Chapitre 7
Il entra dans la ville un peu avant l’aube, et se rendit dans l’auberge qu’on lui avait indiqué lorsqu’il était encore en France. Si jamais quelque chose arrive, lui avait intimé le chef de leur paroisse, va au Capitaine Échoué. La façade n’était pas engageante, mais Arnaud de Saint-Luc avait faim, soif et désespérait de trouver enfin où poser ses maigres valises.
L’intérieur était déjà plus confortable : quelques tapis sans prétention, des tables propres et un bar fourni. Il n’en demandait pas plus. S’asseyant dans une table un peu isolée, il commanda de quoi se faire un déjeuner solide, et en profita pour discuter un peu avec la tenancière, une femme rondelette aux allures sympathiques.
— Dites, je suis arrivé il y a peu et je cherche la plantation Châtillon. Vous pouvez peut-être m’aider ?
— Oh, ce n’est pas bien loin, mais à pied c’est dangereux. Vous devriez attendre qu’on vienne vous chercher. Vous venez de débarquer, non ? Vous allez vous y plaire, j’en suis sûre !
Arnaud sourit de toutes ses dents. Au moins la plantation existait toujours et il semblerait que c’était là que vivait la communauté qu’il était destiné à rejoindre.
— Fort bien, on m’en a beaucoup parlé, répondit-il en essayant de ne pas trop en dire.
— Le Père Fernand vient assez souvent ici. Si vous restez dans les parages, vous pourrez peut-être repartir avec lui.
— Merci beaucoup.
Arnaud ajouta une petite pièce de cuivre à l’addition en remerciement, et s’occupa ensuite de son repas.
L’Aigle d’Airain devait déjà être bien loin, se surprit-il à songer. Un simple navire qui ne payait pas de mine, mais qui recelait de nouveaux trésors à chaque fois qu’on posait son regard sur lui. Autrefois, Arnaud avait pensé que les marins exagéraient, qu’ils étaient bien bêtes de personnifier ainsi une chose aussi inanimée qu’un bateau, mais il savait désormais qu’il avait eu tort. L’Aigle d’Airain avait une âme, et c’était grâce à lui qu’il allait pouvoir rejoindre la paroisse du Père Fernand, enfin. Arnaud se focalisait davantage sur le navire pour ne pas voir l’éléphant qui occupait le salon : le fait qu’il ne reverrait plus jamais Florentin, ni même le Capitaine Wright, envers qui il n’arrivait pas à développer de sentiments antagonistes.
***
— Vous allez voir, c’est une véritable petite ville ! Bien que ça ne vaille pas une Paris ou une Londres, on y vit bien mieux, et l’air qu’on y respire sent bien meilleur.
Le père Fernand était un homme de taille moyenne, au front dégarni, replet et joyeux, qui avait tout de suite mis Arnaud à l’aise. On sentait qu’il avait l’habitude d’accueillir de nouveaux venus, car il ne manquait pas d’anecdotes sur Port-au-Prince ou sur l’île entière. Ses plaisanteries étaient drôles, et le chemin relativement long jusqu’à la plantation passa bien plus vite que prévu.
Et on ne lui avait pas menti : sur des hectares la plantation s’étendait, ponctuée çà et là de bâtiments, îles au milieu de cet océan de cannes à sucre. Aucun esclave en apparence : toutes les peaux que balayait le regard d’Arnaud étaient blanches, ou du moins l’avaient été. Le soleil des Caraïbes avait foncé leur teint, à défaut de changer leurs traits. Il trouva cela original, un peu étrange, mais n’en fit pas grand cas. Au loin, trônant au milieu des champs, on devinait la bâtisse qui accueillait la famille du propriétaire des lieux, une immense maison de bois blanc, derrière des murs agrémentés de milliers de fleurs multicolores. Ici, l’air chaud et étouffant de la région se faisait un peu plus respirable : Arnaud avait enfin rejoint sa nouvelle maison.
— Il y a une cérémonie d’introduction, lui expliqua le prêtre, mais rien de bien sophistiqué, j’en ai peur. Je vais vous montrer votre logement, et vous aurez la journée pour vous reposer et vous rafraîchir. Lors de la cérémonie, nous déciderons du rôle à vous confier dans la plantation. Notre communauté fonctionne de façon démocratique : tout le monde a voix au chapitre et peut s’exprimer. En retour, nous nous acquittons chacun d’une tâche en particulier, pour la communauté. Vous n’aurez pas besoin d’utiliser votre or, sauf exception : nous fonctionnons uniquement grâce au troc. Nous avons quelques petites productions artisanales qui nous garantissent un pécule, ce qui est toujours bien vis-à-vis de la grande ville, mais entre nous, nous nous n’embarrassons pas de monnaie.
Arnaud acquiesça après avoir écouté religieusement le père Fernand. Ce n’était pas plus mal qu’il n’y ait pas ce genre de finances au sein de la plantation, et à brûle-pourpoint Arnaud trouvait que c’était même une très bonne et saine idée.
— L’office a lieu tous les dimanches pour la grande messe, mais nous avons coutume de nous y recueillir tous les soirs à 21h avant d’aller nous coucher. Enfin, nous verrons ça plus en détails lors de la cérémonie. Je viendrai vous chercher en fin d’après-midi, si vous voulez bien.
Le nouveau venu devina que c’était rhétorique, mais ne dit rien et hocha de nouveau la tête. Il n’avait qu’une hâte, c’était de profiter de son nouveau lit, et de pouvoir déambuler autour de la plantation pour prendre un peu ses marques.
***
On l’amena à un grand bâtiment doté d’une immense salon et d’une cuisine où plusieurs femmes s’activaient déjà. Il devina qu’il allait loger dans ce qui ressemblait à une auberge, tout en ayant l’atmosphère d’un réel foyer. C’est à l’étage, lui dit-on, et il grimpa dans l’escalier de bois grinçant à la suite de son chaperon. Sa chambre était spartiate, mais il ne doutait pas de s’y trouver à son aise, au moins au début. Après avoir traversé l’Atlantique dans ce qui semblait être une minuscule coquille de noix, ce changement était le bienvenu. Au centre de la pièce siégeait un grand lit au matelas rigide, et contre le mur on avait plaqué un bureau sommaire avec une chaise. Dans un coin, l’armoire, dans laquelle Arnaud trouva du linge de maison et d’intérieur, semblait monter la garde. Il aurait bien fait un tour du propriétaire, parcouru les champs de canne jusqu’à la lisière des bois tout proches, mais la fatigue l’emporta sur la curiosité. Il se sentait terriblement las et avait conscience d’avoir besoin d’un bon bain. Il hésita un moment à descendre pour demander à la tenancière de cet hôtel très particulier qu’on lui en prépare un, mais une nouvelle vague de lassitude l’emporta. Harassé, il s’assit sur le lit, puis bascula totalement et immédiatement dans les bras de Morphée.
— Allons allons, il est temps de se réveiller !
Ces quelques mots tirèrent Arnaud de son sommeil, alors même qu’il avait eu l’impression de ne dormir que quelques minutes. Un rapide regard à moitié ouvert (et à moitié convaincu) vers la fenêtre lui confirma qu’il avait en effet dormi plus qu’il ne le pensait. Il se redressa soudainement, douloureusement conscient d’être en retard pour cette cérémonie dont le père Fernand lui avait parlé. Père qui était d’ailleurs à l’origine de cette petite phrase, et qui l’observait du seuil de sa chambre. À peine arrivé et déjà un boulet.
— Oh, euh, je suis terriblement désolé mon père…
— Ce n’est rien. Je vous ai fait préparer des vêtements frais et un bain chaud.
C’est comme s’il avait lu dans les pensées d’Arnaud : ce dernier sourit de toutes ses dents en hochant silencieusement la tête.
— Bien. Je t’attends à l’extérieur. Rejoins-moi quand tu auras fini.
Arnaud hocha de nouveau, et se laissa guider jusqu’au bain par l’une des domestiques qui se tenaient derrière le prêtre. Ce dernier disparut au détour d’un couloir, le laissant seul avec la jeune femme. Arnaud ouvrit la bouche pour faire la conversation, mais se ravisa : il ne savait pas quoi dire, et avait peur de passer pour un idiot. Quand ils atteignirent ce qui semblait être la salle de bains, il la remercia poliment, et voyant qu’elle restait tout près de lui, la congédia avec un air gêné. Il était un peu trop fatigué pour ce genre de choses, et n’était pas sûr d’apprécier de toute façon. Curieuse tradition, se dit-il au passage.
Le corps dans l’eau chaude et les yeux vissés sur le bois du plafond, Arnaud se prit à penser à toutes les femmes qu’il avait connues. Celles dont il ne connaissait pas le nom, avec lesquelles il avait joué un soir où il était assez aviné pour traîner du côté des bordels. Celles qu’il avait aimées, peu nombreuses : une louve de sa paroisse, souvenir d’adolescence, qui était bien moins timide et farouche que lui, à sa grande surprise ainsi qu’une tisserande nantaise venue du midi et dont elle avait gardé les accents, qu’il avait fréquenté quelques mois à peine.
Depuis Florentin, il se demandait s’ils les avait vraiment aimées, ces femmes. Si ce qu’il avait ressenti pour elles n’était qu’une illusion, un faux-choix conditionné par tout ce qu’on attendait de lui en tant qu’aristocrate, loup-garou, et simplement en tant qu’homme. Florentin, avec son simple sourire et ses yeux profonds avait tout envoyé valser.
Ou peut-être était-ce l’inverse ? La solitude de l’océan, combiné à la gentillesse du jeune homme avait dû suffire à le pousser dans ses bras, alors même qu’il ne se serait jamais retourné sur lui dans la rue ? Arnaud sut que ce n’était pas vrai au moment où la pensée se forma dans son esprit. Florentin était, comme ces deux femmes, exceptionnel. Unique. Et il lui manquait déjà.
La chaleur de l’eau combinée à celle des images qui lui revenaient en tête mirent Arnaud dans une posture bien fâcheuse. Dût-elle revenir à ce moment précis que la pauvre jeune fille en aurait une surprise. Ou peut-être pas, à bien y réfléchir, si elle était si habituée que ça à frotter le dos des hommes qui se baignaient. Baissant le regard sur son membre durci par la douceur de ses souvenirs, Arnaud se résigna, sans trop résister pourtant, à prendre les choses en main. Il ne servait de rien de lutter contre ces réminiscences, surtout quand il se prenait à imaginer la peau de Florentin sous ses doigts. Il regrettait de ne jamais avoir franchi ce seuil-là, de n’avoir jamais osé consommer une relation qu’il n’aurait jamais cru possible. Il se souvenait de tous ces moments passés dans la cale de l'Aigle d'Airain, à simplement se parler, se connaître, se sentir proche et compris de quelqu’un d’autre. Il imaginait le reste : la douceur de ses mains, la tendresse de sa bouche, le plaisir qu’ils auraient pu avoir partagé. Dans son bain, Arnaud n’eut plus aucune retenue, et se laissa emporter. Alors qu’il atteignait la jouissance, il se surprit à souiller sa barbe drue : dans un réflexe loin de toute inhibition, Arnaud recueillit sur son pouce la goutte importune et hésita à le porter à sa bouche. Il l’observa un temps, avant de se résigner à le rincer dans l’eau. C’était étrange, mais pas désagréable de se comporter comme il le voulait et non pas comme on l’attendait de lui. C’était un plaisir qui trop impossible et dangereux lors de la traversée, un navire n’étant pas l’idéal pour ce qui était de l’intimité ou de la solitude. Ici ou même ailleurs dans les colonies françaises, il espérait bien un jour avoir sa propre maison, dans laquelle il pourrait faire tout ce que bon lui semble, sans personne pour juger ou condamner.
Mais ce jour n’était pas encore arrivé, hélas, et le père Fernand l’attendait dehors, sûrement pétri de solennité à l’idée d’accueillir un nouveau membre au sein de la communauté. Et quel membre, se surprit à plaisanter Arnaud, quoique cette blague de mauvais goût ne franchit pas ses lèvres. Il se sortit d’une eau qui avait perdu sa clarté et sa chaleur pour s’envelopper dans un linge propre et se sécher. Il enfila ensuite la chemise de lin et le pantalon qu’on lui avait laissés, et se dirigea vers la porte, tout en se demandant si ses cheveux et sa barbe ne méritaient pas un peu d’attention également. Il devait avoir l’air aussi hirsute qu’un vagabond, et n’être que bien peu présentable. C’est peut-être pour ça que l’aubergiste le prit en pitié et lui offrit un morceau de pain quand il passa devant elle, non sans un petit sourire désolé. Après l’avoir chaleureusement remercié, il mordit dans la mie et réalisa à quel point il avait faim. Le pauvre quignon ne suffirait pas à le rassasier, mais il était tard. Il pourrait attendre le lendemain, au point où il en était. On lui donna aussi des bottes, comme un signal qu’il devait se hâter car il était attendu. Que dirait le Père Fernand en le voyant arriver en retard, les cheveux ébourriffés et la barbe sauvage ? Arnaud s’attendait à des réprimandes, mais le prêtre était d’humeur égale. Souriant, il le prit par l’épaule, et lança un très laconique :
— Tu as l’air prêt, c’est bien.
— Je n’aurais pas dit non à un rasoir, pourtant, tenta Arnaud.
Le père se mit à rire.
— Dieu veut te voir ainsi, mon fils. Avec tout ce que tu as de poils.
Arnaud fronça légèrement les sourcils, avant de se forcer à prendre une expression plus neutre. Le dernier de ses désirs aurait été de manquer de respect au chef de la communauté qu’il était censé rejoindre.
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