Chapitre 5

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Quand Arnaud posa le pied sur le ponton, il eut envie de vomir. C’est comme s’il foulait un sol sans vie, désespérément rigide et inamovible. Compte-tenu de son état de prisonnier, toujours, il n’eut d’autre choix que d’avancer au moins jusqu’à la cahute du capitaine de port, qui sur cette île semblait bien arrangeant d’accueillir des pirates. La sensation étrange du sable et du bois sous ses bottes lui fit presque oublier les bruits de la ville : poisson qu’on vendait à la criée sur le marché non loin, marins enivrés à la terrasse d’une taverne, musique que l’on jouait avec plus ou moins de talent à la flûte ou à la guitare. Il y avait tant de choses à entendre, voir, sentir que cela ne fit que renforcer la nausée d’Arnaud, qui finit par s’écarter de quelques pas pour rendre sur la plage.

— Alors petit ! On a le mal de terre ?! s’écria le capitaine de port en riant.

Arnaud ne répondit rien d’autre qu’un regard qu’il voulait fier et défiant. Il n’était pas venu ici pour se faire des amis, et d’ailleurs il n’avait jamais voulu venir « ici », peu importe ce que ce « ici » était. Un membre de l’équipage de Wright lui retira ses fers, et lui intima d’un air patibulaire de déguerpir en vitesse. Il se tourna vers le navire qu’il venait de quitter, et qu’il ne reverrait peut-être jamais. L’Aigle d’Airain garderait avec lui des souvenirs bons et mauvais, et en gravait un nouveau, tragique, dans l’esprit d’Arnaud qui détaillait la minutie avec laquelle sa figure de proue avait été taillée. Il le voyait déchirer le vent de son bec, les vagues de ses serres, toutes ailes déployées. Une page se tournait pourtant, et il devait désormais s’accommoder d’une vie de sédentaire. Hésitant un moment, Arnaud s’exécuta et se retrouva à errer dans la ville.

Il s’agissait d’une ville assez grande pour figurer sur une carte, peut-être même pour être la plus grande de son île. Les bâtiments avaient pour la plupart été construits à la va-vite, et leur alignement était inégal, mais il y avait tout de même une église et un hôtel de ville digne de ce nom. Le fort était aussi impossible à manquer, bien qu’il ne soit aux mains d’aucun Empire, puisque le bâtiment du Capitaine Wright avait été accueilli sans coup de canons, songeait Arnaud. Ce dernier se rendit aussi compte qu’il ne l’avait pas vu depuis un moment, et qu’il était sûrement resté à bord quand lui avait été débarqué. Il n’avait pas non plus aperçu Florentin, chose qu’il fut surpris de regretter. Mine de rien, l’homme avait été source d’une grande joie et d’une grande peine, et il aurait bien du mal à l’oublier.

Dans ses errances, Arnaud apprit qu’il se trouvait à Nassau, ce qui expliquait la carte blanche offerte aux pirates : l’endroit était mal fréquenté, et il n’y avait que des négociants ou des politiques malhonnêtes qui oseraient venir se montrer ici. Arnaud se mit alors en tête de se trouver une auberge qui pourrait l’accueillir en attendant qu’il puisse partir.

***


Il avait quelques pièces de huit sur lui, assez pour se payer à manger et rester au chaud cette nuit, mais ça ne suffirait pas longtemps. Il lui fallait avoir un travail, et guetter la moindre opportunité de rejoindre Saint-Domingue pour pouvoir quitter ce trou à rats. Ses pas l’emmenèrent du côté du port pour voir s’ils n’avaient pas besoin de gars pour aider au transport des marchandises, mais on lui annonça que tous les postes étaient pris. Dubitatif, Arnaud se demanda si ce n’était pas plutôt ses airs de noble déchu qui l’empêchaient d’être embauché. Qui voudrait d’aristocrate sûrement bon à rien ? Un mec à qui il faudrait tout apprendre, et qui se plaindrait toute la journée d’avoir une tâche trop pénible ? Il avait insisté pourtant, mais il avait été assez poliment mais fermement repoussé. Autant aller voir dans les tavernes du coin s’ils n’avaient pas besoin d’un homme à tout faire : avec toutes ses possessions confisquées lors de l’abordage de l’équipage du Capitaine Wright, Arnaud était désespéré. Il pouvait essayer chez les négociants, les gens du marché, voire dans les bordels, mais en balayant la ville des yeux, Arnaud sentit qu’il avait besoin d’une aide extérieure.

L’église de Nassau était de belle facture, véritable lieu de pureté se tenant au milieu de la fange des mers. C’était un édifice aussi blanc qu’il pouvait l’être avec le sable et la poussière, entièrement en bois. Son clocher n’était pas bien haut et dominait pourtant le paysage. De simples fenêtres faisaient office de vitraux, et malgré le côté humble et simple de bâtiment, Arnaud sentait Sa présence. Un lieu sacré n’avait pas besoin de se parer de ses plus beaux atours. En temps normal, il n’aurait jamais osé en franchir les portes mais il ne savait plus où aller. Rien dans cette ville ne l’accueillait avec autant de chaleur que cette église. Il entra d’un pas hésitant dans la nef déserte, se signa à l’envers et alla jusqu’au premier rang pour s’y agenouiller.

— Pardonne ma présence impure dans Ta maison.

Et il se tut. Il n’y avait que dans les lieux spécifiquement désigné par sa foi qu’il pouvait prier à voix haute : ici, il lui était interdit de prononcer les mots sacrés. Il n’en était pas digne, tout comme tous ceux qui partageaient sa nature. Il pria longtemps, peut-être plusieurs heures, avant de quitter les lieux qui se retrouvaient bien trop fréquentés. Eux avaient droit de fouler cette terre sacrée, alors que lui ne faisait que s’arroger exceptionnellement ce droit. Il ferait mieux de retourner au port pour chercher du travail.

Car s’il était une chose que le capitaine de port n’avait pas anticipé, c’était qu’Arnaud de Saint-Luc était têtu. Légèrement entamée par ses mésaventures en mer, sa détermination s’était vue revigorée par ses heures de prière. Il allait réussir à s’en sortir, il en était certain. Ça ne pouvait pas en être autrement.

— Y a pas d’travail, j’t’ai dit !

Soupirant, Arnaud s’éloigna pour aller se trouver un endroit où dormir. Le lendemain, il revint à la charge. Il y avait forcément un marchand qui aurait besoin de bras, ou mieux, un navire qui avait besoin de marins pour aller à Saint-Domingue, mais il fit une nouvelle fois chou blanc. Les taverniers n’étaient pas plus intéressés par les services qu’il offrait, même si un ou deux lui avaient bien dit de tenter un bordel.

— Il en faut bien pour tous les goûts, et vous êtes pas dégueulasse, faut bien l’avouer, avait lâché un tenancier avec un sourire.

Outré, Arnaud se refusa à tomber dans ces extrémités, mais se dit qu’une visite dans une maison close pourrait effectivement être son salut. Pas pour vendre son corps, bien sûr que non, mais il avait parfois besoin de gros bras pour protéger les filles, ou simplement d’un homme pour les basses besognes qui demandaient des efforts physiques. Malgré son apparence malingre, Arnaud était l’homme qu’il leur fallait.


***


Sans qu’il y crû vraiment, un des bordels de Nassau accepta de l’embaucher comme homme de main. Bon, la tenancière essaya bien de le recruter en tant que garçon mais Arnaud refusa catégoriquement, même en songeant à l’argent supplémentaire que ça pourrait lui rapporter. Il était déjà un monstre, avait des inclinations discutables, et il ne manquerait plus qu’il s’abaisse à ce genre d’activités pour finir d’être renié par les siens.

De temps en temps, il passait sur les berges de la ville, et voyant l'Aigle d'Airain au loin. La frégate, après les avoir déposé au port, était partie mouiller dans une crique non loin de la ville, dans le but d’y faire les réparations nécessaires après leur propre attaque. Cela obligea ses occupants à vivre un moment sur l’île. Jamais Arnaud n’avait croisé Florentin ou même le Capitaine Wright depuis qu’il était à Nassau, et il supposait qu’ils restaient près du navire pour le protéger. Tant mieux : Arnaud n’avait aucune intention de s’approcher de l’Aigle si c’était pour voir leurs sales gueules.

Mais il apprit quelques jours plus tard qu’il avait tort, et qu’il arrivait effectivement au capitaine et à son équipage de sortir en ville. Quand ils arrivèrent à la Fleur de Lys, le bien mal-nommé bordel où Arnaud travaillait, ils devaient déjà avoir visité quelques tavernes. La patronne avait prévenu que les pirates étaient généralement plus dociles et polis que les soldats ou les simples marchands, et qu’il ne fallait pas se les mettre à dos pour rien. Cela avait fait tiqué Arnaud, qui ne s’était pas attendu à ce genre de discours. Certes, ils n’étaient ni subtils ni délicats, mais ne posaient pas de problèmes en règle générale. Arnaud avait un problème avec eux, mais c’était personnel. Plus encore ce jour-là, car il venait d’apercevoir Florentin et le Capitaine Wright dans la même seconde. Ensemble. Avec une fille entre eux deux, mais il lui était impossible de ne pas comprendre ces œillades et ces sourires. Jamais Arnaud se serait imaginé être jaloux d’un homme, et surtout pas d’un pirate. Surtout pas à cause d’un traître comme Florentin. Et pourtant, il était là, dans un coin de la pièce, à les observer en se demandant où aurait été sa place s’il avait décidé de rejoindre les pirates. Il avait fait un choix sans vraiment s’en rendre compte, et ne s’était pas douté des conséquences possibles. Il n’avait fait que rester fidèle à ses principes, après tout, mais il pensait comprendre désormais ses aînés qui lui avaient dit que la vie, et Dieu, étaient injustes.

Arnaud pensait passer inaperçu avec ses cheveux mal peignés, son air quelconque et sa chemise sale, mais il les avait observés bien trop longtemps et Florentin s’était tourné vers lui. Gêné, Arnaud rougit et détourna vivement le regard comme pour chercher une sortie métaphorique à cette impasse dans laquelle il s’était fourré. Il se disait que tant que Florentin ne viendrait pas le voir, tout pourrait bien se passer encore, mais c’était sans compter les chuchotements des deux hommes et le regard lubrique que lui envoya Wright. Il étouffa. Sans qu’il s’en rende compte, Arnaud sortit du bâtiment. Il n’avait pas pu soutenir ce regard-là, même s’il s’en souviendrait toute sa vie. Il ne pouvait pas être dans la même pièce qu’eux, à leur montrer toute l’étendue de son infortune. Il n’alla pas loin pourtant, s’asseyant simplement sur une caisse laissée dehors, dans un coin d’une ruelle sombre. Il réalisa également qu’il avait du mal à respirer, qu’il tremblait et qu’il était au bord des larmes. Tout ceci faisait un bien piètre tableau pour un homme aussi orgueilleux que lui, mais il ne pouvait lutter contre son corps qui se manifestait violemment ainsi. La crise empira quand ses griffes firent surface sous ses ongles, et quand sa fourrure voulu se manifester. Les transformations n’étaient douloureuses qu’au début, parce qu’on les redoutait : Arnaud avait depuis longtemps fait la paix avec sa condition de lycanthrope, et suivait les préceptes de sa foi qui lui permettaient d’aborder sereinement cette partie de lui. Pourtant, ce soir-là, il avait l’impression d’être un jeune loup qui lutte contre les vagues par réflexe, en vain, et contre toute logique. Il sentait la bête en lui poindre, et luttait pour la contenir tout en sachant que plus il la retenait et plus elle serait forte. S’il était raisonnable, il lui laisserait prendre le pas, ferait un tour autour de la ville pour chasser un ou deux animaux sauvages, et en reviendrait calmé. Mais il n’y avait plus aucune raison en lui.

— Arnaud…?

Ce dernier avait trop baissé la tête pour voir la personne qui était sortie, inquiète et qui lui demandait implicitement comment ça allait, mais il savait que c’était Florentin. Il reconnaîtrait cette voix entre mille.

— Ne… Ne m’approche pas !

— Mais…

— Va-t-en !

Arnaud releva la tête d’un coup, montrant à Florentin ses yeux jaunis à la pupille fendue et les crocs qui lui poussaient dans la bouche. Florentin fit un mouvement de recul : même si Arnaud s’y était attendu, cela le blessa profondément. Ce qui le surprit, par contre, c’est l’apparition derrière le noble français du Capitaine Wright, et de sa non-surprise totale. Une simple curiosité anima son regard, et il s’approcha sans peur d’Arnaud.

— Mais qu’avons-nous là…? Un loup, si loin de sa meute… Je comprends mieux pourquoi tu voulais aller à Saint-Domingue, mais on avait une escale à faire ici. Oh, de quoi je parle moi, tu ne dois sûrement pas être en état de comprendre ce que je te dis de toute façon. On en parlera demain, viens.

Arnaud secoua la tête, alors que sa transformation prenait de plus en plus le pas sur son apparence humaine.

— Ou alors change-toi complètement et défoule-toi un peu je sais pas…

Il secoua de nouveau la tête, baissant le regard. Il ne voulait pas croiser celui de Florentin malencontreusement.

— Hmpf. Tant pis. Tu l’auras voulu.

Et le Capitaine Wright se mit à chanter.

C’était un chant doux et grave, dans une langue inconnue d’Arnaud, mais qu’il semblait pourtant comprendre. Lentement, sa respiration reprit son rythme, et se calma en même temps que ses caractéristiques lycanthropiques se rétractaient. Il y avait quelque chose d’apaisant dans ce chant, même si Arnaud n’arrivait pas tout à fait à mettre la main dessus. Son esprit était trop fasciné par cette voix pour penser à protester quand Florentin et son Capitaine s’approchèrent pour le relever et l’emmenèrent un peu plus loin. Une partie d’Arnaud se disait qu’ils allaient sûrement le ramener jusqu’au bordel histoire qu’il puisse reprendre le travail, mais ils continuèrent à marcher et dépassèrent la maison close. Dans un état second, apaisé mais aussi dépourvu de toute volonté, Arnaud se laissa faire, trébucha parfois, aidé par les deux hommes qui guidaient ses pas jusqu’à une destination qui lui était encore inconnue. Pire même, le chant avait érodé sa pensée et son jugement jusqu’à l’indifférence. Ou était-ce le désespoir à l’idée d’être coincé à Nassau à bosser pour une maquerelle ad vitam æternam qui avait rendu Arnaud si malléable ? Le loup-garou ne s’en soucia pas quand ils arrivèrent au port, ni même quand on le cala gentiment dans une chaloupe. Tout n’était qu’un rêve sur lequel il se laissait doucement porter, dérivant au fil de l’eau comme une feuille morte. Il vit au loin un navire familier, aux voiles repliées et aux lanternes allumées dans la nuit noire et l’encre de l’océan. Elles bougeaient au gré des ondulations du bâtiment en même temps que des caprices du vent, donnant l’impression à Arnaud qu’il s’agissait de lucioles en pleine parade nuptiale. Il vola vers elles quand la chaloupe fut remontée jusqu’au pont supérieur, se prenant soudainement l’envie de vouloir les toucher, les capturer. Il n’en eut pas l’occasion, car un bras agrippa le sien. Il ignorait qui était son propriétaire et comme depuis quelques dizaines de minutes, il s’en fichait. Le décor se modifia autour de lui et apparurent les boiseries élaborées d’une cabine de capitaine, en même temps que l’odeur de tabac et de vieux livre. La cabine basculait : il était désormais allongé sur une banquette confortable et près de lui, un homme chantait.

Il s’endormit.


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