Chapitre 8

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[CW : torture, pensées intrusives, sexe]

Ils se dirigèrent d’un pas lent vers le centre de la plantation, où se dressait le clocher de bois blanc de l’église. Impossible de ne pas sentir les regards posés sur lui, alors même que le soleil était couché : les habitants se tenaient immobiles à une distance respectable, dans une tentative vaine d’être discrets. Personne ne parlait. Certains se signèrent, à l’envers comme le veut la tradition lupine catholique, et de leurs lèvres dessinèrent une prière silencieuse pour Arnaud. Perdu et perplexe, ce dernier ignorait tout de ce qu’il se passait mais était conscient que ce serait un des temps forts de son séjour ici.

Lui et le père Fernand entrèrent dans l’église déserte. Austère, elle aurait mérité quelques vitraux pour égayer ce chœur monotone et distraire Arnaud du craquement sinistre du plancher sous leurs pieds. Dans la nef, un prie-Dieu rustique en bois attendait. En arrivant à sa hauteur, Père Fernand le désigna, et Arnaud, docile, s’y agenouilla. Le prêtre passa ensuite derrière l’autel, et commença à réciter une prière.

— Seigneur Dieu ait pitié d'Arnaud, ton serviteur. À cause du mal qui le ronge, il est aujourd'hui un être indigne. Arrache-le de la main de nos ennemis, sois près de lui. Reconnaissant d’avoir été racheté par Ta puissance, qu’il puisse Te plaire en tout malgré le mal qui le ronge. Délivre-le, Seigneur Dieu. Ait pitié de lui. Amen.

Resté silencieux pendant cette prière solennelle marquant le début de la cérémonie d’intronisation, Arnaud avait également fermé les yeux. Il n’avait jamais entendu cette prière sous cette forme, mais les coutumes devaient forcément être différentes entre la métropole et les colonies. Il se concentra sur les mots, les laissa pénétrer son être et chercha, comme à chaque fois qu’il priait, à s’élever au-dessus de lui-même. Oublier qu’il avait en lui une bête démoniaque, et que le Seigneur ne pouvait lui accorder Sa grâce qu’au prix d’un terrible repentir. Il se souvenait de séances d’auto-flagellation et espérait de tout cœur que le Père Fernand n’allait pas lui tendre un fléau qu’il ne pourrait refuser. Mais ce dernier, silencieux désormais, n’en fit rien. Arnaud devinait aux bruits de pas du père, qu’il était descendu de l’estrade et était revenu avec lui dans la nef… Il le dépassa.

— Prie, mon fils. Nous prierons avec toi.

Il se rapprochait de plus en plus de la porte, mais comme Arnaud était toujours en position de prière, il lui fermait non seulement les yeux mais lui tournait aussi le dos. Il entendit un cliquetis, et sentit que quelque chose bougeait au-dessus de lui. Autour de lui.

— Nous te confions à Lui. Sois digne de Son attention.

La porte de l’église se referma. Arnaud était seul, mais pendant de longues minutes, n’osa rouvrir les yeux. Il devait prier, montrer qu’il était digne de faire partie de cette communauté, qu’il était assez civilisé pour ne pas laisser sa bête le contrôler comme ça pouvait être le cas parfois.

Il était Arnaud de Saint-Luc, bien-né, loup comme son père et sa mère avant lui. Il pouvait réussir cette épreuve.

***

Ses genoux lui faisaient mal. Le prie-Dieu était de facture très simple et de fait, très inconfortable. Il devait tenir, alors il récitait dans sa tête les litanies qu’on lui avait enseignées, espérant se distraire de la douleur qui irradiait de ses jambes. Cela fonctionna, au moins pour quelques temps. La douleur s’effaça, devint plus abstraite, plus sourde. Puis, disparut totalement. Arnaud ignorait depuis combien de temps il était ainsi agenouillé, mais se félicitait d’avoir au moins été délivré de cette douleur. Il n’en pria qu’avec plus de ferveur encore, se perdant dans des prières qu’il récitait désormais à voix basse, presque inintelligible. Les mots se mélangeaient, et à force d’être inlassablement répétés, perdaient de leur substance, de leur signification. Arnaud, sans s’arrêter de réciter ses prières, commença à se demander pourquoi on prononçait « Seigneur » de cette façon. Pourquoi ces lettres ? Pour ces sons ? Ça n’avait pas de sens. Ce langage n’avait pas de sens, il était terriblement imparfait, dans sa forme, dans son fond, qu’il était inconcevable que Dieu Lui-même puisse comprendre son babillage répétitif. Comment un être aussi beau et parfait que Dieu pouvait s’abaisser à essayer de comprendre les borborygmes d’une espèce indigne, une sous-espèce même, ces bêtes couvertes de la peau des humains dont Arnaud faisait partie ?

Avait-il même le droit de porter un nom aussi normal ? De porter un nom tout court ? Le bétail n’avait pas de nom. Les animaux sauvages non plus. Ils naissaient, vivaient et mouraient en étant eux, sans avoir besoin que quelqu’un d’autre leur dise qui ils étaient, sans avoir besoin de se nommer formellement. Arnaud. C’était un nom étrange, pour un loup. Arnaud. Laissant son autre lui qui récitait toujours ses prières stupides pour éviter de faire face au fait qu’il avait été abandonné, livré à lui-même dans une prison aux allures d’église pour y babiller des inepties que personne n’entendrait, Arnaud se souvint de cet après-midi de désœuvrement où il avait innocemment demandé à sa chère mère la signification de son prénom. Les mots n’avaient pas de sens, mais les prénoms en avaient. Arn, l’aigle. Il n’était pas un aigle, pourtant, pas même un oiseau. Maman, je suis un loup. Elle avait sourit tristement, comme pour dire « je sais oui, j’avais simplement espéré mieux. » Avait-elle espéré pour lui d’être seul ? Avait-elle espéré pour lui qu’en ce moment où il réalisait qu’il ne sentait plus ses jambes, que ses coudes commençaient également à lui faire mal, que le père Fernand ne reviendrait pas avant longtemps, qu’il ne savait pas ce qu’était le cliquetis métallique de toute à l’heure, il aurait pensé à elle et puis tout de suite après, à un homme avec qui il voulait faire l’amour ? Une partie d’Arnaud se dit que le mot était fort, l’autre arguant qu’il fallait bien qu’il ouvre les yeux et appelle un chat un chat. La jalousie de le voir avec quelqu’un d’autre, la crise de panique, tout ça pour qu’il l’abandonne dans cet endroit… C’était ce qu’il avait voulu. Florentin n’avait fait que ce qu’il lui avait demandé. Il aurait dû faire davantage peut-être. Sûrement. Lui dire qu’il n’y avait pas d’avenir dans la canne à sucre, et qu’il pouvait rester avec eux sur l’Aigle, où il avait sa place ne serait-ce que par son prénom. Florentin ne lui avait jamais demandé de rester avec eux. Il n’avait jamais cherché à retenir Arnaud. Pas plus que sa paroisse de métropole ne l’avait découragé de partir. Pars, vole, Arnaud. Va voir le nouveau monde, et restes-y ! Pars, et ne reviens jamais ! Pars.

***

Il réalisa qu’il sanglotait. Il ne priait même plus : à quoi bon ? Il pleurait doucement, silencieusement, et se sentit assez courageux pour ouvrir ses yeux embués. Il vit alors les barreaux et paniqua, tourna la tête, pour voir qu’il était désormais en cage. Le cliquetis métallique… Et il n’avait même pas eu la présence d’esprit de rouvrir les yeux pour s’en rendre compte et protester à temps ! Comment aurait-il pu protester, même ? Si tout le monde avait dû passer par là, pourquoi lui aurait droit à un traitement de faveur ? Parce qu’il était bien-né ? Il doutait sincèrement que tous ici étaient roturiers. Connaissant ses parents, ils ne l’auraient pas envoyé dans cette plantation sans s’assurer qu’il allait y retrouver des gens de bonne famille. Non, il n’était pas le seul noble dans le coin, et il refusait d’être celui qui crierait au secours au lieu d’endurer cette épreuve. Il comprenait désormais, en voyant ses coudes meurtris et devinait que la peau de ses genoux commençait à céder qu’il devait tenir et se montrer digne de cette communauté. On lui avait fait confiance. Si on lui avait présenté cette épreuve, alors c’était de son devoir de la réussir. Il essaya de se calmer, d’arrêter de pleurer, et d’inspirer longuement, et calmement. Il ferma de nouveau les yeux, reprit ses prières, plus lentement cette fois.

Il les rouvrit au bout de quelques minutes, pensait-il, mais vit que le ciel au-dehors de l’église était clair. La nuit avait passé, et personne n’était venu le chercher. Père Fernand n’avait pas reparu, et Arnaud se demandait combien de temps encore cette veillée allait durer. Avec la distraction, la douleur revint dans les membres d’Arnaud, avec d’autant plus de force que son estomac avait rejoint l’assemblée des plaignants. Il le sentit se serrer sur lui-même, trou noir implosant dans sa poitrine. Il n’y avait rien à manger dans l’église, et quand bien même, cette cage n’avait pas de porte. Elle semblait également bien lourde, et dans son état de faiblesse actuelle, Arnaud ne se risquerait pas à la soulever. L’idée même de le faire était, au-delà des considérations matérielles, inconcevable. Ç’aurait été un terrible blasphème, et un aveu d’échec. Arnaud ne voulait pas échouer. Perclus de courbatures, il essaya de s’étirer un peu, et heurta malencontreusement les barreaux : l’immédiate et intense sensation de brûlure ne pouvait mentir. Il s’agissait d’argent. Encore une bonne raison de ne pas toucher à cette cage.

Il attendit. Un long moment. Il ne priait plus vraiment, trop fatigué pour repartir en boucle sur des litanies qu’il avait depuis longtemps vidé de leur sens. L’épuisement conduisait son esprit à errer, à passer de visage en visage, de ceux qu’il avait croisé dans cette plantation en essayant de deviner leur prénom, à ceux qu’il avait bien connu. Sa famille, sa paroisse, ses amis, l’équipage de l'Aigle d'Airain, le Capitaine Wright, Florentin. Ses anciennes conquêtes, et Florentin. Il faisait tache dans ce tableau, ce Florentin, avec sa mâchoire carrée, sa voix grave, sa poitrine plate et ses hanches fines. Arnaud se souvenait de la douceur de ses cheveux avec autant de précision que s’il y passait les doigts, il se souvenait de ses baisers comme s’il était dans ses bras, alors que ses autres aventures lui revenaient fades et tronquées. Peut-être était-ce parce que c’était récent, peut-être aussi parce que c’était Florentin, et personne d’autre. Il n’en savait rien. Il faudrait qu’il soit sûr que ce n’était pas simplement parce que c’était son premier homme, ce qui n’était pas le cas. Jamais Arnaud n’avait eu l’occasion de tester, et si la chose avait été possible avec le Capitaine Wright, il n’en avait pas saisi l’occasion. Désormais, alors qu’il était censé prier dans cette église où on l’avait enfermé jusqu’au petit matin, Arnaud se perdait dans ses souvenirs, mais aussi dans des images qui lui vinrent et qui n’étaient pas des souvenirs.

Peut-être était-ce son imagination débordante, ou alors pire, une hallucination, mais Arnaud voyait son ancien compagnon juste devant lui, allongé sur l’autel, une jambe fléchie et l’autre pendante comme s’il prenait la pose pour un tableau. Ses longues boucles brunes cascadaient sur ses épaules jusque dans son dos et l’une d’entre elles, taquine, masquait son téton. Son corps, après sa taille, disparaissait sous un linge. On devinait, trahi par les drapés du tissu, son sexe en érection, invitation au plaisir. Il était juste là, prêt, à quelques mètres d’un Arnaud excité mais enchaîné. Florentin sourit, lécha son index et son majeur d’une langue impossiblement longue, et glissa sa main sous le drap. Elle resta un moment sur la hanche, hésitante, puis elle fit son choix et continua sa route, Arnaud le devinait, entre ses fesses rondes et blanches. Il les voyait sans les voir, ces deux doigts se glisser en lui, imitant pauvrement ce membre qu’Arnaud s’était mis à caresser sans s’en rendre compte. Oh, il était un très mauvais garçon, pire, une bête, à se masturber dans une église en pensant à son amant qui faisait de même sur l’autel, mais il n’y avait personne. Personne ne le surprendrait. Personne n’en saurait jamais. Et Dieu, lui… Dieu savait déjà. Dieu le punissait. Le soustraire à un homme qu’il aimait, l’enfermer ici, et lui envoyer ces pensées impures… c’était Son œuvre. Marius Wright apparut alors lui aussi, s’employant à caresser Florentin de toutes les manières possibles. Arnaud aurait dû haïr cette image, se consumer de jalousie à la vue de cet homme qui traitait le sien comme lui aurait voulu le faire sans oser franchir le pas, lui arrachant des gémissements. Florentin aussi aurait dû le repousser, au lieu de montrer à quel point il appréciait le traitement qu’il recevait. « T’aimes ça hein ? » entendit-il et oui, Arnaud aimait ça. Il aimait tellement ça qu’il allait en jouir mais l’image disparut brusquement quand il entendit la porte de l’église s’ouvrir.

***

Arnaud se remit rapidement en position de prière, comme on s’attendait à ce qu’il soit en entrant dans l’édifice. Il endurait en silence une érection qui se faisait douloureuse. Il ne faisait que ça depuis la veille au soir, de toute façon. Son désir se calmerait bien tout seul, et ce ne serait pas grave. Il l’espérait même, au cas où au détour d’un regard un peu trop appuyé on ne remarque l’état dans lequel il était. Les yeux fermés, Arnaud n’osait pas regarder qui venait d’entrer. Les pas remontèrent la nef, s’approchèrent de lui, le dépassèrent. Il ne rouvrit pas les yeux, et récita sa prière de façon un peu plus audible. Le cœur n’y était pas, pourtant : cette fois tout son être était concentré sur cette personne et sur ce qu’il avait entre les jambes et qu’il devait dissimuler. Il entendit une autre prière que la sienne, murmurée à voix très basse et très grave. Ce n’était pas celle du père Fernand, mais sûrement d’un autre colon venu simplement se recueillir. Arnaud s’efforça de penser à autre chose pour réduire l’ampleur de son embarras, mais ne réussit qu’à faire revenir les images de luxure dans sa tête. Il ignorait combien de temps l’homme était resté, mais il finit par partir, pour n’être relayé que par une autre personne, une femme cette fois compte-tenu de sa voix. N’aurait-elle pas pu venir en même temps que l’autre ? Mais en écoutant bien ce qu’elle disait, il comprit. Ces prières étaient adressées en son nom. La femme s’en alla au bout de longues minutes, mais fut immédiatement relayée. C’est toute la plantation ou presque qui défila dans l’église ce jour-là pour prier pour Arnaud.

***

Son érection finit par disparaître, car il n’avait même plus la force de laisser ses pensées dériver sur les plaisirs de la chair, ou autre chose. Il récitait ses prières de façon machinale, à demi-conscient de ses blessures aux coudes et aux genoux que sa lycanthropie guérissait à mesure qu’elles apparaissaient. Cela n’enlevait pas la douleur cependant, et une partie de lui se demandait même s’il n’allait pas en garder des cicatrices, ce qui serait une première pour lui. La douleur était de toute façon devenue secondaire : il avait la gorge sèche, et il sentait ses lèvres se gercer à chaque mot. Son estomac se dévorera lui-même quand la nuit tomberait : il commençait à douter qu’il passe cette épreuve conscient, dût-elle encore durer.

Au-dehors, Arnaud devinait que le soleil se couchait aux couleurs orangées que le ciel prenait, éclairant de plus en plus faiblement l’autel et le chœur. Les villageois avaient arrêté de venir prier pour lui, et il était de nouveau seul dans sa cage d’argent. Ce ne fut que lorsque le ciel fut totalement sombre que la porte de l’église se rouvrit. Les pas déterminés d’un père Fernand récitant des prières inintelligibles résonnèrent dans l’édifice. Il se plaça derrière l’autel, et s’adressa cette fois directement à Arnaud.

— Arnaud de Saint-Luc, mon fils. Ouvre les yeux.

Il ouvrit les yeux.

— Lève-toi.

Il se leva docilement, chancelant sur ses jambes endolories, et manqua de tomber. Il s’appuya alors sur les barreaux de sa cage, qui lui brûlèrent les mains et les bras.

— Libère-toi.

Il n’était pas sûr de comprendre. Devait-il se transformer ? Soulever sa cage ? Quoique, dans l’état dans lequel il était, il était bien possible qu’il ait besoin du premier pour le second. Il grogna de douleur sous les brûlures, mais empoigna la cage et entreprit de la faire basculer. C’était trop lourd, et ça faisait trop mal. Il n’avait plus aucune force, et n’avait jamais été un très bon loup-garou de toute façon… Il n’y arriverait pas. Il ne pouvait pas se changer, pas ici, dans une église…

Après ce qu’il s’est passé… t’es plus à ça près.

Mais la bête… La bête est blasphème. Elle est démoniaque, elle n’a rien à faire dans la maison de Dieu…

Toi non plus.

Garder le contrôle, je dois garder le contrôle de ma bête, malgré la douleur, s’il-Te-plaît Seigneur viens-moi en aide…

Dieu ne t’écoute pas.

S’il-Te-plaît…

Dieu ne te veut pas. Monstre.

***

La cage bascula dans un lourd grognement, poussée par une créature mi-homme mi-bête aux crocs et aux griffes acérées, qu’Arnaud ne reconnaîtrait sûrement pas. Cette dernière reprit ensuite, presque immédiatement, forme humaine, et s’effondra d’épuisement.

Le père Fernand, satisfait, sourit.

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