Chapitre 11
[alcool, drogue, sexe - en partie 4]
Imaginatifs, hein ? Arnaud se demandait combien il y avait de vérité dans ce qu’il venait de lire exactement. À quel point les enfants de ce domaine avaient été proches du réel, et ce malgré leur jeune âge. Anne-Lise aurait dû prêter un peu plus l’oreille à ces histoires, car il y a souvent une réalité derrière un mythe. Ils en étaient la preuve vivante, eux qui se changeaient en loup quand ils le souhaitaient. Oh, les détails étaient rarement les bons, et les causes bien souvent insignifiantes ou inconnues : qui se soucie de savoir comment sont apparus les chats ou les chiens, ou pourquoi certains aiment lire et d’autres non ? Cela amusait beaucoup Arnaud de lire ce qu’il se disait sur les loups-garous en dehors des cercles très privés des paroisses lupines : il devait se forcer à ne pas révéler à quel point les simples humains sont dans le faux. Eux aussi sont diablement imaginatifs quand il s’agit de préciser exactement la hiérarchie d’une meute ou de décréter que la pleine lune leur ôte toute humanité. Ce n’étaient là que des ragots si souvent répétés et transformés qu’ils ne ressemblaient plus en rien à la vérité.
Il lui était cependant interdit de dévoiler quoi que ce soit. Sur le Vieux Continent, les règles des Ombres devaient être appliquées à la lettre. Tous ceux qui outrepassaient le secret étaient simplement traqués et exécutés, car il en allait de la sécurité de tous. La période sombre de l’Inquisition était passée, mais elle était toujours douloureusement présente dans les mentalités, surtout celles des maîtres vampires qui traversaient les siècles et qui dirigeaient d’une main de fer les coulisses ténébreuses de l’Europe. Il n’était pas exclu qu’en ces nouvelles terres, il en aille désormais autrement, mais Arnaud n’en mettrait pas non plus sa main à couper. Il n’était même pas sûr de vouloir la liberté à ce prix-là : l’anarchie, dans un monde tel que le sien, voulait souvent dire la loi du plus fort. Et il n’était pas le plus fort.
S’il était encore en France, il aurait pu tenter de se documenter à propos d’une telle bête, de savoir si c’était seulement possible. Il aurait pu fouiller les recoins d’une bibliothèque secrète ou chercher entre les lignes d’un livre codé, mais maintenant qu’il était dans les colonies, au milieu d’une plantation sans grande envergure, il était coincé. Il ne s’était pas rendu compte que la ville commençait à lui manquer. Une vraie ville, avec ce qu’elle compte de tavernes, de théâtres et d’opéras, de libraires et de musiciens. Il devait se rendre à l’évidence : s’il voulait un minimum de culture au domaine Châtillon, ce serait à lui de la produire. Un peu comme Anne-Lise l’avait fait en rédigeant son journal. Il songea un moment à faire la même chose, à coucher sur papier son expérience, puisqu’elle semblait être sensiblement différente de celle d’Anne-Lise, mais le travail à la forge était épuisant, et il doutait d’avoir une aussi jolie plume qu’elle. Son écriture était harmonieuse, si douce à lire qu’il l’imaginait avec une voix chaude et légère, aux accents qui roulaient délicatement entre ses lèvres.
Tout qu’il était à ses rêveries à propos d’Anne-Lise, Arnaud ne sentit pas le sommeil le gagner. Ce n’est que lorsqu’il se réveilla en pleine nuit, le carnet toujours entre ses mains, qu’il comprit qu’il s’était endormi sans même le réaliser La journée avait été épuisante, songea-t-il avant de reprendre une position plus confortable, de poser le carnet sur sa table de chevet et de repartir courir dans les bras de Morphée.
***
Les jours qui suivirent furent désespérément monotones, jusqu’à ce qu’on lui annonce un mariage dans le domaine. Oh, pas à lui personnellement, mais à tous les habitants qui s’étaient réunis ce dimanche-là à la messe. Tout le monde applaudit chaleureusement Ambroise et Pauline, qui devaient célébrer leur mariage la semaine suivante. Arnaud n’avait jamais vraiment eu l’occasion de leur parler, car Ambroise faisait partie des chasseurs et Pauline travaillait au manoir : le fait que la Bête ait attaqué les hommes partis chercher du gibier avait dû jouer sur leur décision quelque peu hâtive, spécula Arnaud. Pauline était encore bien jeune. Il ne jugeait pas, ou du moins essayait-il, et se consolait en disant que ça lui ferait au moins une journée de repos en plus. Dans cet endroit où l’ennui a vite fait d’étreindre les cœurs, la moindre occasion de s’amuser se chérissait.
Il réalisa alors : il s’ennuyait. Jamais il n’aurait cru cela possible dans ces contrées inconnues, mais d’un autre côté, jamais il n’aurait pensé devoir rester dans une plantation étendue mais vite parcourue, à trimer pour un forgeron désagréable. Il s’était vu traverser l’océan à la découverte de toute une jungle à cartographier, d’animaux à étudier et de trésors à déterrer. Ce n’était que maintenant, après plusieurs semaines déjà à jouer les larbins de Hugues, qu’il tiltait. Il s’ennuyait. Sa vie n’était pas celle qu’il avait voulue.
Alors, en sortant de l’église, il vola quelques instants pour flâner du côté du moulin, là où un surplomb dominait l’océan. Son regard ambré se perdit dans le bleu des vagues qui lui rappelaient les pupilles de Florentin. Que lui était-il arrivé à lui ? Qu’en était-il de ses aventures ? Arnaud l’imaginait à bord de l'Aigle d'Airain, aux côtés du Capitaine Wright, à défier les empires et à voler aux riches pour donner aux pauvres, ce qui voulait dire, la plupart du temps, à eux-mêmes. La pensée le fit sourire : peut-être avait-il eu tort de ne pas voir les mérites d’une petite rébellion, de ne même pas chercher à comprendre les motivations que pouvaient avoir tant d’hommes à parcourir les mers aux dépens de leur vie. Peut-être c’était ça qu’il payait désormais, à se conformer à un carcan qu’il avait lui-même, et il n’y a pas si longtemps, réclamé.
***
Chacun s’était paré de ses plus beaux atours pour le mariage d’Ambroise et Pauline. Même Arnaud, à qui on avait prêté pour l’occasion un joli pardessus orangé. Bien qu’il n’aimât pas cette couleur, il accueillit ce petit luxe avec tant de plaisir qu’il ne pouvait résolument pas le bouder. On voyait bien que la plupart des habitants du domaine étaient modestes, sauf peut-être le Père Fernand et ses habits de prêtre ornés de broderies scintillantes. Arnaud aurait bien fait une remarque incisive, quoique silencieuse, envers la garde-robe du prêtre, mais se ravisa. Il ne voulait pas attirer l’attention sur lui, surtout en mal, et puis… Il songeait que ce n’était peut-être qu’un héritage et qu’il n’était, au final, pas beaucoup plus fortuné qu’eux. Ne dit-on pas que tout ce qui brille n’est pas or ?
L’hiver empêchait les convives de se retrouver dehors pour célébrer le mariage d’Ambroise et Pauline : s’il ne faisait pas vraiment froid, on s’habituait vite aux températures chaudes de ce continent, et même Arnaud frissonnait en sortant de l’église. Le banquet fut tenu dans l’auberge du domaine, juste sous sa chambre : l’endroit n’était pas assez grand pour tout le monde, mais les enfants et les personnes les plus âgées, ainsi que certains autres convives de plus faible constitution partirent rapidement. Arnaud s’était attendu à un long banquet où la nourriture serait apportée presque sans discontinuer pendant toute la soirée, mais en vérité cela fut assez rapide et peu avant minuit il n’y avait plus rien à faire que de boire et de danser. Les musiciens ici n’étaient pas les plus doués, prenant sur leur temps libre pour pratiquer leur instrument : Arnaud ne pouvait décemment pas leur en vouloir de ne pas avoir le niveau académique auquel il s’était habitué sur le Vieux Continent. De plus, ça ne l’empêchait pas de s’amuser, et c’était bien là le principal.
Il but également plus que de raison, et sentit bien vite la pièce tourner autour de lui à chacun de ses mouvements. Les gens riaient et dansaient, certains s’embrassaient et de façon fort peu discrète. Le vin devait être fort pour qu’ils en viennent à se donner ainsi en spectacle, ou alors c’était Arnaud qui délirait complètement ? Dans un éclair de lucidité il repéra le Père Fernand dans un coin de la pièce, couvant les convives du regard : Arnaud devait se faire des idées.
Le chef de la communauté finit par se lever de son siège, alors que la nuit était déjà bien avancée, pour frapper deux grands coups dans ses mains. Instantanément, le silence se fit, et chacun se concentra sur ce qu’il avait à dire.
— Les plus braves et les méritants peuvent désormais nous joindre à la cérémonie de nuit, où Ambroise et Pauline seront définitivement considérés comme mari et femme.
C’était une annonce étrange, une autre de ces coutumes qu’Arnaud ne connaissait à aucune paroisse lupine si ce n’était celle-ci. L’alcool le rendit téméraire et incapable de lutter contre sa curiosité, si bien qu’il se leva en même temps que les autres et les suivit sans mot dire jusqu’au manoir blanc. Il ne passa pas inaperçu, quand bien même il voulut se faire discret, car malgré son apparence quelconque et les semaines qu’il avait déjà passées parmi eux, Arnaud restait le petit nouveau.
Les convives entrèrent dans le manoir, mais à la grande surprise d’Arnaud, ne se dirigèrent pas vers le salon. Ils prirent un escalier pour descendre dans ce qui devait être la cave. Le Père Fernand resta à tenir la porte, et ainsi croisa le regard de chacun de ceux qui participeraient à ce qui devait suivre - au grand dam d’Arnaud, qui aurait voulu rester discret jusqu’au bout. Il ne l’aurait peut-être pas été du tout, compte tenu de tout ce qu’il avait bu.
— Ravi de te voir parmi nous, murmura le Père Fernand avec un sourire énigmatique.
Oui, Arnaud aurait au moins pu essayer d’être discret. C’était trop tard, désormais.
***
[!]
Les convives se réunirent autour des jeunes mariés, en formant un cercle. Une voix s’éleva parmi l’assemblée, d’abord hésitante, puis de plus en plus confiante à mesure qu’elle était rejointe par celles de ses voisins. C’était un chant en latin, et même s’il ne connaissait pas les paroles, Arnaud put bientôt rejoindre le chœur tant la mélodie était répétitive. Il avait été bien mauvais en latin, alors il ne comprenait pas tout ce qu’il se disait. Il saisit assez de mots pour le rassurer : ça ne parlait pas de carnage, de bête ou de cannibalisme. Il avait commencé à se demander ce qu’il se passait ici, entre ce qu’il avait lu et les rumeurs à propos d’un monstre assez fort pour s’en prendre aux siens.
Après quelques minutes, le chant prit fin sur un long crescendo avant une abrupte coda. Toujours au milieu du cercle, debout et muets, les nouveaux époux s’embrassèrent. Cette fois il n’y eut ni applaudissements ni explosion de joie, mais un silence solennel, sacré. Le cercle s’ouvrit, et Arnaud découvrit, plaqué contre un mur, une table couverte d’un drap de lin blanc. Les époux grimpèrent dessus, faisant désormais face à l’assemblée qui était restée en arc-de-cercle. L’attention de tous étaient tournés vers eux, Arnaud y comprit.
Lentement, les époux retirèrent les vêtements de l’autre. Il s’agissait de gestes mesurés, calculés, et dénués de toute la passion qu’on aurait pu imaginer. Leurs doigts étaient précis et mécaniques, ôtant boutons après boutons, agrafes après agrafes, lacets après lacets, jusqu’à ce que tout le tissu qui les avait recouvert il y a de cela quelques minutes ne soit abandonné sur le sol. Ils s’embrassèrent, mais ça n’avait rien à voir avec un baiser d’amour : c’était autre chose, quelque chose qu’Arnaud n’arrivait pas à définir. Le vin qui lui échauffait les veines le rendait moins vigilant : ce fut la seule raison pour laquelle il fut surpris quand la main de la mariée glissa jusqu’à l’entrejambe de son époux. Ils ne plaisantaient pas à propos de la consommation du mariage, se dit Arnaud intérieurement, provoquant une vague d’hilarité qu’il ne contint qu’à grand-peine. Autour de lui, tout le monde était calme, comme si chacun observait des oiseaux farouches : il réussit à ne pas éclater de rire.
Il en avait trop vu, et pas assez à la fois. Sa curiosité lui jouait de vilains tours, et il se surprit à vouloir savoir jusqu’où tout ceci irait. Les lèvres de la jeune mariée avaient quitté leurs jumelles, et après quelques détours du côté de son cou, étaient descendues bien bas. À genoux et avec le sexe gonflé d’Ambroise dans la bouche, Pauline avait l’air encore plus jeune qu’elle ne l’était vraiment. Fasciné par le spectacle, Arnaud ne pouvait détacher le regard de cette bouche si fine déformée par cet objet qui lui paraissait soudainement étrange. Il se demandait de quoi aurait l’air Florentin ainsi : l’image du jeune noble revint alors à Arnaud dans toute sa délicieuse obscénité, s’imaginant à la place du jeune marié. Pauline semblait manquer d’aisance, ce qui poussa Arnaud à se demander si Florentin avait de l’expérience dans le domaine.
Combien Florentin avait-il eu d’amants quand ils s’étaient rencontrés ? Et combien en avait-il maintenant qu’Arnaud l’avait quitté ? Subrepticement, Arnaud jeta un œil alentour, scruta le fond de sa mémoire pour essayer d’extraire le visages de celles et ceux qui pourraient prétendre remplacer Florentin. Il avait beau faire, personne ne l’attirait dans l’assemblée.
Le Père Fernand le surprit : leurs regards se croisèrent un temps, figés, avant qu’Arnaud ne tourne de nouveau les yeux vers les époux. Accroupie et les jambes écartées, Pauline offrait sa vulve au regard de tous, dont certains avaient commencé à s’approcher. Elle avait gardé les mains hautes, sur les hanches d’Ambroise, dont Arnaud remarquait seulement les nombreuses cicatrices. Il détaillait son corps bronzé et musclé par la chasse, ses quelques poils sur le torse qui formaient à peine un motif, ses mains calleuses qu’il avait niché dans les cheveux auburn de Pauline. Cette dernière n’était pas laide non plus, ses taches de rousseur la rendant candide. Arnaud était perdu entre les deux corps, cherchant à savoir duquel il aurait préféré profité et pourquoi, en vain. Le spectacle incongru d’importance et de gravité, la présence de nombreuses autres personnes et surtout du Père Fernand n’avaient pas fait le poids face à son esprit imbibé et désinhibé. Une grosse bosse déformait son pantalon, et quand, gêné, il le réalisa et qu’il vérifia les autres autour de lui, ce n’était pas la seule.
Pauline s’était remise debout, gardant les jambes écartées entre lesquelles Ambroise avait fourré son nez. Si ce dernier était resté presque parfaitement muet, ce ne fut pas le cas de celle-là, qui laissa bien malgré elle échapper des gémissements. L’assemblée s’était encore approchée, désireuse de toucher les jeunes mariés, mais encore retenu par une barrière invisible. C’était une marée sombre et lente, imperceptible et inexorable. Arnaud vit la mariée tressauter, manquer de tomber et se rattraper au mur derrière elle : une agitation traversa les observateurs, qui se pressèrent un peu plus près de l’estrade.
Resté un peu trop en retrait, Arnaud n’eut pas le loisir de voir tout de suite ce qu’il se passait, mais il en eut une bonne idée. Les gémissements montèrent du sol, les respirations s’accélérèrent et il vit autour de lui les vêtements tomber un à un. Il s’attendait à ce que chacun se jette sur chaque autre mais en lieu et place, ce fut comme si tout le monde attendait de présenter ses respects aux mariés : il comprit quand ce fut le tour de ses voisins.
Assis sur le rebord de la table, les époux aux cuisses écartées se faisaient offrir langues et baisers. Chacun se pressait pour enfouir son visage dans leur entrejambe, l’une après l’autre, pour quelques secondes ou pour quelques minutes. Quand ce fut le tour d’Arnaud, l’alcool faisant effet, il ne put résister. Il se pencha avec la même avidité sur cette vulve aux poils roux. Il en apprécia bruyamment le goût, y enfonça sa langue, la lécha et la suça, jusqu’à ce qu’elle tressaute de nouveau. Puis il se pencha sur Ambroise et ses cicatrices, Ambroise et son membre dressé avec lequel cette pauvre Pauline avait eu bien du mal. Avec une curieuse sensation de défi, Arnaud se demanda s’il pourrait faire mieux. C’était plus compliqué qu’il ne le pensait, tant le membre était long. Il n’y mettait pourtant aucune mauvaise volonté, et se donna si bien qu’Ambroise de lui fit l’honneur de lui jouir dans la bouche. Surpris, Arnaud se recula un peu, les lèvres entrouvertes. Il entendit quelque clameur qu’il n’identifia pas, et sentit seulement quelqu’un lui passer un doigt sur le menton. Le doigt s’envola ensuite jusqu’à Pauline, dans laquelle il s’enfonça si profondément et avec si peu de résistance que cette dernière en poussa un long gémissement de plaisir.
***
La suite ne lui revint que par bribes le lendemain. Chacun s’était déshabillé, allongé sur le sol et adonné à la plus pure débauche. De cette orgie, Arnaud ne retint que quelques sensations et souvenirs. Des fesses qui s’ouvrent sans peine devant lui, les siennes qu’on avait longuement mordillé avant d’en lécher l’interstice, plusieurs paires de mains sur son corps, dans son corps, dans sa bouche, la grisante sensation de sentir un autre homme dans le corps d’une femme, cette vulve qui obstrua son champ de vision quand on vint s’asseoir sur son visage. La fin de cette nuit fut confuse et Arnaud peinait à se remémorer du voyage de retour. Il savait juste que, quand il dut se lever le lendemain pour assister à la messe, son corps était fourbu, douloureux par endroits, repu. Souillé également, sans qu’il n’arrive à s’en offusquer tout à fait.
Quand il sortit, le soleil de cette journée pourtant froide lui fit mal aux yeux. Il sentit ses iris se contracter pour filtrer la luminosité, ses paupières se plisser jusqu’à ce que le rideau de cils ne se ferme tout à fait. C’était trop tard pour sauver son pauvre crâne, qui se mit alors à le lancer. Resserrant son manteau bleu nuit autour d’un corps qui avait à la fois maigri et pris en muscles, Arnaud se dirigea d’un pas hésitant vers l’église.
Au-delà de la gueule de bois qui réclamait son dû, par ailleurs bien plus violente que ce à quoi il s’était attendu, c’étaient les visages qu’il avait croisé cette nuit-là qui le rendait honteux à l’idée de poser un pied dans la maison de Dieu. Il concevait bien mal que le Seigneur puissent accueillir cette communauté après un tel rituel nuptial. Arnaud espérait que personne ne viendrait lui parler de ce qu’il s’était passé, mais une partie de lui savait que l’idée était incongrue. Les gens ici avaient deux visages, deux vies qui s’échangeaient au crépuscule et à l’aube. Il était peu probable qu’on vienne, en public et de jour, lui causer de ses actes de débauche. Mais, et alors ? Même si on ne venait pas lui mettre le nez dans sa merde, est-ce que cela justifiait ses actions ? Est-ce que ça les excusait ? Est-ce que cela devait laver sa honte de paraître comme un simple loup pénitent, assis sur le modeste banc d’une église coloniale ? Bien sûr que non.
Il ressassait ces questions rhétoriques sans pouvoir les arrêter, alors même qu’il s’efforçait de porter un masque avenant et de saluer ses voisins. Le Père Fernand prit place derrière l’autel, et commença une messe qu’Arnaud écouta à peine. Il était incapable de se concentrer sur autre chose que le fait que tout le monde ici présent savait. Ils savaient ce qu’il s’était passé la veille après la célébration. Ils n’en parlaient pas, n’y feraient sûrement même pas allusion, ni ce jour ni jamais, mais ils savaient. Le Père Fernand y avait assisté, au moins, car les souvenirs d’Arnaud était trop brouillés pour être sûr du reste. Cette respectable blanchisseuse ? Ce contremaître ? Cette servante ? Ce meunier ? Ils auraient pu y avoir participé. Arnaud s’en voulait tellement de ne pas avoir clairement leurs visages en tête, et de devoir se contenter d’images morcelées et de sensations plutôt que de souvenirs précis. Il haïssait sa mémoire pour lui avoir joué un tel tour, et l’empêcher de confronter directement celles et ceux qui l’avaient touché et qu’il avait touché. Il tentait désespérément d’assembler les morceaux, de recoller les visages sur les corps, et souffrait de ne pas pouvoir dire qui il avait pris et qui l’avait pris. Il souffrait encore plus de savoir qu’ils étaient présents, sous le toit de cette église, tout près de lui, à écouter le serment de celui qui avait donné sa bénédiction à ce carnage. Et encore, rien ne disait à Arnaud que le Père Fernand n’en avait pas profité pour se tailler une tranche de chair et renier dans le même temps ses vœux. On avait appris à Arnaud qu’un prêtre lupin devait être deux fois plus vertueux qu’un prêtre normal, qu’il devait montrer l’exemple et se repentir d’autant plus qu’il était d’une nature démoniaque, qu’il avait le sang de la bête dans son corps, et qu’il ne lui était permis de parler au nom de Dieu qu’à la condition qu’il se soit plusieurs fois purifié. Soit on lui avait menti, soit le Père Fernand avait longuement négocié avec Dieu et avec lui-même pour cautionner de tels actes.
La messe était interminable. Sa concentration rendue difficile avec l’alcool qui peinait à quitter son sang, Arnaud fit l’erreur de laisser ses pensées vagabonder à leur guise. Il tentait de se souvenir, et laissait revenir à lui les sensations de la nuit passée, avec ce que cela comptait d’horreur et de plaisir. Il frissonna et détourna le regard du prêtre pour le laisser errer jusqu’à ce qu’il tombe sur une jeune fille dont il était sûr qu’il l’avait vue la veille. À la lumière du jour, habillée simplement et avec pudeur, elle semblait si jeune : lui la revoyait chevaucher férocement Hughes, le forgeron, gémissant sans aucune retenue. Arnaud n’arrivait pas à croire qu’il avait devant lui la même personne. Il réalisa dans le même temps que Hughes avait été présent, justement, et que sa mémoire à ce sujet était particulièrement floue. Un frisson lui remonta la colonne vertébrale, et quand ses yeux d’ambre se posèrent sur Hugues, il fut happé dans un nouveau souvenir, plus vivace et impétueux que les autres.
Il revoyait Hugues juste devant lui, lui souriant comme il lui arrivait de sourire face à un nouvel ouvrage, plein de défi et d’amusement. Il s’étirait de toute sa nudité, dépliant un corps massif et bronzé, jusqu’à absorber tout le décor et le peu de lumière du décor. Il passa une main calleuse sur le visage d’Arnaud, trop ivre pour réagir, avant de la laisser glisser sur son épaule, et jouer avec les lignes de son dos. Puis, la main se referma sur sa hanche, maintenant Arnaud trop fermement pour qu’il puisse s’échapper de l’emprise de son maître.
Assis sur les bancs de l’église, Arnaud ressentit de nouveau la longue hampe de Hugues le pénétrer, lente mais déterminée. Il le sentait en lui aussi clairement que si c’était le cas actuellement. Il avait son odeur dans les narines, ses ongles dans sa chair, ses râles rauques dans ses oreilles. Le visage d’Arnaud devint subitement pâle, et il se sentit encore plus malade quand il réalisa que ces quelques sensations avaient fait naître de nouveaux désirs en lui.
La fin de la messe vint comme une délivrance : il voulait sortir de là, quitter l’étreinte douce et miséricordieuse d’un Dieu qui aurait dû le mépriser. Il voulait se réfugier dans la honte et l’auto-apitoiement jusqu’à ce qu’il soit fatigué de s’entendre dire qu’il était sale et indigne. Heureusement ne travaillait-il pas aujourd’hui, il aurait tout le loisir de sortir le précieux journal d’Anne-Lise de sa chambre pour aller s’isoler sur le surplomb près du moulin, et observer l’océan en s’imprégnant de ses mots. Peut-être elle saura le divertir de ses propres frasques, quitte à devoir invoquer les animaux sauvages qui vivaient tout près d’eux, et qui, s’ils se décidaient à sortir des bois, pouvaient tous venir les dévorer.
Anne-Lise n’avait malheureusement pas grand-chose à lui raconter : elle lui narrait les heures du lever et du coucher de chacun, les offices, les marchandises qui transitaient par Châtillon, les messes du Père Henri. Sa vie avait été plus simple que celle d’Arnaud, et ce dernier s’en réjouissait. Le récit ordinaire de cette jeune femme lui rappelait que le domaine n’avait pas toujours été ainsi, aussi perturbant et malsain. Elle était la preuve qu’il n’avait pas toujours souillé les gens qui y vivaient, et que rien de ce qu’Arnaud avait vécu n’était inéluctable. Il referma le journal, le rangea dans sa poche intérieure et se prit à observer la mer qui s’étendait devant lui. Elle était d’un bleu impossible, et son étendue infinie résonnait comme un appel à la liberté en même temps qu’un autre type de chaîne. Arnaud pouvait aller et venir à sa guise, mais il se sentait prisonnier de cette île et de ce domaine, bien plus sûrement que s’il avait été mis aux fers. Avec un soupir, il se releva, et repartit vers l’auberge où il avait toujours sa chambre. Il avait appris récemment que les maisons individuelles étaient réservées aux couples et aux familles. Il n’était pas près de se sortir de ce dortoir amélioré.
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