Chapitre 9
Arnaud rouvrit les yeux sur un plafond de bois. Il était bien différent de celui de l’église, ce qui le rassura un peu.
— Ah, il est de nouveau parmi nous !
C’était la voix du Père Fernand, qui acheva de le ramener à lui. Le prêtre souriait toujours, comme à son habitude. Il était assis sur un siège non loin du lit où on avait étendu Arnaud.
— Je… J’ai réussi ?
— Oui ! Oui mon fils, je suis très fier de toi.
Toujours aussi épuisé mais soulagé, Arnaud sourit en réponse. Il tenta de se relever : un vertige lui rappela à quel point son corps avait été poussé dans ses retranchements ces dernières heures. Il sentit également au contact des draps qu’on lui avait retiré ses vêtements. Sa barbe ne lui grattait plus : en passant la main sur sa joue, il réalisa qu’on l’avait rasé. Maintenant, il s’en rendait compte, on l’avait rasé absolument partout. Il dû rougir, car le Père Fernand s’amusa de son embarras :
— C’est une tradition ici. Tu as été purifié, et maintenant que tu es revenu à toi, nous allons pouvoir dîner.
L’estomac d’Arnaud acquiesça avant même que les mots ne purent atteindre son cerveau : il était affamé.
***
Fernand lui donna de nouveaux vêtements, plus luxueux et confortables que les autres et le laissa s’habiller. Cela faisait si longtemps qu’Arnaud n’avait pas pu s’apprêter ainsi : il prit un peu plus de temps que nécessaire pour s’admirer dans le miroir. Oh, il n’aimait pas sa nouvelle coupe très courte, mais ses cheveux poussaient vite alors il ne s’en faisait pas trop. Il semblait rajeuni, adolescent presque. Et, comme l’avait dit le Père Fernand, purifié.
Le dîner se déroulait dans la pièce juste en-dessous : il pouvait entendre les convives discuter avec enthousiasme. Pour le reste, Arnaud ne savait pas vraiment où il était. Sûrement dans la demeure du chef des lieux, qui devait être le prêtre. D’habitude, les plantations étaient dirigées par de riches marchands ou des gens issus de la noblesse, mais dans une communauté lupine catholique comme celle-ci, Arnaud n’était pas surpris de comprendre que le véritable lieu de pouvoir ici, c’était l’église. Il l’avait appris de la manière forte. D’ailleurs, il se demandait comment il avait pu ne pas se transformer totalement en loup… La transformation qu’il avait vécue n’était pas celle à laquelle il était habitué.
Quand il commença à descendre les escaliers, les bavardages cessèrent. Tous les regards se tournèrent vers lui, le nouveau venu, celui qui avait réussi l’épreuve de la veillée, qui s’était libéré de ses chaînes sous l’œil bienveillant du Seigneur. Il n’y eu pas d’applaudissements, mais chacun s’inclina longuement devant lui. Touché par tout le respect que la communauté lui offrait, Arnaud sentit ses yeux s’humidifier. Il se retint de justesse de pleurer, et accrocha le regard d’une domestique qui lui montra des yeux la place où il devait siéger. Il se dépêcha de la rejoindre, et s’y assit. Chacun et chacune fit ensuite de même mais personne ne toucha à la nourriture qu’on commençait à y poser. Non, car le Père Fernand réclama l’attention de tous d’un large signe de la main. C’est qu’il aimait les discours, celui-là.
— Le Seigneur l’a accueilli dans Sa maison ! Arnaud est désormais l’un des nôtres ! Mangez ! Buvez ! Dansez ! Aimez ! Car demain, un dur labeur nous attends !
Le nouveau venu se serait attendu à quelque chose d’un peu plus long, de plus élaboré. Il en était presque déçu, mais se souvint que plus le père parlait, et plus vite le ragoût délicieux qu’on lui avait mis sous le nez refroidirait. Il avait si faim… Pourtant, personne ne touchait à son assiette. Non, tout le monde le regardait lui, comme si on attendait de lui un discours également. Oh non, il n’était pas doué pour ça, il voulait juste manger et aller dormir une décennie ou deux…
— Mangez, lui murmura la jeune femme qui était restée derrière lui.
Alors, il commença à manger et tout le monde l’imita.
***
Il pensait sincèrement qu’il aurait mangé plus que cela, mais il sentit son corps lui dire stop après quelques grosses bouchées. Il devait prendre son temps ou il allait se rendre malade. À côté de lui, Fernand approuva discrètement. Il lui glissa même à l’oreille :
— Il y a encore une cérémonie après le dîner, il serait fâcheux que tu t’effondres à nouveau.
Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes d’être aussi fragile, et jamais il ne s’était senti si vulnérable et impuissant. Pas même alors qu’il vomissait ses tripes à cause du mal de mer ou qu’il faisait une crise de jalousie et de panique. Il avait envie de demander au père si les autres nouveaux arrivants étaient passés par là aussi, et s’ils avaient réussi mieux que lui. Combien s’étaient évanouis ? Est-ce que certains s’étaient enfuis ou avaient abandonné ? Il y avait bien une centaine de colons dans la grande salle du manoir : est-ce que tous avaient passé ? Et avec quel succès ? Pourtant, aucun son ne franchit ses lèvres : sa curiosité était déplacée. Qui pouvait sortir d’une telle épreuve pour ensuite demander quel était son score ? Et pour quoi ? Pour s’entendre dire que oui, il avait été un bon garçon ? Arnaud resta silencieux. Au moins, la bouche fermée, il était certain de ne pas faire d’impair.
Arnaud regarda le reste de l’assemblée manger, alors que son propre appétit l’avait quitté. Il se trouva encore une place dans son ventre pour un demi verre de vin, mais pas plus. Il attendait simplement que le Père Fernand ne lui tape sur l’épaule pour lui dire qu’ils pourraient passer à la suite. Cette cérémonie d’intronisation n’avait pas de fin, songea-t-il. Il voulait simplement se retirer dans sa chambre, fermer les yeux et quitter cet endroit ne serait-ce que quelques heures…
Finalement, le père se leva. Il avait attendu que la majorité des convives arrêtent de manger, mais les plus déterminés ne posèrent leurs couverts qu’en le voyant debout. Il jeta un regard à Arnaud, qui, penaud, l’imita. Sans un mot, Fernand contourna la table et se dirigea vers la porte, emportant son lourd manteau avec lui. Arnaud le suivit, mais sans pouvoir se protéger du froid de la nuit. À peine eut-il mis le pied dehors qu’il sentit le vent de l’océan lui souffler sur les os : il s’efforça de ne pas grelotter, ni de croiser les bras. Il ne voulait rien montrer de sa faiblesse, lui qui n’avait même pas l’habitude d’être frileux. La fatigue jouait sûrement, tout comme le fait qu’il n’avait plus rien pour retenir la chaleur contre sa peau, ni cheveux, ni barbe, ni même sourcils : seulement des vêtements luxueux mais cruellement fins. L’église n’était pas loin : c’était là où se dirigeait Fernand. Derrière Arnaud, le reste du village suivait en silence, et à bonne distance. Le clocher se démarquait à peine sur le ciel sans lune, ombre menaçante. Arnaud se mordit la langue : il avait toujours aimé les églises, et cela lui fendait le cœur de commencer à redouter celle-ci. Mais d’un autre côté, comment ne pas craindre un endroit où il avait passé les pires heures de sa vie ? Où il avait pris une forme dont il ignorait qu’elle existait ? Il ne savait même pas ce qui l’attendait maintenant… Il espérait simplement que la présence des autres habitants le garderait de trop divaguer.
Il grimpa les marches, entra dans l’édifice. La cage en argent avait disparu, tout comme le prie-Dieu qu’il avait souillé de son sang : l’allée était nette, propre, et déserte. Une simple vasque de pierre avait été posée sur l’autel, seul ajout au tableau sobre et austère de l’église. Le Père Fernand passa derrière l’autel, et appela Arnaud à le rejoindre d’un signe de la main. Ce dernier obéit, suivi par une jeune femme rousse portant son bébé. Personne dans l’assemblée ne semblait surpris, mais l’esprit d’Arnaud ne pouvait s’empêcher de former les pires scénarios. Il se retrouvait assailli de questions, incapable de les formuler, et bien plus incapable encore d’en inférer des réponses. Comme lorsque Fernand l’avait laissé seul à prier, il était perdu, et la seule alternative qui s’offrait à lui était d’obtempérer, et d’espérer que ce ne serait pas douloureux.
— Seigneur Dieu qui nous accueille en Ta maison, sois loué.
— Amen, répondirent les villageois en chœur.
— Nous sommes ici pour T’offrir deux âmes, l’une innocente et l’autre repentante. Puisse-tu veiller sur eux.
— Amen.
Il fit un signe vers la jeune femme, qui lui tendit son enfant. Le prenant délicatement dans ses bras, Fernand leva sa main gauche, très haut, et chacun put voir ses articulations devenir noueuses, ses poils s’épaissir et ses ongles se changer en griffes. Arnaud retint son souffle.
— Par le sang de la Bête, nous exécutons Ta volonté, dans l’ombre de la nuit, car nous ne méritons pas Ta lumière.
— Amen.
Fernand plongea alors sa main difforme dans la vasque, d’où elle sortit rougie par le sang qui y avait été versé. La plantation Châtillon ne s’encombrait pas de métaphores. L’odeur qu’Arnaud avait pris pour un reste de ses propres blessures provenait en réalité de cette vasque.
— Par le sang de la Bête, je t’offre cette âme, Seigneur. Puisse-t-elle grandir dans Ton amour et ne jamais mériter Ta colère.
— Amen.
Il fit alors le symbole de la croix sur le front du pauvre bébé qui se mit à pleurer, comme si le contact le brûlait. Il le rendit ensuite à sa mère, sereine, heureuse même, qui s’employa à le consoler le plus silencieusement possible. Ainsi absorbé par le spectacle sous ses yeux, Arnaud ne vit pas tout de suite que Fernand l’appelait désormais, et se dépêcha quand il le réalisa. Il s’approcha du prêtre, et s’inclina respectueusement jusqu’à poser un genou sur le sol. Cela sembla surprendre Fernand, mais il ne lui fit pas signe de se relever.
— Par le sang de la Bête, je t’offre cette âme, Seigneur. Puisse-t-elle exécuter Ta volonté et ne jamais mériter Ta colère.
Les amen lui furent presque inaudibles, tant le contact de la main griffue et ensanglantée de Fernand le perturba. Cela ne faisait pas mal, pas même quand il sentit la peau de son front s’ouvrir sous la griffe acérée du prêtre. Ce n’était qu’une égratignure, qui ne tarderait pas à se refermer, rien de bien grave et pourtant. Arnaud sentait quelque chose d’autre à l’œuvre, quelque chose de puissant, de bien plus grand que lui-même ou Fernand ou que les autres villageois. C’était une véritable communion avec un être qui le dépassait, et qui lui permettait de puiser dans son pouvoir. Quand Arnaud rouvrit les yeux, sa plaie déjà guérie sous le sang rituel, il se sentit plus puissant. Toujours épuisé, certes, mais après une bonne nuit de sommeil… C’était comme si son pouvoir n’était plus seulement en lui, mais qu’il pouvait communiquer avec le reste du monde. Tout était plus net, plus clair et ce même au beau milieu de la nuit. Lorsqu’il sortit de l’église, suivi par le reste du troupeau, il se sentit vivant, alerte, et conscient du moindre brin d’herbe de la plantation. Il goûtait dans l’air l’odeur des centaines de personnes alentour, jusqu’au bétail et aux oiseaux qui dormaient dans les étables et dans les cimes des arbres. Il sentait le sel de l’océan, le sucre des cannes et le goût cuivré du sang qui maculait encore son front.
Il marcha dans cet état second jusqu’à sa chambre, où il s’effondra sur son lit, et dormit ensuite plus de seize heures sans se réveiller.
***
Arnaud resta un long moment dans cet état de demi-sommeil où rien n’est rêve, mais rien n’est réalité non plus. Il sentait ses songes lui échapper lentement, alors qu’autour de lui sa vie reprenait petit à petit ses formes. Il s’imagina un temps revenu dans sa campagne française, dans sa chambre douillette du manoir de ses parents, avant de constater que le matelas était bien trop dur pour ça. Alors il se dit qu’il devait être sur le chemin, car il devait rejoindre les colonies pour y vivre une nouvelle vie, contribuer aux découvertes de ce siècle au sein d’une communauté de respectables loups-garous comme lui. Mais il se souvenait aussi d’avoir été débarqué, d’être déjà arrivé. Il ouvrit les yeux, et vit le ciel des Caraïbes à travers sa fenêtre, un ciel d’un bleu puissant et lumineux. Le jour s’était levé depuis longtemps, tant et si bien qu’Arnaud se demandait si midi n’avait pas déjà passé.
Il fronça les sourcils, l’esprit encore embrumé, et s’assit doucement dans le lit. Ankylosé par les courbatures, il avait bien du mal à esquisser un mouvement sans grimacer, mais insista pour se redresser, et se lever. Il alla vite s’appuyer contre le bureau, tournant le dos à la fenêtre et observant le lit défait. Son sommeil avait été agité, si l’on en croyait la façon dont étaient étalés les draps. C’est là qu’il le remarqua, juste sous le lit. Il ne devait pas y être avant, mais peut-être était-il tombé à cause de son agitation, glissant entre les lattes du sommier jusqu’à gésir sur le plancher. Un carnet.
Au prix d’une souffrance à laquelle il n’était pas habitué, Arnaud se mit à genoux et récupéra le petit objet : il était daté de 1656, et appartenait à une certaine Anne-Lise. Elle n’avait pas précisé son nom de famille, pas plus qu’elle ne spécifiait les dates avec précision. Intrigué, Arnaud se mit à lire les premières pages :
Je n’ai pas eu un moment à moi pour me poser avant au moins trois jours ! Il y a tant de choses à faire pour une nouvelle arrivante telle que moi, et regardez-moi rédiger un journal sur un coup de tête ! Il faut avouer que cette communauté est assez exceptionnelle pour vouloir noter le moindre de leurs faits et gestes. J’ignore si je serais assez assidue pour le faire, mais je vais tout de même tenter.
Je suis arrivée il y a donc trois jours, à Port-au-Prince. Le voyage a été terriblement éprouvant, mais ce qui m’attendait ici ne l’était pas moins. Mais tout a également été très gratifiant. Jamais je ne m’étais sentie si bien… Je suis à ma place ici, je le sens. Les autres loups sont aussi passés par ces épreuves et s’en sont sortis grandis, c’est ce qui fait que cette communauté est aussi soudée, je pense.
La première épreuve était une veillée à l’église : j’ai repensé à toutes ces histoires de chevaliers, et je m’attendais presque à me voir adoubée par le Père Henri à la fin de l’épreuve ! J’ai presque été déçue quand il m’annonça tout simplement que c’était terminé. Que j’avais été exemplaire. C’était au beau milieu de la nuit, et la lune éclairait tout comme en plein jour. Ces quelques heures à prier avaient permis de me recentrer et de me calmer tout à la fois, de me tourner vers notre Seigneur comme jamais je n’avais pu le faire auparavant. C’était merveilleux, extatique ! Et puis nous avons mangé toute la nuit ! C’était un fabuleux banquet, mais une épreuve à lui tout seul également : je ne savais où donner de la tête tant il y avait de victuailles. Je ne voulais pas non plus paraître impolie, alors je m’efforçai de manger un peu de chaque plat, mais il en sortait de nouveau à chaque fois que je tournais la tête. La nuit était chaude, nous étions dehors, et les gens dansaient, il y avait de la musique… Tout cela ressemblait fort à un mariage, quand bien même il n’y avait que moi à marier ! Oh, je n’ai pas mentionné les vêtements : on m’avait prêté une somptueuse robe que j’espérais ne pas tacher (j’ai réussi à ne pas le faire !), et on m’avait coiffée pour l’occasion. J’espère que je serai aussi belle le jour de mon mariage ! La fête dura jusqu’au petit matin, où on m’accorda enfin de dormir quelques heures. À midi, on vint me chercher pour le baptême : quand on arrive à Châtillon, on se fait de nouveau baptiser, comme pour renouveler nos vœux auprès du Seigneur. Nous lui prouvons qu’il est dans nos cœurs pour nous sauver de notre Bête, et il nous accueille parmi les siens. C’est une très belle cérémonie, où j’ai été de nouveau baptisée. L’eau bénite avait été mélangée à d’infimes gouttes de sang de chacun des habitants du domaine, comme le veut la tradition des paroisses lupines du Christ, et je pus sentir leur pouvoir affluer en moi quand le Père Henri posa sa griffe sur mon front. C’était si fort, c’était indescriptible.
Et puis la fête reprit de plus belle au milieu de l’après-midi. Je buvai et je dansai avec tout le monde, jusqu’à fort après que le soleil se soit couché, si bien que je me levai également fort tard le lendemain. Personne ne m’en tint rigueur, ou du moins pas devant moi : un dernier rituel devait m’attendre, celui de la répartition des charges. Maintenant que j’étais l’une des leurs, il fallait bien que je sache quelle était ma place. Quelle joie d’apprendre que je serai gouvernante ! À défaut d’avoir des enfants moi-même (ce dont je ne doute pas, il me faut ‘juste’ trouver un mari, n’est-ce pas ?) je serai honorée de m’occuper de ceux des autres. De la communauté entière ! C’est une lourde responsabilité, mais maintenant que j’y réfléchis, je me dis que c’était dit. C’est la destinée : être mère de toutes les manières que ce soit.
On m’a indiqué que je commencerai réellement demain, et qu’en attendant j’étais libre de me reposer. Veiller après des nourrissons et des petits garnements doit être terriblement épuisant, et ces derniers jours de fête m’ont considérablement fatiguée. Il me paraît même déraisonnable de continuer à couvrir ces pages de mon écriture hésitante, et sûrement, peu lisible.
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