Chapitre 4
Le loup-garou ne fut pas le moins du monde surpris que l’on le mette aux fers, après l’hostilité qu’il avait montré aux pirates lors de leur abordage. Une hostilité qu’il continuait de montrer, alors qu’on l’emmenait, pieds et poings liés, dans la cale. Il esquissa un sourire mauvais en voyant ce coin de navire dans lequel il s’était retrouvé avec Florentin tant de fois. Qu’on l’y pousse et qu’on l’y force à s’y asseoir et tout serait souillé à jamais. Ce qu’il s’était passé avec cet officier, ce curieux noble à la culture semblait-il illimitée, tout cela n’était plus que des souvenirs doux-amers. Il avait tourné sa veste si facilement que ça ne pouvait être un hasard : et Arnaud qui croyait que son compagnon était quelqu’un d’honnête et de loyal ! Comme il avait eu tort !
Le bois lui parut plus dur maintenant que toutes les autres fois. Ça lui faisait mal, dans tous les sens du terme, et il savait que ce n’était là que le début. Il soupira, et songea à sa paroisse.
Il n’était pas monté par hasard dans l'Aigle d'Airain. Il avait une mission à accomplir, une tâche qui l’attendait dans les îles des Caraïbes, et il ne pouvait pas se permettre que le piratage de son navire ne vienne contrarier ses plans si bien rôdés. Il l’avait dit à Florentin, il était attendu. Respirant un grand coup, il essaya de se calmer, de se retirer l’image de ce démon aux yeux bleus, de se convaincre qu’il était mort pour lui désormais. C’était même pire, car on peut parfois trouver de l’honneur dans la mort. Jamais dans la piraterie.
Un coup d’œil autour de lui, et il commença à monter des stratagèmes tous plus fous les uns que les autres pour se sortir de ce bourbier. Il y avait plusieurs prisonniers qui étaient gravement blessés et qui ne tarderaient pas à mourir, et quelques uns risquaient une infection. La plupart étaient sains, mais ça ne faisait qu’une petite douzaine de personnes. Arnaud était triste de le constater mais la majorité des matelots de l’armée française avaient trahi leur pays sans hésiter, ce qui n’allait pas lui faciliter la tâche. Il avait beau être doté d’une force surhumaine et bien plus rapide que la moyenne, même pour un loup-garou, il ne pouvait rien faire seul contre un équipage entier. Et quand bien même il les tuait tous : comment pourrait-il manœuvrer la frégate ?
Non, il devait prendre son mal en patience. Trouver une façon plus subtile de se sortir de là, ou au moins d’amener les pirates à faire escale sur son île de destination. S’ils les avaient fait prisonniers, c’est qu’ils ne comptaient pas les tuer, c’était logique. Alors ils les débarqueront sûrement sur la première île venue. Arnaud aurait une bonne longueur d’avance si cette île pouvait être Saint-Domingue. Il ne savait simplement pas comment faire en sorte que ce soit le cas. Il était coincé.
***
Quelques heures se passèrent, peut-être même quelques jours : Arnaud commençait à perdre la notion du temps dans cette cale aveugle. Aucune nouvelle de Florentin, jusqu’à ce qu’il ne descende en personne dans les entrailles du navire. Il semblait avoir abandonné son manteau, et ne plus vouloir fermer correctement sa chemise. Ses cheveux n’étaient plus aussi bien peignés, bien que de les avoir lâchés lui donnait un air encore plus séduisant. Plus sauvage aussi, car c’était bien de cela dont il était question. Florentin avait abandonné toute dignité, et il en semblait plutôt fier. Le loup avait espéré qu’il l’éviterait comme la peste, mais ce fut tout l’inverse : Florentin se dirigea droit vers lui, l’air concerné.
— Arnaud… tu es bien traité j’espère ? Je n’ai pas pu venir plus tôt mais…
Il tenta de lui toucher l’épaule, mais Arnaud eut un mouvement de recul en même temps qu’un regard incendiaire.
— Ne me touche pas.
Un profond air peiné passa sur le visage de Florentin, avant d’être remplacé par la résignation.
— Je suppose que j’aurais dû m’y attendre. Mais si je peux faire quelque chose pour toi…
— Ouais.
Le regard de Florentin s’éclaira un peu. Pas celui d’Arnaud.
— Quoi ?
— Récupère un peu de ton honneur et va nourrir les requins !
Outré, Florentin se recula soudainement, comme s’il avait peur de prendre un coup d’un homme qui était visiblement attaché. Son indignation passa à la frayeur quand le regard d’Arnaud changea encore, se faisant plus violent encore. Plus… jaune. Définitivement jaune et définitivement pas humain.
— Qu’est-ce que tu es…?
Réalisant qu’il avait peut-être perdu le contrôle, Arnaud secoua la tête et tenta de revenir à un état plus neutre. Il fit son possible, et les yeux jaunes disparurent en effet. Mais c’était peut-être un signe, après tout.
— Florentin, feula-t-il d’une voix grave et menaçante, amène-moi à Saint-Domingue.
Il ignorait si Florentin s’exécuterait mais Arnaud se trouva fort stupide en se disant qu’il aurait pu lui demander ça comme une faveur au lieu de lui faire bêtement peur. Mais d’un autre côté, c’était tellement facile de s’en prendre à lui après ce qu’il lui avait fait ! Qu’il soit lui aussi un peu blessé, qu’il se rende compte que ses actes avaient des conséquences et que non, il était hors de question qu’il accepte de copiner avec un pillard des mers et un déserteur. Il était peut-être un monstre, mais il avait un code d’honneur, lui.
***
Les jours s'égrainèrent sans que Florentin ne redescende dans la cale. Arnaud s’y était attendu mais ses sentiments étaient toujours partagés. Il aurait voulu continuer à lui balancer des piques à la tronche, à lui faire comprendre à quel point il le dégoûtait, mais aussi essayer de savoir pourquoi il avait si facilement rejoint les rangs des pirates. Ils s’étaient rapprochés, étaient devenus un peu plus qu’amis, et pourtant Arnaud avait l’impression de ne rien connaître de la vie de Florentin. Toutes ces blessures qu’il voulait lui infliger n’était que le résultat de sa propre culpabilité. Il était tellement plus simple de briser quelque chose que d’admettre son échec à le comprendre.
L’équipage de Wright traitait plutôt bien ses prisonniers : ils avaient de l’eau et de quoi manger tous les jours, même si c’était peu. Le but n’était vraiment pas de les laisser mourir, et pour ça Arnaud leur en était un minimum reconnaissant. Oh, dans le cas contraire il aurait pu trouver de la nourriture de remplacement, mais voulait-il vraiment en venir à ces extrémités ? Déjà que la frustration et la privation de liberté lui donnait des envies de meurtre et l’empêchaient de se contrôler tout à fait, ça n’aurait sûrement pas été possible pour lui de contrôler sa bête assez longtemps.
***
En France, jamais Arnaud ne se serait imaginé dans le rôle du grand méchant loup : il était un homme gentil et docile, qui suivait les enseignements du prêtre de sa paroisse. Jamais un mot plus haut que l’autre, et toujours exemplaire. C’est d’ailleurs pour cela qu’il avait été sélectionné pour être envoyé outre-Atlantique dans des colonies qui n’attendaient que d’être touchées elles aussi par la grâce de Dieu. Ce qu’il savait de la plantation Châtillon près de Port-au-Prince était laconique au possible, mais il avait fallu que les pirates viennent perturber ses plans pour qu’il s’en rende vraiment compte. On lui avait dit qu’on l’attendrait sur le quai, sachant que l'Aigle d'Airain devait le transporter. On l’aurait ensuite emmené dans la plantation, après lui avoir fait visiter la ville et lui avoir présenté la paroisse. Le reste coulait de source : en tant que colon, il allait s’installer sur place, trouver une femme et lui faire de beaux enfants, et tout le monde vivrait heureux jusqu’à la fin des temps.
Mais voilà, il ne savait même pas s’il allait pouvoir débarquer à Port-au-Prince désormais. Ça semblait même peu probable, étant donné que l'Aigle d'Airain avait dérouté, et qu’il serait bien en retard sur les prévisions. De plus, aucun port digne de ce nom n’accepterait un équipage pirate : il semblait de plus en plus plausible qu’ils aillent tous faire escale dans une île miteuse dont aucun empire européen ne voulait, et qu’on laisserait Arnaud rejoindre Saint-Domingue par ses propres moyens. Il avait beau avoir des pouvoirs surnaturels, il ne pouvait pas simplement nager à travers les Caraïbes.
Chaque jour qui passait, rythmé par les repas qu’on leur apportait, Arnaud se demandait comment il ferait. Est-ce qu’on s’inquiéterait pour lui ? Est-ce que ce genre de choses étaient trop courantes pour qu’on y fasse vraiment attention ? Et s’il devait vraiment se débrouiller une fois arrivé on-ne-sait-où parce que Florentin n’avait évidemment pas tenu sa part de marché ? Comment ferait-il ? Il n’avait certainement plus d’argent maintenant que les brigands avaient pillé le navire, et il était fort peu probable qu’on lui fasse un prêt quand il poserait le pied sur la terre ferme. Peu importe comment il abordait le problème, ce dernier restait entier. Il était coincé.
De l’intérieur de la cale, on n’entendait rien d’autre que les gémissements du navire, les craquements de son bois et parfois les clapotis de l’eau contre la coque. Il aurait été impossible pour quelqu’un enfermé si loin de la ligne de flottaison d’avoir un aperçu de ce qu’il se passait à la surface. Mais c’était oublier les particularités d’Arnaud. Assoupi en position fœtale sur le sol, il se réveilla d’un coup et se redressa. Grâce à son ouïe surdéveloppée, il avait entendu des mouettes, ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose : les terres n’étaient plus très loin et ce voyage qui s’était changé en cauchemar prendrait bientôt fin. Florentin n’était pas redescendu depuis la dernière fois, et Arnaud n’avait aucune autre information quant au port dans lequel ils allaient mouiller, mais c’était aussi un peu de sa faute. Aurait-il été un peu plus intelligent, plus mesuré, il aurait pu se servir de Florentin au lieu de simplement s’en prendre à lui pour se défouler. Ce fut une erreur de débutant, et dans son for intérieur, Arnaud jura qu’on ne l’y reprendrait plus.
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