Chapitre 3
[TW sang, violence]
Florentin allait s’endormir dans ces bras si chaleureux mais on l’en empêcha. Un bruit assourdissant les firent sursauter, suivi par la plainte rauque du bois qui craquait. Bientôt, ce furent les cris de leur équipage qui vinrent à leurs oreilles, à la fois en colère et paniqués. Le premier réflexe d’Arnaud fut de se relever pour aller voir s’ils avaient besoin d’eux, mais contre toute attente, Florentin le retint.
Choqué, Arnaud le fixa des yeux.
— Mais…
— Tu veux vraiment remonter pour te prendre un boulet pour eux ?
Outre le fait qu’Arnaud avait de bien meilleures chances de survivre à une blessure que Florentin, il devait avouer que ça ne changerait rien à la douleur. Il hésita un moment, avant de secouer la tête. Une nouvelle cannonade secoua le navire, le faisant gîter.
— C’est pas la question. Je refuse de ne pas défendre le bâtiment, et de sombrer sans même avoir bronché !
— Réfléchis un peu ! s’emporta Florentin. On approche des Caraïbes, à ton avis, par qui on est en train de se faire attaquer ?
Arnaud savait très bien où son compagnon voulait en venir, et répliqua d’un ton agacé :
— Des pirates ?
— Oui. Et que sais-tu d’eux ?
L’Aigle d’Airain répliqua avec ses propres canons, et la fumée commença à descendre dans la cale. Arnaud s’impatientait.
— C’est pas le moment de me poser des questions à la con, Florentin !
— On a plus de chances de survivre aux pirates qu’à la marine française. Tu sais que j’ai raison.
Arnaud s’arrêta. Il fouilla dans le fond du regard pour essayer de comprendre ce que Florentin voulut dire, et tout fut soudainement limpide. Un peu moins vrai en ce qui le concernait puisqu’il n’était pas vraiment humain, cela dit.
Les pirates étaient des rebelles des mers, des brigands, des ivrognes et des débauchés : certains n’hésitaient pas à passer au fil de l’épée tous ceux qui avaient le malheur de croiser leur route. Mais tous n’étaient pas comme ça. La plupart avaient été poussés vers la piraterie par une société qui les rejetait. Des déserteurs, des idéalistes, des marchands qui croulaient sous les taxes. Dans un monde qui leur en demandait toujours plus, il était alors facile de juste… prendre.
Sauf qu’Arnaud n’avait pas pour plan de finir dans les mains de pirates : il y avait tout un village à Saint Domingue qui attendait son arrivée, et il était hors de question que les choses se passent autrement. Quant à la marine… C’est dommage, mais même si Florentin n’avait pas toutes ses chances, Arnaud y survivrait largement. Il lui tourna le dos, et grimpa ponts après ponts pour voir la bataille de ses propres yeux.
***
Le fracas des boulets de canon l’accueillit en même temps que la lumière aveuglante du soleil. Un autre bâtiment poursuivait l'Aigle d'Airain, à bâbord. Les tirs n’étaient pas fournis, mais étant donné que le navire se rapprochait de plus en plus, les dégâts étaient impressionnants. Sur les planches du pont supérieur, plusieurs matelots étaient déjà étendus, morts ou mourants. À la vue de tout ce sang, celui d’Arnaud ne fit qu’un tour. Il passa à un poil de perdre le contrôle et de se transformer devant tout le monde. Malgré tout le bien que ça lui aurait fait, ça n’aurait pas été très efficace de sortir les griffes contre un équipage pirate encore hors de portée, sans compter les marins français qui auraient tôt fait de lui tirer dessus ou de fuir.
Recouvrant un semblant de calme, il emprunta le mousquet à un cadavre, et visa les têtes des brigands des mers qui approchaient. Son premier tir rata : ce n’était pas la faute de ses yeux, très bons au passage, mais bien de l’arme, encore imprécise à cette distance. Le second tir fit mouche, encore qu’il arracha une main à un de ses ennemis plutôt que sa tête. Ce fut assez pour mettre l’homme hors d’état de nuire, se disait Arnaud alors qu’il le voyait tomber à la renverse et mettre du temps à se relever.
Cherchant une autre cible, il l’aperçut alors. Grand et aussi bien bâti qu’on peut l’être après avoir dédié sa vie au pillage et au crime, l’homme le regardait droit dans les yeux. Impossible pour Arnaud de manquer des prunelles aussi vertes, surtout avec le contraste qu’offrait la pâleur de sa peau et la noirceur de ses cheveux. De longs cheveux noirs et bouclés encadraient son visage, dont l’expression faciale était quelque part entre la rage froide et l’indifférence. Arnaud le visa immédiatement, comprenant sans avoir besoin de voir son chapeau ou le nombre de pistolets à sa ceinture, qu’il avait affaire à un capitaine pirate.
La balle passa à côté de la tête du capitaine. Ou plutôt, il l’esquiva en la voyant arriver. Estomaqué, Arnaud se demandait comment c’était possible, avant de se souvenir qu’il lui poussait des crocs et des griffes à volonté et qu’il n’était pas le seul dans ce cas. Ça ne serait pas étonnant qu’il y ait d’autres monstres dans son genre dans les Caraïbes, ou d’autres différents de lui. C’était même plus vraisemblable que l’inverse : restait à savoir de quelle espèce était cette vermine des océans.
Le bâtiment pirate s’était approché suffisamment pour maintenant pouvoir lancer les manœuvres et aborder l'Aigle d'Airain. Laissant de côté le mousquet qu’il avait ramassé car trop long à recharger, Arnaud de Saint-Luc dégaina son épée. Les premiers à mettre le pied sur l’Aigle et à portée de sa lame furent transpercés et tailladés, assez pour que les autres réfléchissent un peu. Arnaud n’était pas mauvais en escrime, même si ce n’était clairement pas sa discipline favorite. Il avait simplement quelques bottes qu’il employait quand il n’avait pas le choix, ce qui était actuellement le cas.
Repoussant les assauts ennemis, il surveillait du coin de l’œil le capitaine pirate qui joua de ses pistolets jusqu’à ne plus n’en avoir qu’un seul chargé. Arnaud n’avait pas pu s’empêcher de les compter mentalement, se méfiant de ce qu’un autre comme lui pouvait faire avec ce genre d’armes. L’homme aux yeux verts dégaina sa propre lame, alors même qu’il lui restait toujours une balle, et se fraya un chemin parmi les soldats. Lutter lui semblait être une seconde nature, tant il se déplaçait avec aisance, sans même avoir l’impression de combattre. Il semblait chercher quelque chose, mais quoi… Et puis, Arnaud comprit. Le capitaine de l'Aigle d'Airain n’était pas loin, et quand le pirate l’aperçu, il leva son arme, et tira. Il devait être bien meilleur avec un pistolet qu’Arnaud, car le projectile se ficha entre les deux yeux du militaire, lui arrachant une partie de l’arrière du crâne et le tuant sur le coup.
***
— RENDEZ-VOUS ! VOUS AVEZ PERDU !
Saint-Luc n’aurait pas cru qu’il en faille si peu pour que les soldats ne posent les armes au sol et ne lèvent les mains en signe de soumission, et pourtant. Bien que ce ne fut pas la priorité, Arnaud nota que le capitaine pirate parlait un français correct, même s’il était évident que ce n’était pas sa langue maternelle.
— LES ARMES À TERRE !
Dépité mais tenant un minimum à sa vie, Arnaud obtempéra, et posa son épée sur le sol.
— À GENOUX !
Il s’exécuta. Tous les soldats firent de même.
Des pirates qui étaient descendus dans les ponts inférieurs en remontèrent tout l’équipage qui restait : au moins Florentin avait l’air indemne. Arnaud se surprit à lui en vouloir de ne pas avoir participé à la bataille, mais peut-être était-ce pour ça qu’il était toujours en vie, après tout. Lui ne s’en était tiré qu’avec quelques égratignures sur les bras et au visage qui finissaient d’ailleurs de guérir. Ce n’était pas discret, mais ce n’est pas comme s’il pouvait se contrôler dans ce domaine. Et là aussi, il ne laissa pas le capitaine adverse indifférent. Ce dernier s’approcha de lui, et passa une main sur sa joue. Il essuya le sang, mais réalisa bien vite qu’il semblait venir de nulle part. Un rictus étira ses lèvres, mais il ne fit rien. Il se releva juste et alla se poster bien en évidence sur le pont.
— Soldats de l'Aigle d'Airain, je vous salue ! Je suis le capitaine Wright, et je réquisitionne ce bâtiment !
Arnaud tourna les yeux vers le navire pirate, pour constater les nombreuses réparations des mâts, et l’état du bastingage : ils avaient besoin d’un nouveau vaisseau s’ils voulaient poursuivre leurs affaires. Cela expliquait aussi les canonnades timides et leur empressement à les aborder.
— L’Aigle d’Airain est désormais mien !
Des hourras secouèrent l’équipage pirate.
— Marins français… Nous avons eu beaucoup de différends de part le passé. Londres et Paris ne s’entendent jamais très longtemps. Mais nous ne sommes ni à Londres ni à Paris mais dans les mers chaudes des Caraïbes et je vous offre une occasion de faire table rase de ces stupides chamailleries !
Il parlait bien pour un pirate anglais, ce qui faisait penser à Arnaud qu’il avait dû avoir une bonne éducation, car même s’il avait appris sur le tard avec un autre brigand de langue française, il n’aurait jamais fait de tournures de phrases aussi élaborées.
— Rejoignez-nous, soldats ! Devenez pirates à votre tour ! Que vous a apporté la France, je vous le demande ! Une vie de forçat à trimer sur leurs navires ? Une pauvre solde ? Des taxes, qui vont engraisser un roi trop vieux pour sortir de son palais ? Je vous offre la richesse !
— OUAIS ! l’acclama son équipage.
— Un océan de possibilités !
— OUAIS !
— La liberté absolue !
— OUAIS ! OUAIS ! OUAIS !
Cela semblait être un rituel bien connu de l’équipage de Wright, qui lui répondait presque en rythme. Quant au contenu… Par où commencer ? Déjà, qui voudrait vivre en cavale, ne pas pouvoir se nourrir tous les jours et devoir s’habiller des mêmes vieilles chemises sales, comme cela semblait être le cas de ces pirates ? Qui voudrait prendre le risque de déserter l’armée française, quand on savait tous les moyens qu’elle avait de vous poursuivre pour ça ? Qui voulait devenir une persona non grata dans les ports les plus respectables du nouveau monde ? Arnaud trouvait la proposition ridicule, mais il semblait être un des rares.
Les gens hésitaient. Certains se relevaient, comme pour prêter allégeance à ce nouveau capitaine. Un, puis trois, cinq, une dizaine. Abasourdi et indigné, Arnaud tomba des nues en voyant que Florentin était lui aussi debout.
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