Chapitre 12
[Cannibalisme]
La joie qu’avait apporté le mariage d’Ambroise et Pauline à la plantation, à défaut d’Arnaud lui-même, ne dura pas bien longtemps : le chasseur avait quelque blessure insoupçonnée à laquelle il succomba quelques semaines plus tard. Arnaud se demandait bien quel genre de bête pouvait faire des dégâts irréversibles à un loup-garou. Cette bête devait être impressionnante et terrible, ou alors Ambroise était un loup bien faible. Malgré tout le respect qu’il devait au défunt, Arnaud trouva cela bien plus rassurant de se dire que c’était Ambroise qui n’avait pas été à la hauteur. Tous les loups ne se valaient pas, loin de là. Certains pouvaient encaisser de graves blessures et les guérir assez rapidement pour n’avoir même pas à sortir de combat. D’autres avaient besoin d’un repos conséquent pour des plaies bien plus bénignes. Arnaud était de ceux-là : son loup n’était pas bien grand, un peu chétif. Il n’était ni le plus rapide, ni le plus fort, et encore moins le plus intimidant. Il n’était bon que lorsqu’il fallait se faire discret, ou qu’il fallait débusquer quelqu’un. Sur le terrain, Arnaud était un boulet et il le savait. Cela paraissait étranger qu’Ambroise se soit lancé dans la carrière de chasseur en ayant un loup aussi mauvais que celui d’Arnaud, même si c’était tout de même possible.
Les funérailles se tinrent peu avant le crépuscule, dans une église où Arnaud avait toujours autant de mal à mettre les pieds. Le cercueil avait été placé à l’exact endroit où il était resté vingt-quatre heures durant à prier et à délirer à cause de la fatigue. Il était à l’endroit où il s’était tenu quand le Père Fernand l’avait baptisé à nouveau, son front s’ouvrant sous ses griffes ensanglantées. Le cercueil se tenait exactement à l’endroit où se tenait Ambroise quand il avait pris Pauline pour épouse.
Cette dernière était au premier rang de l’église, pleurant avec retenue mais sans discrétion sous sa voilette noire. Tous les habitants de Châtillon n’avaient pas le luxe d’avoir une tenue noire, et on avait prêté sa tenue à Pauline, comme l’avait appris Arnaud en tendant l’oreille au dîner qui s’était tenu juste avant. Lui avait la chance d’avoir un long manteau bleu sombre qui faisait l’affaire, mais il en voyait certains dans leurs vêtements de tous les jours. La plantation n’était pas aussi prospère qu’elle voulait bien le laisser entendre, surtout quand il s’agissait d’attirer de jeunes loups venus de métropole.
Quand ils sortirent de l’église, le soleil s’était déjà couché. La plantation était plongée dans la pénombre, et les paroissiens qui la peuplaient peu à peu gardaient un silence respectueux. Au milieu d’eux, Arnaud les imitait, se demandant avec un recul presque scientifique comment cette communauté célébrait vraiment les morts. Le cercueil fut porté par des amis du défunt, et un instant, Arnaud se demandait s’ils n’allaient pas devoir faire des choses terribles et obscènes avec le cadavre du pauvre homme, pour quelque raison métaphysique. La pensée lui était venue sous la forme d’une plaisanterie, comme pour dédramatiser la situation dans laquelle il était et de laquelle il ne pouvait facilement s’extraire. Il commença vraiment à se poser des questions et à reculer pour se mettre en retrait quand il vit que la jeune veuve retirait son manteau. Ils étaient au beau milieu de la plantation, sous le croissant de lune, et même habillé Arnaud pouvait sentir le froid du vent sur sa peau. Et puis cette fois, il n’avait pas assez bu pour se laisser entraîner dans de telles bassesses : non, cette fois, il cherchait à s’extraire de la foule, à se glisser derrière un muret pour s’enfuir jusque sa chambre, en espérant qu’on l’oublie.
Pauline s’était dénudée oui, mais à mi-chemin elle commença à se changer. Une fois sous forme de louve, les autres habitants firent de même, et chacun révéla tour à tour sa forme animale. Un peu rassuré, Arnaud les rejoignit et fut bientôt un loup parmi tant d’autres, à la fourrure peut-être un peu plus claire que les autres loup gris. Le Père Fernand, désormais énorme bête rousse, poussa un long hurlement, auquel chaque autre loup répondit. Ce fut soudain une chorale, un arpège, une variation sur le même cri. Il dura de longues secondes, avant de s’éteindre de lui-même.
Arnaud n’avait pas pris forme animale depuis longtemps : il le sentait car il avait désespérément envie d’aller courir dans les bois, de crier encore toute la nuit, d’oublier un temps les meurtrissures de son corps humain. Quand Fernand s’approcha du corps d’Ambroise, Arnaud eut peur qu’il n’ordonne à tous de reprendre une apparence humaine, car il y rechignerait. Son loup, c’était un peu comme de vieux vêtements : il le négligeait souvent, oubliait même parfois qu’il existait, et pourtant quand il se glissait dedans, il retrouvait des sensations perdues, et dont il n’avait pas réalisé qu’elles lui manquaient. Comme un enfant capricieux, il ne voulait pas rentrer tout de suite. Il ne voulait pas repartir aussi vite dans le monde des humains, avec ce qu’il avait de paroles, de mensonges, de cruauté. Il se sentait étrangement bien dans ce corps de bête, avec ce cerveau qui fonctionnait plus simplement. Il ne demandait qu’une petite dose en plus, pas grand-chose…
Mais Fernand n’ordonna pas de reprendre forme humaine. Il se tint la gueule au-dessus de la tête d’Ambroise, sa fourrure de feu contrastant avec le bleu livide du cadavre. Il se tourna doucement vers Pauline, comme s’il attendait quelque chose d’elle. La louve était hésitante, elle tremblait presque, mais elle vint tout près de feu son mari. Dans lequel elle planta ses crocs.
Chaque loup s’approcha alors et chacun prit un morceau du corps. Certains ne le faisaient que par obligation, Arnaud le voyait bien : ils prenaient une bouchée, dans un endroit un peu osseux, et se reculaient aussitôt. D’autres par contre trempaient leur museau avide dans les viscères froides, et tiraient de gros bouts de chair qu’ils mastiquaient bruyamment. S’étant transformé et n’ayant plus vraiment le choix de participer ou non, Arnaud s’approcha à son tour, assez vite pour ne pas paraître suspect mais sans précipitation pour être bien sûr de ne commettre aucun impair, et choisit une main qu’il mâchouilla vaguement avant de reculer et reprendre sa place dans l’assemblée.
Cela dura plus longtemps qu’il ne l’aurait pensé, même si cinq secondes auraient été déjà de trop pour ce genre de tradition. Il ignorait qu’il existait encore des paroisses lupines qui soient si proches de certaines traditions païennes. Sans bibliothèque à proximité, il lui était impossible de faire d’éventuelles recherches, lui qui se demandait d’où venait ce rituel funèbre si spécial. Il doutait fortement que ce soit écrit où que ce soit dans la grande Bible des loups, et pariait plutôt sur un syncrétisme avec un ancien rituel, comme l’était Noël. Noël ne tarderait pas d’ailleurs, et Arnaud espérait qu’ils ne le fêtaient pas ici. Ou qu’ils le fêtent comme partout ailleurs, mais ses espoirs étaient minces. Il commençait à comprendre que la plantation Châtillon laissait son empreinte hideuse sur toutes les coutumes, tous les rituels et toutes les cérémonies catholiques lupines, et Noël ne faisait sûrement pas exception. Une partie de lui-même, désabusée et blasée, prenait les paris : allait-on encore prendre la célébration d’une naissance comme excuse pour organiser une orgie ? Pire, est-ce que des enfants y seront présents ? Cette facette de lui, froide et cruelle, en riait, mais l’autre tremblait, car elle n’était pas sûre qu’ils n’en furent pas capables.
***
Une fois que chacun fut passé rendre ses terribles hommages au défunt, Fernand poussa un nouveau hurlement auquel chacun répondit. Arnaud vit que certains reprenaient forme humaine, mais pas tous : il fut de ceux-là, et continua à traîner un peu autour de l’église en trottant. Il lui semblait qu’ils avaient quartier libre, en quelque sorte, ce qu’il ne refusa pas le moins du monde. Personne ne semblait s’intéresser à lui, ce qui était une autre excellente raison de rester dans cet état. Il remarqua bien un loup noir aux yeux d’un vert irréel l’observer au loin, mais n’en tint pas compte. Ce n’était que Hugues, et Arnaud ne voulait pas lui parler. Il sentait son odeur sur sa langue, et puisqu’il le connaissait, s’était décidé à l’ignorer. Ils auraient tout le temps de converser plus tard. Arnaud s’approcha un peu des bois d’un pas égal, ni rapide ni vraiment lent, et fixa de ses yeux d’ambre la noirceur sous les arbres. Il eut envie de hurler, mais ne le fit pas : il usa plutôt de son flair, et ce faisant, d’une autre chose dont il n’avait jamais eu conscience jusque là.
C’était comme si sa personne était projetée au-delà de son corps, lancée à travers les bois, les filtrant comme au travers d’un peigne. Il cherchait la horde sauvage qui s’en était prise aux chasseurs, et était de fait responsable des funérailles d’Ambroise. Des funérailles dont Arnaud se serait bien passé, d’ailleurs. Il s’attendait à trouver de multiples petites ombres, des images fugaces d’animaux sauvages et inoffensifs si pris à part. À la place il buta sur une énorme masse sombre. Une odeur de mort s’en échappait, une odeur de colère, et de vengeance. Il murmura en pensée le nom qu’il pensait être le sien, Thomas, mais la Bête ne réagit qu’avec plus de colère encore. Elle était incapable de communiquer réellement : Arnaud sentait seulement qu’elle le rejetait comme elle rejetait le nom « Thomas ». Elle ne pouvait parler, mais Arnaud se surprit à pouvoir la comprendre. Elle était menaçante, malfaisante, et Arnaud battit vite en retraite de peur d’attirer sur la plantation les foudres de cette monstruosité qui se tapissait dans les bois.
***
En revenant vers l’église pour y récupérer ses habits, Arnaud recroisa Hugues, toujours en loup noir. Il était inutile pour lui de garder cette forme en pensant qu’il était incognito. Arnaud le voyait assez souvent le jour pour ne pas avoir à le subir la nuit, et continua à l’ignorer. Se changeant de nouveau en humain et passant rapidement son manteau autour de lui pour se protéger du froid et des regards indésirables, Arnaud se dépêcha de prendre ce qui lui restait d’affaires pour aller se rendre jusqu’à sa chambre. Derrière lui, le loup le suivait.
Il le fit jusqu’à la porte même de sa chambre, où il en bloqua l’accès de son corps. Il empêchait Arnaud de rentrer, ce qui l’agaça et surtout l’effraya. Il avait du mal à se demander ce que Hugues pouvait bien lui vouloir, mais à force de secouer le museau dans une direction précise, le forgeron réussit à lui faire comprendre qu’il voulait l’emmener ailleurs. Fatigué, Arnaud obtempéra. Obéir à cet homme était une très mauvaise habitude qu’il avait pris, songea-t-il. Il le suivit donc jusqu’à la chambre de Hugues, un peu plus loin dans l’auberge, dans laquelle il entra : elle était aussi dénuée de meubles que la sienne, à la différence de quelques objets qui venaient la décorer. Des sculptures de métal, principalement, bien qu’il y ait également des statuettes de bois. Une fois qu’Arnaud eut fermé la porte, Hugues reprit forme humaine. Nu, donc. Encore une chose qu’Arnaud aurait préféré qu’on lui épargne.
Devant son agacement visible, Hugues s’empressa de s’enrouler dans une couverture, chose qui étonna Arnaud. Ce dernier gardait une impression dure et brutale du forgeron, celui qui lui gueulait dessus toute la journée, celui qui jouait de sa stature pour le terroriser… Et celui qui, désormais, cachait sa pudeur comme un petit garçon.
— Désolé, commença-t-il, mais il faut que je te parle.
Muet et fermé, Arnaud accentua sa stance défensive.
— J’écoute.
— Je… Je suis désolé pour le cirque que j’ai dû faire. La forge et tout. Je… Je pensais pas que tu nous suivrais au mariage et surtout je pensais pas que tu étais… Je suis désolé.
Le jeune homme arqua un sourcil, de plus en plus perplexe. Hugues s’était servi de lui de toutes les manières possibles, et il osait dire que ce n’était pas sa faute ? Qu’on l’avait forcé, lui ? Arnaud n’en croyait pas un traître mot, qu’importe l’odeur de peur qu’il percevait, perlant sur la peau du forgeron. Cette soudaine frayeur l’intriguait, mais il ignorait comment aborder le sujet, et surtout, il redoutait sa réaction.
Voyant qu’Arnaud ne répondait pas et restait dans l’expectative, Hugues ajouta :
— Ce village… Cet endroit… J’ai pas eu l’occasion de te dire que je pensais pas tout ce que je disais, et quand bien même, j’aurais pas eu le courage. Mais ce soir, on était en loups et j’ai pas pu m’en empêcher, je t’ai suivi et…
Il se mit à genoux devant Arnaud, qui cette fois ne cacha pas son choc. Ce dernier allait faire un geste pour lui dire de se remettre debout, mais Hugues lui coupa l’herbe sous le pied.
— Cette… chose, dans les bois… Personne ne peut nous en protéger. Tout le monde ment ici. C’est pour ça que je ne peux pas t’en parler pendant la journée, tout le monde écoute et tout le monde a peur…
— Du père ?
Hugues hocha nerveusement la tête.
— Tu devrais partir, Arnaud. Pars tant que tu le peux encore. Après le mariage… Ce qu’il s’est passé… Ça va recommencer.
Arnaud fronça les sourcils, un peu plus intrigué.
— Comment ça, ça va recommencer ? Ils font ça à chaque mariage ? J’ai pas entendu dire qu’il allait y avoir une autre union pourtant…
— Non, mais il y a eu trop de morts récemment, expliqua Hugues. Si ça continue ainsi, le village va dépérir. Alors le p… il va faire un appel pour un rite, pour favoriser les naissances. Il ne le dira pas clairement, mais il le fera. Ce sera comme pour le mariage, le vin sera incroyablement fort, et avant que tu puisses réagir, tu te retrouveras au milieu de…
— Toi aussi t’en as profité, non ?
Arnaud aurait voulu mieux contrôler sa colère, mais ça lui était impossible. Il était là devant un homme dont il avait peur et qui avait peur de lui, et sentait que le moindre mot de trop pourrait déclencher une tempête, mais n’arrivait quand même pas à rester calme.
— Oui, je suis désolé, j’avais bu aussi et… Et… j’aurais voulu que ça ne se passe pas comme ça. Je peux pas revenir en arrière, et je peux pas changer ce qu’il s’est passé, mais je peux encore te prévenir de ce qui arrive. Ça va recommencer, et tu es le dernier arrivé ici. C’est toi qu’ils voudront.
— Comment ça, c’est moi qu’ils voudront ?
— Ton sang. Enfin, pas littéralement, mais… C’est une communauté qui survit depuis des décennies, avec peu de liens avec l’extérieur alors la consanguinité menace. Toi, tu es… du sang frais.
Il réalisait avec horreur que ce que disait Hugues était vrai, et que si une nouvelle orgie se préparait, il n’allait pas pouvoir s’en sortir aussi facilement.
— Tu dois fuir, termina Hugues en faisant écho aux pensées d’Arnaud.
Ce dernier hocha la tête d’un air entendu, et se tourna pour quitter la pièce. Cette fois, Hugues ne l’en empêcha pas, et le regarda partir. Sans un mot.
Arnaud était encore trop en colère pour oser remercier son bourreau.
Sa chambre n’était pas loin et il la rejoignit rapidement. Cependant il fut comme dans un rêve, tant il était pensif. Un rêve, ou un cauchemar, car il songeait à ce que Hugues lui avait annoncé. Son calvaire n’était pas terminé, Arnaud en était convaincu. Il avait beau ne pas aimer l’allure et l’attitude son patron, il ne pouvait oublier ce qu’il lui avait dit. Il le ressassait, le tournait dans tous les sens, se remémorait les émotions qu’il avait lu dans les traits et l’odeur d’Hugues : il n’y avait aucun mensonge là. Bien sûr, Hugues lui-même aurait pu se tromper, mais il avait l’air si alarmé qu’Arnaud décida de le croire. Il trouverait peut-être d’autres réponses dans le journal d’Anne-Lise, se dit-il soudain, alors qu’il s’allongeait dans son lit. Bien que les coutumes aient changé entre l’époque de la jeune femme et la sienne, il y avait peut-être quelque chose d’intéressant à en tirer.
***
Le domaine est en pleine ébullition. Je peux sentir l’excitation me hérisser le poil, tant il y a cet enthousiasme dans l’air. Jamais je n’avais ressenti quelque chose d’aussi fort, pas même à l’approche d’un mariage royal ou d’un couronnement. Tout le monde semble tendu mais jamais les uns contre les autres, plutôt vers un même but. Le Père Henri n’en parle qu’à demi-mots, il me dit que j’aurais la surprise et que c’est de toute façon quelque chose qui se vit plus qu’il ne se raconte. Ce n’est pas fort pratique pour moi qui tente de retranscrire ici mes expériences, mais je ferais de mon mieux pour mettre ces événements en mots.
Il s’agirait d’une fête pour les naissances ! Madeleine a bien voulu m’en parler un peu : elle est restée très évasive mais a dit que ça avait un rapport avec la création. Je suis encore plus excitée désormais : il me tarde de voir comment on fête les naissances au domaine, d’autant plus qu’il y a au moins une femme enceinte parmi nous. Peut-être sera-t-elle à l’honneur lors de cette soirée ? Madeleine m’a dit que cela se passait la nuit, dans la grande maison blanche. Je trouve ça un peu étonnant qu’on ne fasse pas ça dans l’église ou même dans l’auberge, mais la maison est belle et il me tarde de la voir elle aussi.
Je reviens de la soirée. Je… Il est difficile de trouver les mots corrects pour décrire ce que j’y ai vu, pis encore, ce que j’ai dû y faire. Je me sens stupide et naïve, et je doute que quelque chose puisse m’aider à oublier ce que je viens de vivre. J’espère que personne ne vivra cette chose.
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