieuse. ou alors c’était le vin de leur repas.

Faisant mine de se détendre un peu, Florentin allongea assez ses jambes pour caresser de sa botte celle d’Arnaud. Cela dura un court instant, avant qu’il ne ramène sa jambe à lui.

— Je ne vais pas tarder à reprendre mes fonctions. Peut-être pourrions-nous parler de tout cela au calme plus tard ? Disons ce soir, dans la cale ?

Arnaud parut suspicieux, mais rien de ce qu’il décelait chez Florentin laissait à penser qu’il courait un quelconque danger.

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