Chapitre 10

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Avec un soupir, Arnaud constata que les rites avaient bien changés en quelques décennies, et que ce Père Henri semblait être bien plus indulgent que ne l’avait été Fernand. Ou alors peut-être était-ce parce qu’Anne-Lise était une femme qu’on ne l’avait pas mise à l’épreuve de la cage, ou que sa veillée fut plus courte ? Perplexe, Arnaud rangea le carnet, le remisant délicatement entre ses draps et le matelas, juste sous l’oreiller, de façon à ce qu’il soit totalement invisible de l’extérieur. Il ignorait pourquoi exactement il cachait l’objet : peut-être était-ce parce qu’il avait été caché quand il l’avait trouvé ? Ou peut-être redoutait-il une éventuelle réaction du Père Fernand, dût-il découvrir le journal ? Arnaud déglutit. Il n’avait pas du tout envie d’aller contre la volonté du Père Fernand, car il avait la sensation qu’il n’allait pas du tout aimer la façon dont il était capable de le châtier. Arnaud croyait encore à ses chances de vivre simplement dans cette communauté, d’y trouver sa place et de s’y conformer. S’il réussissait à faire ça, il n’aurait rien à se reprocher, et donc, rien à craindre. Ce n’était pas insensé.

Après avoir pris un bain et changé de vêtements, Arnaud reparut à l’extérieur, sous les sourires des habitants qu’il croisait. Il déambula un peu dans la plantation, observant le travail que fournissaient les moins chanceux des colons qui travaillaient dans les champs comme s’il était déjà leur contremaître. Arnaud s’était demandé pourquoi la plantation n’employait pas d’esclaves venus d’Afrique, comme les autres. Peut-être était-ce une volonté spirituelle de revenir à la terre, ou peut-être était-ce parce qu’ici où la monnaie n’avait plus vraiment court, il n’y avait aucun avantage financier à profiter de l’esclavage. Le fait que ce soit par bonté d’âme, ouverture d’esprit ou humanisme n’avait frôlé l’esprit d’Arnaud que très brièvement. Il doutait que ce fut le genre de la colonie. La plupart des travailleurs étaient fatigués, et le regardait avec une curiosité teintée de défiance. Il ne pouvait pas leur en vouloir, alors il n’en tint pas compte. Il détailla leurs mains usées, leur dos fourbu, leurs visages où se lisait la résignation et l’épuisement. Il soupira, et détourna le regard quand il sentit qu’on s’approchait de lui.

— Quel est cet intérêt soudain pour la canne ? Voudrais-tu passer contremaître ?

Surpris, Arnaud sursauta : le Père Fernand savait se faire discret et se révéler uniquement lorsqu’il l’avait décidé.

— Oh, je ne sais pas… C’est à vous de me dire où on a besoin de moi.

— Malheureusement, pas à cet endroit-là. Mais on a du travail à la forge. C’est bien trop délicat et dangereux pour le laisser à n’importe qui. Les paroisses européennes nous envoient souvent des brutes épaisses et sans délicatesse en croyant que tous les métiers manuels peuvent s’en contenter, alors que la forge requiert une certaine finesse. Nos derniers apprentis ne savaient pas ce qu’ils faisaient, et ce n’est pas exactement une bonne chose quand on joue avec du métal chaud, n’est-ce pas ?

Peu rassuré, Arnaud déglutit. Le père Fernand avait une façon de parler qui ne lui inspirait plus vraiment confiance. Pas après sa veillée. Cependant, le jeune homme ne pouvait se soustraire à cette autorité désormais, et travailler lui permettrait enfin de se vider la tête. Il était persuadé qu’il se faisait des idées à propos de beaucoup de choses, comme il avait pu l’apprendre avec les pirates et le Capitaine Marius Wright. Les apparences sont souvent trompeuses, et il estimait que parce que leurs rites d’intronisation étaient durs, ça ne voulait pas dire que cette communauté était mauvaise.

Il aurait quand même dû se méfier quand le Père Fernand lui parla de la forge. Arnaud y fut accueilli par la mine noircie et peu avenante du maître des lieux, Hugues, ainsi que par une énorme vague de chaleur. Trop occupé par son propre ouvrage, Hugues laissa quelques minutes Arnaud dans l’expectative, lui jetant de temps à autres des œillades curieuses et désapprobatrices. Tant et si bien, qu’Arnaud prit les devants.

— Je sais ce que vous vous dites… Je suis un jeune noble qui n’a jamais rien fait de mes dix doigts mais c’est faux. Et puis j’apprends vite.

Hugues ne répondit rien, fronçant seulement les sourcils en battant le fer de ce qui allait sûrement devenir un soc. Ou une faux. Arnaud n’en savait rien.

— Je suis sûr que si le Père Fernand a jugé bon de m’affecter à la forge, c’est qu’il y voyait un certain potentiel. Il a dit qu’il y avait besoin de finesse…

Hugues avait beau lui tourner le dos, Arnaud sentit son sourire mauvais et son petit rire mesquin.

— Dites-moi ce que je dois faire, et je le ferai, ajouta finalement le jeune loup.

Le forgeron se retourna et le détailla de nouveau, de haut en bas. Il se demandait sans doute ce qu’il allait pouvoir faire de ce frêle jeune homme, manifestement né pour faire autre chose de sa vie. Après un soupir, Hugues délivra son verdict :

— Va me chercher des lingots. Ils sont déposés près du moulin. Ramène-les ici.

Trop content de pouvoir enfin faire quelque chose et surtout de pouvoir échapper à la fournaise de la forge, Arnaud sortit pour voir où était le moulin en question et déchanta une première fois : il se situait tout à fait de l’autre côté de la plantation, ce qui lui prendrait bien vingt ou trente minutes de marche, aller simple. Puis, arrivé sur place, il déchanta une seconde fois : il y avait beaucoup, beaucoup, de lingots à transporter. Sa condition de loup-garou lui permettait de soulever des charges plus lourdes que son apparence le laissait supposer, mais il se savait mauvais en endurance et même les lycans avaient des limites. Loup ou pas, il allait souffrir.

***

Les courbatures des premiers jours finirent par passer, et le travail harassant qu’Arnaud abattait chaque jour endurcit un peu plus ce corps mou de noble dont il avait hérité. Parfois, quand le soir arrivait, il se sentait sur le point de se changer sous l’influence de la fatigue, à laquelle il résistait toujours, heureusement. Il s’était rendu compte que bien que la communauté soit entièrement lupine, les transformations étaient réservées pour certains rituels bien précis, et qu’il était mal vu de se changer en plein jour sans raison. On l’avait houspillé quand il avait laissé une patte griffue aux regards de tous, alors il essayait tant bien que mal de se contrôler. Il aurait seulement voulu qu’on le lui explique avant de le laisser fauter et de l’engueuler pour ça. L’incident l’avait également laissé perplexe, car il n’était pas dans ses habitudes de se transformer partiellement : c’était une chose qu’on disait réservé aux meutes sauvages, aux lycans sans foi ni loi, un portrait dans lequel Arnaud ne se reconnaissait évidemment pas.

— Arnaud ! Cesse de bâiller aux corneilles et viens nous aider !

Hugues était sorti de sa forge pour venir lui casser les pieds jusqu’au moulin, c’était pas possible ça ! Arnaud allait râler, quand il comprit que tous les habitants du domaine s’étaient précipités vers l’orée des bois, et se massaient sur le petit chemin qu’empruntaient les chasseurs pour rejoindre les parties les plus sauvages de l’île. Intrigué par cette agitation soudaine, Arnaud alla les rejoindre, et découvrit bien vite que tous les chasseurs n’étaient pas revenus. Ceux qui avaient réussi à rejoindre la plantation Châtillon étaient quant à eux grièvement blessés.

— Que s’est-il passé ? demanda Arnaud à voix basse, presque pour lui-même.

— La Bête a faim, entendit-il autour de lui.

— La Bête ? Mais…

On ne lui répondit pas, pas même involontairement. Tout le monde était trop occupé avec les blessés, et bientôt lui aussi fut enrôlé pour les amener au manoir blanc du Père Fernand. Non seulement c’était la moindre des choses de les aider, mais sûrement la seule aussi. Il n’avait aucune connaissance en médecine ou en chirurgie, et ce qu’il connaissait des premiers secours ne serait probablement d’aucune aide à ces pauvres hères. Leurs blessures étaient graves, profondes, et Arnaud était bien en peine de savoir quel animal en était à l’origine. On lui avait bien parlé d’une bête, mais il pensait plutôt à un ours, si tant est qu’il y en ait dans les parages. Il n’avait jamais entendu parler d’attaques d’ours dans les îles des Caraïbes, alors peut-être un gros puma ?

On lui ordonna un peu sèchement d’aller chercher des linges à la blanchisserie, plutôt de rester la gueule ouverte à ne rien faire. Il n’en voulu pas à la vieille dame qui l’avait ainsi invectivé, car elle n’avait pas tort. Les circonstances étaient tragiques, et il doutait de jamais pouvoir s’effacer de l’esprit la vue de ces chairs ouvertes, cette peau déchirée laissant apparaître les muscles et la graisse et un tas d’autres choses qui devaient normalement restées scellées sous la peau et la fourrure. Arnaud n’avait chassé en tant que lycan, et en se hâtant vers la blanchisserie, songea que sans jamais avoir vu un corps déchiqueté ainsi, il pouvait faire le lien avec l’état dans lequel on retrouvait parfois le gibier. Il faisait tourner son imagination, car les paroisses lupines ne chassaient pas, du moins pas en France. Les transformations étaient rituelles et festives, jamais prétexte à la violence envers d’autres animaux, fut-ce pour s’en nourrir. Attaquer des êtres humains étaient encore plus tabou, ce qui expliquait pourquoi Arnaud était aussi pâle que le linge qu’il venait chercher.

— Mon garçon, que t’arrive-t-il !? demanda l’une des blanchisseuses.

— Une attaque ! Il nous faut des linges !

La femme devait être habituée, car elle lui donna tout ce qu’il lui fallait sans demander plus de détails. Dans le domaine, tout le monde s’activait mais personne ne paniquait vraiment. Tous semblaient être habitués.

En revenant au pas de course jusque dans le manoir, Arnaud fut assailli par les odeurs de sang et de viscères. Ça ne lui avait pas sauté au nez précédemment parce que le vent soufflait fort dans son dos, mais maintenant que les blessés étaient confinés à l’intérieur, l’odeur cuivrée lui bouchait les narines, et saturait son cerveau à lui en donner une migraine. Avec un haut-le-cœur, il réalisa une autre sensation, pernicieuse et qu’il refoulait du mieux qu’il le pouvait sans même s’en rendre compte : la faim.

On le poussa presque dehors en voyant à quel point il était pâle, et on avait bien fait : il vomit à quelques pas de la porte, répugné à la fois par ses sens mais aussi par ses propres réactions.

Il apprit le soir même que deux des chasseurs n’avaient pas survécu, et qu’ils seraient « rendus à la Bête », quoi que ça veuille dire. Arnaud resta enfermé dans sa chambre, hésitant à enquêter un peu plus sur cette fable à propos d’une Bête. Depuis qu’il était arrivé, il avait l’impression qu’on ne lui faisait pas confiance, et qu’on ne lui disait pas tout : il n’en était que plus réticent à poser des questions, car on lui signifiait qu’il n’était bon qu’à importuner les habitants du domaine. L’appétit s’était envolé avec sa nausée et ne revint pas : il profita de cette excuse pour s’isoler un peu plus, et reprendre sa lecture.

Les enfants ont une imagination débordante, c’est incroyable. Je suis toujours fascinée par ce qu’ils peuvent m’inventer lors de nos séances de lecture. Nous n’avons que peu de livres ici, alors je les encourage à se raconter leurs propres histoires. Peut-être devrais-je arrêter, car qui auraient pu imaginer à quel point l’imagination enfantine peut être si sombre ! Parfois, je me demande où ils vont chercher tout ça. Parmi les nombreuses histoires de fantômes et de pirates qu’on m’a racontées, il y en a une qui me revient plus souvent que les autres, sans que je ne sache trop pourquoi.

Il s’agit de l’histoire de Thomas, un jeune loup, comme nous, qui est arrivé sur l’île de Saint-Domingue bien avant la communauté de Châtillon, peut-être même avant la fondation de Port-Au-Prince. C’était un jeune homme pauvre, qui avait embarqué sur un navire au hasard, aux Sables-d’Olonne, car on lui avait dit qu’il y avait de la nourriture à bord. Il se cacha pendant toute la traversée, grignotant assez pour survivre, et assez peu pour ne pas éveiller les soupçons du Capitaine. Ce dernier était très sévère : il n’hésitait pas à fouetter quiconque désobéissait à ses ordres. Thomas n’arriva pas à Saint-Domingue directement, car le Capitaine allait d’abord en Afrique. Là, il acheta des centaines d’esclaves qui prirent la place des marchandises à destination des colonies africaines. Thomas réussit à rester caché de l’équipage, mais pas des esclaves, qui étaient cependant trop épuisés pour pouvoir ou vouloir le dénoncer. Au contraire, Thomas se lia d’amitié avec un des enfants, et allait parfois chiper de la nourriture pour eux.

Cela ne faisait aucun doute qu’ils faisait route vers les nouvelles colonies d’Amérique désormais, mais une terrible tempête les frappa alors qu’ils étaient tous proches de leur point d’arrivée. Des voies d’eau s’ouvrirent dans la cale, et les esclaves, pieds et poings liés, ne pouvaient rien faire d’autre que paniquer. L’un d’entre eux, pourtant, resta calme. Il chantait. Thomas s’approcha de lui, et chanta peu à peu avec lui. Thomas aurait pu s’en aller, fuir et nager le peu qu’il restait à nager, mais il resta et chanta avec les esclaves. L’eau commençait à entrer dans le navire, à recouvrir le corps de Thomas : mais il n’avait pas froid. Il ne sentait presque plus l’eau. Il se changea en poisson miraculeusement et s’enfuit en nageant jusqu’au rivage de Saint-Domingue, où il reprit forme humaine.

Mais tous les esclaves étaient morts avec le naufrage : parmi les survivants, il n’y avait que les Français, et cela mit Thomas en colère. Cette fois, c’est en dragon qu’il se transforma, ses grandes ailes obscurcissant le ciel et son souffle de feu brûlant tous les naufragés. Cela ne ramènerait pas ses amis à la vie, mais il le fit tout de même, par vengeance. Puis, il alla se cacher dans les bois.

Les enfants disent que parfois, on entend Thomas qui rugit, car il n’est pas content que ses amis soient toujours enchaînés.

C’est une histoire effroyable que d’imaginer qu’il y a une bête si proche de nous. J’ai essayé de dire aux enfants que cette histoire c’était de l’hérésie, mais certains y croient durs comme fer. La petite Marie jure même, alors qu’elle ne le devrait pas, qu’elle l’a vue de ses propres yeux. Une bête semblable aux arbres mais bien plus grande et sombre, aux longs crocs comme des sabres. Sûrement un puma, comme il y en a beaucoup sur cette île. Je suis sûre qu’il n’y a pas de soucis à se faire.

Les enfants sont vraiment très imaginatifs. Trop, pour mon propre bien !

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