Chapitre 6
Le réveil fut difficile. Arnaud eut à peine le temps d’ouvrir un œil qu’une migraine foudroya son pauvre cerveau. C’était comparable à une gueule de bois, en beaucoup plus violent. Il eut également la nausée, et entre ses paupières entrouvertes il devina un mouvement à sa droite. Il comprit qu’on lui avait amené une bassine quand il vomit à grands jets dedans. La pièce lui parut étrange et quand il la regarda de plus près, tout fit soudain sens : il était à la poupe d’un navire, dans la cabine du capitaine. Qui était d’ailleurs en train de tenir la bassine.
— Hé ben, t’en as mis du temps ! T’as le mal de mer ?
Cette voix… Le Capitaine Wright : Arnaud en eut la certitude quand il leva les yeux pour croiser ceux impossiblement verts du pirate. Une grimace de dégoût s’afficha sur son visage, avant que son cerveau ne finisse de faire les connexions manquantes.
— Je… Mais… vous m’avez enlevé !
— Techniquement… oui. Je suppose. Pardon ?
Un vent de panique souffla sur l’esprit d’Arnaud, qui ne savait plus où donner de la tête. Sa respiration commençait à s’emballer, et il avait soudainement chaud.
— Hé, s’il-te-plaît, écoute-moi. Je sais que tu devais aller à Saint-Domingue, alors on y va. Tu commençais à paniquer, comme tu le fais là, alors j’ai juste utilisé un peu de mon pouvoir mais faut dire que t’as pas beaucoup résisté non plus. Tu devais être à bout…
Arnaud fronça les sourcils. Assimiler les nouvelles informations était plus compliqué qu’il ne l’aurait pensé. Déjà, le Capitaine Wright avait un pouvoir. Plus puissant que sa lycanthropie. Et ils allaient à Saint-Domingue. À cause de lui. Ses sourcils se froncèrent encore plus.
— Mais… pourquoi feriez-vous une chose pareille ? Surtout si vous êtes plus puissant… !
— Florentin me l’a demandé.
C’était une explication si simple qu’Arnaud le regarda incrédule.
— Sérieusement ?
Wright hocha la tête avant d’ajouter :
— Le reste de l’équipage n’était pas non plus contre, cela dit. Ça va mieux ?
— Pas vraiment… Où est Florentin ?
— Il doit être sur le pont supérieur, je vais le chercher.
— Non… non ! Non.
Interloqué, Wright s’arrêta dans son mouvement et, sentant que ça allait durer un peu, s’asseya tout à fait sur le sol. Il pensa également à repousser la bassine pleine de vomi aussi, maintenant qu’Arnaud allait mieux. Il n’avait pas réclamé d’eau, mais s’il en avait besoin, il y en avait dans une gourde accrochée à une poutre. Cependant Arnaud n’avait vraisembablement pas besoin de boire, mais de parler. Il ouvrit la bouche pour le faire, mais rien n’en sortit. Il cherchait ses mots, ou peut-être la meilleure façon d’exprimer ce qui le travaillait, mais toutes ses tentatives étaient vaines. En face de lui, Wright le regardait, patient, attendant qu’il réussisse à poser des mots sur ce qui le préoccupait. Et puis Arnaud parla enfin.
— Je ne veux pas le déranger. Je suis sûrement déjà un poids pour lui.
Wright secoua la tête :
— J’en doute. Il parle souvent de toi, il s’inquiétait même quand il ne comprenait pas ta nature. Tu fais partie des meutes lycanes qui cherchent à s’installer dans le Nouveau Monde, non ? J’en ai croisés quelques uns comme toi.
Arnaud hocha la tête, penaud de s’être découvert aussi vite et aussi facilement. Le mot « meute » lui était insultant, mais il n’avait pas la force de le pointer du doigt. Il avait été bien peu discret : c’était indigne de lui et sa nouvelle paroisse trouverait sûrement à redire si elle était présente. Comme s’il avait anticipé ses questions, Wright reprit :
— Je suis une sirène, un ondin. Ou un triton. Peu importe. Avant on faisait la distinction entre eau de mer et eau douce, mais les autres créatures s’en foutent alors ça a fini par n’avoir plus aucun sens. Je nage, je chante, je respire sous l’eau.
C’était encore une fois beaucoup d’informations à traiter, quand bien même Arnaud était un loup-garou. Il n’avait croisé dans sa vie que quelques types de gens comme lui : sa paroisse déjà, qui comptait son amie Claudine, une renarde clairement mal vue et mise au ban de leur groupe lupin ; il avait parlé à des hommes qui se transformaient en chats sauvages ou en tigres, mais ça n’avait pas duré assez longtemps pour qu’il les considère comme amis ou ennemis ; et il avait eu vent des agissements de tel ou tel vampire. Sa paroisse était très indépendante, et ne jouait que de très loin dans la cour européenne. Cela avait ses avantages, mais aussi ses inconvénients.
— Je ne savais même pas que vous existiez.
Wright écarta les bras en souriant :
— Hé bien si !
— Mais… Vous respirez ?
Le Capitaine Wright hocha la tête avec entrain. Visiblement, parler de lui et des siens ne le gênait absolument pas, pas plus que le fait que son interlocuteur se soit longtemps méfié (et se méfie encore ?) de lui. Tant d’enthousiasme était vraiment étrange venant du Capitaine. Arnaud s’en défia d’autant plus, mais bon, s’il pouvait avoir une réponse à ses questions, ce serait quand même plus sympa. Des réponses qui ne tardèrent pas à venir :
— On peut sortir de l’eau assez librement en fait. Ça dépend des familles, cela dit. Moi j’ai pas mal de chance, disons. Bon, du coup ça va mieux ?
Ce fut au tour d’Arnaud de hocher doucement la tête : il avait toujours un peu la nausée, mais ça n’avait rien de comparable avec la première fois qu’il était monté sur ce navire. Quant à son mal de crâne, il passait lentement.
— Tant mieux, souffla Wright. Je repars sur le pont. Si t’as encore envie de vomir, vise la bassine !
Trop interloqué pour pouvoir répondre, Arnaud regarda Wright quitter la cabine sans mot dire.
***
Il ignorait s’il avait été chercher Florentin, mais ce dernier arriva peu après. Arnaud avait tout de même eu le temps de se relever et de se rafraîchir un peu, ce qui le rendait moins misérable que lorsqu’il était allongé, pâle et malade devant Wright. S’il n’avait pas repris toutes ses couleurs, c’était en bonne voie.
Florentin était entré après avoir frappé à la porte, et se contentait de rester près de celle-ci. L’espace qui séparait les deux hommes n’était même plus une métaphore subtile : Florentin avait beau avoir rejoint les pirates et trahi Arnaud, il lui permettrait aussi de voyager jusqu’à sa destination initiale. Le loup-garou ne savait quoi penser du bretteur, dont il remarquait que malgré son changement vestimentaire, il avait toujours sa belle lame espagnole au côté.
Arnaud, quant à lui, avait collé une frousse de tous les diables à Florentin en lui montrant ses yeux, tant et si bien que le Capitaine Wright avait dû lui expliquer ensuite ce qu’il s’était passé. Ils avaient peut-être été maladroits en amenant Arnaud avec eux sur l’Aigle d’Airain, malgré leurs intentions étaient louables. Florentin redoutait le caractère impulsif du loup dont il avait pu être témoin.
Ils ne se parlèrent pas pendant un moment assez long pour que ce soit gênant pour tous les deux, et qu’ils finissent par soupirer longuement. Ils ouvrirent la bouche en même temps, et s’interrompirent de concert quand ils se rendirent compte que l’autre aussi voulait parler. Et Arnaud, enfin, réussit à se délier la langue :
— Je suis désolé.
Les mots firent l’effet d’un boulet de canon pour Florentin, qui écarquilla les yeux sous la surprise.
— Pour quoi ?
Arnaud haussa les épaules, embarrassé :
— La frayeur que je t’ai mise en me transformant à moitié, la crise de panique…
— Mais… Ce n’est pas ta faute. Je… Je ne pensais pas te retrouver là, j’avoue, et je n’aurais sûrement pas agi de la même façon si j’avais su que tu réagirais aussi violemment et…
— Alors, toi et Wright… ? l’interrompit Arnaud.
— Quoi ? Je ne pensais pas non plus que ça t’intéressait… Oui, moi et Will mais ça n’a rien de sérieux. Pas plus que ça ne l’était entre nous, du moins. On a tendance à se sentir seul sur un navire, pas vrai ? Et puis, on n’a pas été bien loin non plus…
Florentin tenta un sourire sans conviction. Il retomba tout à fait quand il vit la tête d’Arnaud. Le dépit se mêla rapidement à la colère et l’incompréhension.
— Alors c’était tout ce que j’étais ?
Pris au dépourvu, Florentin se plaqua dos à la porte.
— Je… On n’avait rien décidé… Ça s’est fait comme ça…
— Oh, tu m’as bien tourné autour quand même, je te signale !
Arnaud essayait de contenir sa colère, mais ça ne marchait pas vraiment.
— Mais tu m’as jamais dit que tu…
Florentin s’interrompit dans sa phrase, et observa Arnaud. Sa colère, sa panique, ses émotions à fleur de peau, aussi puissantes que réprimées… Tout fit soudainement sens.
— … tu m’aimais…
C’était un crève-cœur mais heureusement pour Arnaud, il avait décidé de ne plus en avoir. Autant enfoncer le clou jusqu’au bout :
— À l’imparfait, oui.
Et de regarder Florentin quitter la pièce sans demander son reste.
***
Arnaud était stupide. Il le savait. Maintenant il allait falloir travailler là-dessus parce que ça devenait sérieusement handicapant. Il ne pouvait pas se permettre d’être aussi nerveux quand il arriverait à Saint-Domingue, même si c’était précisément parce que rien ne se déroulait comme prévu qu’il était aussi tendu. En quittant la France, il pensait savoir ce qui l’attendait, mais après avoir vécu quelques jours à Nassau, il n’en était plus si certain. Et maintenant qu’il avait admis à Florentin que ce qu’ils avaient vécu était pour lui plus qu’une simple aventure, il ne savait pas comment aborder le fait qu’il était destiné à finir sa vie ailleurs. Que, quoi qu’ils fassent, ils allaient devoir se séparer. Autant que ce soit en ces termes, et plus tôt que tard.
Saint-Domingue n’était pas tout près, mais le voyage se passa plutôt tranquillement. L’équipage pirate se tint sage, loin de tout pillage même quand ce dernier était possible, et Arnaud soupçonnait une directive du Capitaine de le déposer le plus vite possible. Une fois le colis amené à bon port, ils seraient libres de faire ce qu’ils voulaient, non ? Saint-Luc ne serait plus là pour désapprouver bruyamment… Chose qu’il ne faisait même plus. Il observait la vie à bord du navire sans vraiment y participer, prenant des notes mentales. Les discussions quant aux marches à suivre après leur étape dans la colonie française, les débats sur les meilleurs navires à attaquer, les problèmes liés à la gestion de la nourriture, les votes… Arnaud ne s’était pas attendu à ce que tout cela puisse fonctionner. Une partie de lui estimait encore que ce n’était qu’une exception, celle qui justifie la règle. Après tout, le Capitaine était toujours là pour trancher à la fin, signe qu’il fallait toujours un leader pour mener la barque. Il assista aussi aux chants, aux célébrations, aux histoires racontées le soir sur le pont supérieur. Il rencontra l’homme à qui il avait arraché la main, et vit qu’il s’était plutôt bien remis : elle avait repoussé. Arnaud s’en était douté mais le Capitaine Wright n’était pas le seul « monstre » à bord, et ça devait avoir ses avantages.
Ces gens n’avaient pas autant d’or qu’ils le voudraient, ni une vie simple, vie qu’ils n’avaient d’ailleurs pas tous choisie, mais ils ne lui semblaient pas malheureux. Quand ils arrivèrent à Saint-Domingue, Arnaud fut presque triste de les quitter. Il débarqua seul avec Florentin sur une chaloupe, un peu en dehors de Port-au-Prince, où ils ne pouvaient décemment pas accoster. Ils ramaient en silence dans la nuit, jusqu’à pouvoir poser le pied sur le sable.
— La ville est au sud. Je suis sûr que tu sauras te débrouiller pour le reste, lui dit Florentin en lui tendant un petit sac. Le Capitaine a insisté pour te donner de quoi vivre si jamais tu rencontrais d’autres difficultés.
Touché par cette attention, Arnaud ne sut quoi dire, à part un « merci » bredouillant. Cela fit sourire Florentin, qui reprit la parole en s’approchant de lui.
— Je suppose que c’est un adieu.
Il avait l’air désolé, quand bien même rien de tout ceci n’était sa faute. Arnaud lui releva un menton qui avait tendance à tomber trop facilement, et s’avança un peu plus. Sans qu’il le réalise, ses lèvres étaient déjà sur celles de Florentin, échangeant un dernier baiser triste et désespéré.
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