Chapitre 2
[tw sang violence]
La cale d’un navire n’était pas l’endroit le plus accueillant du bâtiment : les tonneaux et les caisses de marchandises formaient un labyrinthe où on aurait tôt fait de se perdre, et entre lesquels les rats erraient en rois. Plusieurs chats étaient censés faire le ménage sur l'Aigle d'Airain, cependant Arnaud constatait qu’ils avaient encore bien du travail. Mais sans être expert marin, il savait bien que cela faisait partie du voyage. Il avança dans la pièce, courbé à cause du plafond bien trop bas, jusqu’à apercevoir Florentin dans un coin. Il était assis, s’était décoiffé et ne portait pas son lourd manteau d’officier. Avec sa chemise et ses chausses toutes simples, on aurait pu le prendre pour un simple roturier. Un livre à la main, il ne vit Arnaud que lorsque ce dernier se manifesta.
— Oh. Tu es vraiment venu ? J’avoue, je n’y croyais qu’à moitié. D’où le livre.
Arnaud sourit doucement et s’installa à côté de Florentin. Curieux, il posa son regard sur l’ouvrage.
— Que lis-tu ?
— L’Odyssée.
— Aurais-tu peur de tomber sur des monstres lors de ton périple ?
— Oh non, des sirènes plutôt. Les monstres sont faciles à identifier, et donc à combattre. Les sirènes te font croire qu’elles sont de ton côté, elles te séduisent, pour ensuite te dévorer… C’est autrement plus vicieux.
— Mais si j’ai bien compris, les sirènes ne te plairaient pas, puisque…
— Oh ! Simple problème technique. Je suis sûr que les abysses se chargeront de m’envoyer un délicieux triton.
— Alors j’avais bien compris, en conclut Arnaud.
— Je ne suis pas discret non plus, admit Florentin. Est-ce que ça te pose un problème ?
— Hein ?
Arnaud était vraiment étonné que Florentin lui pose la question, comme si c’était ses affaires.
— Euh… Non, répondit après quelques secondes de réflexion. Je veux dire, c’est ta vie. Vas-tu tout de même prendre femme ?
— C’est la raison même pour laquelle je m’en vais : parce qu’il en est hors de question, répliqua Florentin d’un ton péremptoire. Je ne veux pas subir ça, ni imposer ma présence à une femme qui gâcherait sa vie avec moi. Et comment tu veux que je lui fasse des marmots ?
— Je ne sais pas, en pensant à quelqu’un d’autre ?
Florentin grimaça.
— Ce serait terriblement déloyal. Même si je comprends ceux qui restent, moi je ne peux pas. Je refuse de mentir autrement que par omission.
Arnaud ne trouva rien à répondre, et le silence s’installa doucement. La respiration calme de Florentin était captivante, assez pour que celle d’Arnaud se calque sur cette dernière. Assis côte à côte contre le bois qui craquait, leurs bras se touchaient sans pour autant qu’ils fassent quoi que ce soit pour accentuer ce contact.
— As-tu déjà embrassé un homme, Arnaud ?
— Non.
Il manqua d’ajouter que Florentin lui donner envie d’essayer : les mots avaient beau être bien formés dans son esprit, il n’arrivait pas à les prononcer. Il tourna la tête pour regarder Florentin dans les yeux, se perdre quelques secondes dans son regard océan. L’envie de le prendre dans ses bras était si forte qu’elle le paralysait. Il attendit un moment, puis détourna le regard.
— Peut-être que c’est moi qui devrait me boucher les oreilles…
Fronçant les sourcils, Florentin se demandait de quoi Arnaud parlait, avant de se souvenir des sirènes. Un fin sourire éclaira son visage, et désirant prendre son temps, il accepta ce demi-aveu en s’appuyant simplement un peu plus sur l’épaule d’Arnaud alors qu’il reprenait sa lecture.
***
Quand Arnaud monta dans le nid-de-pie pour la première fois, il se dit qu’il se lasserait jamais de ce panorama, qu’il serait sans cesse émerveillé par le bleu à la fois lumineux et profond de l’océan, face à celui du ciel, d’une clarté intangible. Et pourtant, il devait avouer qu’après quelques semaines à scruter l’horizon à longueur de journée, l’habitude avait repris le dessus. Ses yeux de lycanthrope lui permettaient de voir encore plus loin qu’un simple humain, mais tout ce qu’il y avait à voir était une étendue infinie de vagues, à la surface de laquelle il n’y avait rien.
— De quoi te plains-tu ? lui avait répondu Florentin quand il avait lâché une petite complainte à propos de son rôle sur le navire alors qu’ils mangeaient ensemble.
— Je m’ennuie…
— Hé bien c’est parfait. C’est la meilleure chose qui puisse nous arriver. Qu’est-ce que tu préférerais ? Une tempête ? Une mauvaise rencontre ?
Arnaud leva les yeux au ciel en entendant cela.
— Tout de suite ! Bien sûr que non, je ne veux pas qu’on se fasse attaquer… Mais il faut avouer qu’une petite île ou un autre navire marchand… je sais pas moi !
Florentin haussa distraitement les épaules.
— Je reste sur ce que j’ai dit : pas de nouvelles, bonne nouvelle. Et puis bon, c’est pas comme si tu t’ennuyais aussi une fois le pied sur le pont, non ?
C’est avec un sourire malicieux et entendu qu’Arnaud répondit au sous-entendu de Florentin.
Ils se voyaient régulièrement, autant que faire se peut, puisque le navire était sous pavillon militaire français. Il n’était pas de bon ton de s’afficher, même quand ils ne faisaient concrètement rien de « mal » et que personne ne regardait vraiment. Oh, Arnaud avait bien remarqué qu’ils n’étaient pas les seuls concernés à bord, et que parfois, la cale servait à d’autres. Des autres autrement plus actifs et bruyants d’ailleurs... Cependant personne ne se parlait, comme si cette cale ouvrait un monde différent pour chacun, un petit bout d’univers totalement hermétique. Évidemment, tout ce qui s’y passait y restait, et ce n’était pas parce que les côtes françaises étaient loin que ses lois ne s’appliquaient plus sur l'Aigle d'Airain. Ils en eurent d’ailleurs la preuve en sortant du réfectoire pour tomber sur une séance de « correction » sur le pont. Même si le capitaine n’avait pas la réputation d’être un tyran, il y avait des choses qu’il ne pouvait pas laisser, sous peine de voir son autorité faiblir dangereusement. Arnaud ne voulait pas voir ce genre de spectacle, mais il resta paralysé, fasciné, sa soif de sang étant plus forte que son dégoût ou de sa peur d’être un jour à la place du malheureux.
Les coups de fouet commencèrent à tomber. Les premiers n’arrachèrent aucun cri au matelot, qui se refusait à faire ce plaisir au capitaine. Mais au bout de quelques coups, la douleur fut la plus forte, et on entendit sa voix se briser à chaque déchirure dans son dos.
Il n’y eut que vingt coups, et pourtant cela dura une éternité pour Florentin et Arnaud, qui n’osaient se regarder après cela. Ils se séparèrent, et n’osèrent se reparler que plusieurs jours plus tard.
Du haut de la mâture, Arnaud fouillait l’équipage du regard à la recherche de Florentin. La veille, il s’était rendu dans la cale, y avait attendu un peu, mais l’autre n’était pas venu. Il fallait bien qu’il trouve un moyen de lui signifier qu’il aimerait passer du temps avec lui, fut-ce en public. Florentin patrouillait sur le pont, la main reposant sur le pommeau de son épée comme à son habitude : il discutait çà et là, preuve qu’il était en repos, au moins en apparence. Il s’agissait d’un officier, mieux gradé qu’Arnaud après quelques promotions surprises lors du voyage, et il y avait toujours un ordre à donner pour un bon officier.
Pourtant, Florentin leva les yeux furtivement, assez pour capter le regard d’Arnaud et le comprendre. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour se passer des mots quand il fallait communiquer, et le loup-garou fut rassuré de voir que cette magie là fonctionnait encore. Il ne put empêcher un large sourire de venir illuminer son visage, avant de continuer à descendre jusqu’au pont. Il ignorait si Florentin le rejoindrait directement après, et il ne comptait pas perdre de temps de ce côté-là de toute façon. Il passa seulement se rafraîchir et descendit dans la cale, dans leur coin habituel. La peur de se faire prendre était toujours présente, quoique plus faible désormais que l’envie de se voir. Parler un peu, avoir un peu de compagnie et de tendresse, pas grand-chose et hélas toujours trop pour deux hommes sur un navire.
Florentin arriva quelques temps plus tard. Arnaud avait eu le temps de s’ennuyer, soit à cause de la lenteur de son compagnon, ou à cause de sa propre impatience. Il dut lutter pour ne pas se jeter directement sur Florentin, tant sa présence à ses côtés lui avait manqué. Il se serait d’ailleurs attendu à autant d’enthousiasme du côté de l’officier, mais ce dernier avait le regard fuyant alors qu’il s’asseyait près d’Arnaud. Près, mais pas autant que d’habitude.
— Florentin ?
— Tu… voulais me parler, non ?
Arnaud haussa les épaules.
— On n’est pas obligés de parler.
Un long soupir franchit les lèvres de Florentin. Il se laissa glisser contre le bois et l’épaule d’Arnaud, jusqu’à l’entourer de ses bras. Le silence suivit, car aucun des deux n’arrivaient à parler de ce qu’il s’était passé sur le pont. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’est s’imaginer que de l’autre côté de l’Atlantique, ils seraient un peu plus libres.
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