Chapitre 13

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[Torture, drogue, viol]

Il ne faisait aucun doute désormais que Hugues n’avait pas menti. Si ce rite avait fait partie de la vie d’Anne-Lise, il était sûrement encore plus terrible aujourd’hui, se dit Arnaud. Il alla se coucher tremblant, autant de peur que de colère. Ce que lui avait dit son patron, l’autre chose, tournait comme une litanie dans son esprit. Il devait fuir, le plus vite possible.

Le lendemain, il se réveilla plus tôt qu’à son habitude. Il se rendit à la forge après avoir mangé un morceau, où il retrouva Hugues. C’était évident qu’ils allaient devoir se côtoyer, qu’ils le veuillent ou non. Pourtant, Arnaud fut surpris d’à quel point on pouvait éviter de parler à quelqu’un avec qui on travaille. Les regards se croisaient à peine, les ordres furent donnés avec le minimum de mots, et chacun œuvrait dans son coin sans tenir compte de l’autre.

Arnaud avait depuis quelques temps dépassé le stade de simple larbin : il apportait toujours les matériaux jusqu’à la forge, certes, mais il avait enfin pu tenir un marteau dans ses mains. Chacun battait le fer en contrepoint de l’autre, comme deux voix se répondant, inlassablement. Arnaud préparait les pièces que Hugues se contentait désormais d’achever, car il n’était pour le moment bon qu’à faire du gros œuvre sans fioritures ni subtilité, quoi qu’ait pu en dire le Père Fernand. Il ne prenait pas ombrage de son rôle : à chaque fois que le forgeron acceptait ce qu’il lui donnait sans trouver à redire, Arnaud souriait intérieurement. Pour lui, pas pour cet homme qu’il méprisait davantage chaque jour qui passait. Arnaud se satisfaisait simplement d’avoir su évoluer au-delà de l’archétype du nobliau bon à rien.

Aucune annonce n’avait été faite dans la journée, et Arnaud rentra à l’auberge à la fois soulagé et encore plus anxieux. Ça n’arrivera pas aujourd’hui, ce qui était une délivrance… Restait à espérer que ça arriverait pas non plus le lendemain. Il s’endormit ainsi, essayant de ne pas penser à ce qu’il se passerait quand le jour se lèverait. Une petite semaine s’écoula ainsi, laissant l’angoisse aller crescendo, jusqu’à ce que le Père Fernand ne fit le tour de la plantation, s’invitant dans chaque échoppe prévenir d’une messe exceptionnelle le soir même. Le temps était venu, semblait-t-il. Et Arnaud avait pris sa décision.

***

Quand le soleil déclina, tout le monde se rendit d’un pas mesuré jusqu’à l’église. Tout le monde, sauf Arnaud, qui s’était réfugié tout près de l’orée des bois, dont il imaginait que personne ne s’en approcherait. Sa cachette était parfaite : il était assis sur le sol, tout prostré contre un arbre, immobile et invisible. Il avait cependant oublié que la vue n’était pas le premier des sens des loups, quand il sentit une odeur s’approcher de lui. C’était quelqu’un du village, quelqu’un à qui il ne parlait pas beaucoup, mais dont il reconnaissait l’odeur acide comme on reconnaissait un visage disgrâcieux. Il espérait s’être assez bien dissimulé pour que l’autre le laisse tranquille, mais l’odeur s’approcha encore un peu. Un homme, puis une femme, dont le parfum avait été éclipsé par le bouquet bien puant du premier, le confrontèrent.

— Que faites-vous ici, alors qu’il y a une messe à l’église !?

— Je… je m’étais assoupi. Que faites-vous ici vous ? répliqua Arnaud.

Piquée à vif, la femme se défendit :

— Nous étions au travail, nous venons juste de finir ! Mais vous, vous travaillez plus près du centre, vous ne devriez même pas être là !

Arnaud hésita à lui répondre que c’était un pays libre, si seulement c’en était vraiment un : il n’en était plus si sûr lui-même. Agacé, en colère plus que paniqué, il décida d’obtempérer et de suivre le couple jusqu’à l’église en jouant les idiots. Ça ne lui avait pas réussi jusqu’ici, mais on pouvait toujours espérer, non ?

L’église était remplie : tout le monde était venu pour assister à la messe exceptionnelle. Hugues l’avait prévenu, et il avait eu raison : le Père Fernand parlait beaucoup des récents décès, comme s’il fallait les combattre. L’idée de combattre la mort avec la vie était belle, cela dit Arnaud n’était plus dupe. Il se doutait de ce que ça voulait dire, et les images de ce qui pouvait arriver lui vinrent en tête. Hugues avait été laconique, hésitant, mais il s’était parfaitement fait comprendre. Restait désormais à éviter les boissons s’il ne voulait pas finir drogué comme la dernière fois. S’il y avait un dîner ensuite, ce serait facile de ne pas boire ou de faire semblant, tant il y aurait de monde et d’agitation, cependant Arnaud avait la sensation que ce ne serait pas si simple : il suffisait qu’il s’agisse du vin de messe pour que tout évitement ne devienne plus compliqué. Comme si le destin écoutait ses pensées et se jouait de ses tractations, le Père Fernand convia tout le monde à venir boire dans un calice qu’il remplit avec cérémonie. Arnaud remarqua que la bouteille avait été ouverte en avance, et ce que les fidèles porteraient à leurs lèvres avait facilement pu être altéré. Désormais, il lui fallait trouver une sortie. Il pourrait s’enfuir à toute vitesse par la porte et rejoindre la ville la plus proche, or il se savait être un mauvais loup-garou, certainement pas des plus rapides. On le rattraperait sûrement, et qui sait ce qu’on lui ferait subir alors. S’il devait fuir, il devait réussir du premier coup.

Son tour vint bien trop vite, et une fois qu’il fut devant le calice, les yeux dans ceux du Père Fernand, il se décida à garder sa bouche bien fermée, et à simuler une gorgée en déglutissant ensuite. Le plus difficile dans tout cela fut de camoufler son appréhension, mais le Père le laissa aller se rasseoir, signe que cela avait dû fonctionner. Tout le monde était calme dans l’église, tant et si bien qu’Arnaud eut un moment de doute. Peut-être que Hugues lui avait fait peur pour rien, et que rien ne se passerait ce soir ? Peut-être avait-il exagéré ? Le jeune loup voulut y croire de toutes ses forces, mais son appréhension et son pragmatisme le gardaient d’une espérance trop folle. Chacun sortit dans le froid après la messe, et se dirigea chez soi en grelottant. Arnaud ralentit le pas et s’assura que certains rentraient bien chez eux avant de mettre un pied dans l’auberge. Toujours méfiant, il regagna sa chambre, ferma la porte et la regarda un long moment comme si elle allait lui exploser à la figure. Rien ne se passa. Perplexe, Arnaud reprit sa routine du soir et alla se coucher après s’être débarbouillé. Il s’emmitoufla dans sa couverture et tenta de dormir, en vain. Ce que lui avait dit le forgeron, il n’arrivait pas à se l’ôter de la tête, mais peut-être que son plan improvisé avait fonctionné ? Après tout, il n’avait pas bu de ce vin, et c’est pour cela qu’il était sagement en train d’essayer de dormir dans son lit ?

Il n’y croyait qu’à moitié. Et il avait raison, car la porte de sa chambre s’ouvrit alors dans un grand fracas, laissant paraître en contre-jour la silhouette massive du Père Fernand.

— Dieu vous appelle, mon fils.

Dieu ? Arnaud n’en avait jamais été moins sûr. Il fit semblant de ne pas avoir entendu, d’être profondément endormi.

— Je sais que vous ne dormez pas, comme je sais que vous n’avez pas bu à la coupe. Mais ce que ce domaine vous donne, Arnaud de Saint-Luc, vous devez le lui rendre. Vous allez venir avec moi.

Plutôt crever. Arnaud resta pourtant immobile, ne trouvant pas le courage de se sortir de sa paralysie pour courir et échapper à l’emprise de Fernand. Il resta là, prostré, comme s’il espérait inconsciemment qu’en restant sans bouger, on ne le verrait plus.

Il sentit alors des mains sur lui et cela le fit enfin réagir. Il se débattit de toutes ses forces, et n’ayant pas réalisé qu’il s’était à moitié transformé, griffa l’un des hommes accompagnant Fernand au visage. Mais pour autant que ses mouvements furent puissants et amples, ils étaient désordonnés et ne purent empêcher son enlèvement. On le traîna hors de son lit jusque dans le couloir, puis dans le froid de la nuit. Ni ses cris ni ses tentatives de frapper ses assaillants n’eurent d’écho ni provoquèrent de réaction autour de lui. Chacun des habitants savaient exactement ce qu’il se passait, et personne ne faisait rien. Arnaud, dans son désespoir, appela Hugues, Dieu, Florentin, dans le désordre. Dans sa colère, il maudissait ceux qui l’emmenaient et dans sa détresse, tentait de négocier avec eux. Mais rien n’y fit, et il arriva jusque dans la salle souterraine du manoir blanc. Il la reconnut instantanément et paniqua d’autant plus, jusqu’à ce qu’on vienne poser un mouchoir blanc sur son nez et sa bouche. Il lui était impossible ne pas respirer les vapeurs, et il tomba inconscient l’instant d’après.

***

Il avait échoué. C’était la première pensée qui lui vint quand il rouvrit les yeux. Il avait échoué, il n’avait pas pu échapper au Père Fernand, ni s’échapper de ce domaine. Il avait échoué, et il avait la terrible impression de n’avoir même pas vraiment essayé. Il sentit ses poignets et ses chevilles lui résister, avant de comprendre qu’il était attaché à une sorte de grande croix en bois. N’était-ce pas pousser le culte de Jésus un peu trop loin que de le clouer lui-même à une croix de bois ? Arnaud se maudit de trouver de quoi plaisanter dans une situation aussi désespérée,refusant même l’humour comme mécanisme de défense et se rabroua encore un peu plus en voyant qu’il n’avait plus le moindre vêtement pour lui. C’est avec un soupir résigné qu’il attendit la suite, à laquelle il ne réchapperait plus désormais.

— Bon garçon, entendit-il dire.

Il essayait de garder bonne figure, de faire face avec le plus d’aplomb qu’il le pouvait face à ce qui allait lui arriver. Il regardait le Père Fernand avec des yeux luisant de colère, sa seule défense, aussi dérisoire soit-elle. S’obstinant à ne pas montrer sa terreur, Arnaud semblait oublier qu’ils pouvaient la sentir rouler sur sa peau, et qu’elle empestait le reste de la pièce. Il continuait de jouer les bravaches, les gars qui n’ont peur de rien, se rassurant en se disant qu’ils ne pourraient pas tirer grand-chose de lui si son membre restait flaccide, comme c’était toujours le cas.

Juste au moment où cette pensée rassurante fit surface dans son esprit, une des servantes du Père Fernand parut, un plateau à la main. Ce dernier y récupéra une fiole contenant un liquide d’un vert pâle translucide, et s’approcha d’Arnaud. Il devrait recracher, refuser de boire, comme il l’avait fait pour le vin de messe, alors il s’y prépara mentalement. Il serra la mâchoire alors même que personne ne faisait de mouvement vers lui, et garda une expression fermée.

— Oh, détends-toi, tu vas te casser une dent ! lança le Père Fernand.

Arnaud allait répliquer quelque chose mais le Père le coupa dans son élan en approchant de son visage un étrange appareil. C’était une sorte d’araignée de métal, ne mesurant pas plus qu’une demi-paume, et qui semblait montée sur ressort, comme une pince. Arnaud ne comprit à quoi cela servait que lorsque ce fut posé sur son œil droit. Cela lui maintenait les paupières ouvertes, signe que ce liquide, on n’allait pas lui demander de le boire. Non, on allait le lui verser goutte à goutte directement dans l’œil, mêlant l’agent à ses larmes, et lui interdisant de rejeter la substance. Il allait tout voir, aux premières loges, mais il serait incapable de repousser le Père. Il subirait, comme il subissait déjà, et n’aurait d’autre choix que de se taire.

La substance lui brûla les muqueuses, irrita sa pupille, coula un peu le long de ses joues. Arnaud hurla, les cloisons solides du manoir empêchant son hurlement de parvenir au dehors. Et quand bien même, qui serait venu à son secours ? Hugues ? Il lui semblait bien trop faible d’esprit, dépourvu de volonté pour oser aller à l’encontre des ordres du maître du domaine et venir à son aide. À quel point fallait-il être faible pour avoir peur d’un piètre loup-garou comme Arnaud ? Ce dernier ne s’expliquait toujours pas ce mystère, bien qu’il n’ait pas le loisir d’y réfléchir bien longtemps dans sa situation actuelle.

Ses cris finirent par s’éteindre, inutiles, le liquide étant déjà dans son organisme. Il le sentait s’étendre comme une pieuvre, ramper sous sa peau, embraser ses veines. Tout s’embrouillait dans sa tête et dans sa vision, tant et si bien qu’il mit plusieurs minutes à comprendre qu’on avait retiré le dispositif qui permettait de lui garder la paupière ouverte. Son corps devint malléable, tant il n’avait plus la force de donner des ordres à ses muscles. On en profita pour le détacher, car il n’était plus capable de se défendre désormais. Il avait été totalement neutralisé, et ne faisait plus que subir. Le plafond bougeait au-dessus de lui, les visages étaient méconnaissables, flous, changeants et spectraux. Arnaud ne voyait plus rien, sentait à peine, ne bougeait plus. À demi-conscient, il ne se demandait même plus ce qui se passerait pour lui. Ces questions n’avaient plus de sens, car il ne pourrait plus empêcher ce qui allait se passer pour lui. Juste avant qu’il ne tombe tout à fait inconscient, il se vit lui-même, fantôme observant son corps encore en vie sous lui.

Il y eu beaucoup d’allées et venues dans la cave du manoir ensuite. Toutes les jeunes femmes n’ayant pas encore enfanté, et toutes les mères qui voulaient bien d’un nouvel enfant. Elles vinrent chacune, tour à tour, défilant sagement les unes après les autres auprès d’un Arnaud incapable de protester. Beaucoup vinrent par obligation, gardant un visage fermé et souffrant tout autant que l’homme sous elles, mais certaines y prirent un plaisir malsain, en profitèrent pour l’étrangler, le griffer et le meurtrir un peu plus. Et puis, quand tout fut terminé, au beau milieu de la nuit, on le ramena jusque dans sa chambre, où on l’enchaîna à son lit.

***

Il se réveilla vers midi le lendemain. Les planches du plafond lui étaient étrangères, et il ne reconnaissait pas l’odeur de ses draps. Les effluves s’entremêlaient et devenaient indistinctes et entêtantes, si bien qu’il se força à relever la tête et à se sortir du lit pour pouvoir respirer. Arnaud avait besoin d’air. Il comprit après quelques minutes qu’il était dans la plantation Châtillon, cette plantation qu’il avait rêvé de rejoindre quand il n’était qu’un loup naïf des faubourgs nantais. Qu’est-ce qu’il avait pu être stupide ! Une migraine commençait à poindre sous son front, qui l’empêchait d’ouvrir tout à fait les yeux pour y accepter la lumière du jour. Son œil droit surtout… Il lui faisait mal, comme si on l’avait brûlé. Arnaud se mit debout et tenta de s’extraire du lit : une chaîne l’en empêcha. Il tira dessus, incrédule, mais la chaîne le retint. Il était trop faible pour vraiment forcer, alors se résigna à rester assis.

Il n’avait aucun souvenir de ce qu’il s’était passé la veille, il savait juste qu’il avait mal partout, à l’œil, au cou, à l’entrejambe. Fronçant les sourcils, il passa une main sur son torse et l’observa, à la recherche de traces de blessures. C’était peu probable, car un loup-garou guérit extrêmement vite, mais avec une bonne arme, ça pouvait arriver : sa peau était parfaite, sans cicatrices ou plaies, mais dessous il sentait une douleur fantôme. Quelque chose qui avait été, qui n’était plus, et dont il n’arrivait pas à se souvenir. Et c’était pire que tout. Il ne savait pas. Il savait que quelque chose s’était produit, mais tout était laissé à son imagination, si bien que sa douleur ne lui paraissait même pas réelle.

Il tira encore, mais la chaîne ne bougea pas. Il avait besoin de manger, de se reposer peut-être encore avant d’être capable de lutter contre des fers aussi épais. Aurait-il été dans sa plus grande forme que ce n’aurait été qu’une formalité, mais il devait reconnaître que dans son état d’épuisement, cela restait efficace. Alors il cria, espérant que quelqu’un fut derrière sa porte à le garder, et qu’il soit assez stupide pour la lui ouvrir. Arnaud n’avait aucun plan, et ne pensait même pas à s’enfuir en vérité. Il avait faim, il avait besoin d’un bain, et aussi incongru que cela pusse lui paraître, il se disait que Hugues avait sûrement besoin de lui à la forge. Cette excuse suffirait peut-être à ce qu’on relâche ses liens, qu’on le laisse aller en paix en se disant que le chien fou avait été domestiqué. Mais il n’y eut aucune réponse. Dépité, il se rassit sur le lit, et sentit alors le journal d’Anne-Lise sous son oreiller. Il l’avait presque oublié, et il se disait qu’il n’avait rien de mieux à faire en ce moment que de se plonger dans la lecture, aussi tragique soit-elle.

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit dans ce journal. Les mots me fuient, et chaque lettre tracée me demande beaucoup trop d’efforts. Cependant, l’annonce que l’on vient de me faire est bien trop importante pour que je ne la consigne pas ici. Je suis enceinte.

Je devrais être heureuse, me réjouir de devenir enfin mère, ce dont j’ai toujours rêvé, cependant, ce n’est pas dans ces circonstances que j’aurais voulu concevoir. Je ne suis pas mariée, alors l’enfant à naître devra souffrir du sceau disgrâcieux de la bâtardise, chose à laquelle je peux peut-être encore remédier. J’ai demandé audience auprès du Père Henri pour ne pas enfanter hors-mariage, sauver le peu qui peut encore être sauvé. Il a accepté, et s’emploie à l’heure où j’écris ces mots à me trouver un parti.

La triste vérité c’est que j’ignore qui est le père. Mes souvenirs de cette terrible nuit sont si confus que je peine à remettre des visages. Je ne vois que des corps, et je n’entends que des voix qui s’entremêlent jusqu’à être totalement indistinctes. Que dirait ma mère si elle me voyait aujourd’hui, engrossée avant d’avoir prononcé mes vœux, ignorant qui même est responsable de mon état, et quémandant un mariage dans la précipitation juste pour sauver ce qu’il me reste d’honneur ? J’ai tellement honte. J’ai si honte que je pourrais en mourir, mais je m’y refuse. Cette vie en moi n’a rien demandé, et j’estime de toute façon avoir déjà trop péché.

Je m’attendais à des réactions violentes, mais mon état n’a pas l’air de les déranger. Ils devraient pourtant être embarrassés, me montrer du doigt, souligner cette honte qui me traverse à chaque fois que je songe à ce ventre qui s’arrondit. Mais non. Il semble que je sois la seule à me sentir si mal, à me cacher aux yeux de mon Seigneur, car ici tout le monde se félicite. On m’a expliqué que les naissances étaient relativement rares, et que puisque je n’étais pas arrivée depuis longtemps, j’incarnais le renouveau de la communauté, moi et mon enfant à naître. J’insistai tout de même auprès du Père Henri pour me marier, et il me présenta un des contremaîtres du domaine, François. Il n’est pas très brillant, mais il a l’âme gentille, alors j’acceptai. Nous nous marions dans quelques jours, alors même que mon état est plus qu’évident. Je commence à croire qu’à force de vivre séparés de l’Église Romaine, cette communauté négocie beaucoup sa foi. Cela me peine et me bouleverse, mais je mentirais si je disais que ça ne m’arrangeait pas un peu.

Les mariages ici sont étranges, mais pas déplaisants. Tout le monde a dansé jusqu’à l’aube, et les mets étaient copieux. La messe était également particulièrement émouvante : le discours du Père Henri quant à ma foi et ma volonté de ne pas laisser cet enfant naître hors d’une famille a touché l’assemblée, et je me suis sentie un peu mieux. Hélas, j’étais fatiguée, alors j’allai me coucher tôt : c’est François qui m’a raconté que tout le monde s’était bien amusé jusqu’au petit matin. Encore quelques semaines et l’enfant naîtra : je ne suis malheureusement plus en état de faire la fête.

Louis est né il y a quelques jours. Je n’ai pas eu la force de prendre la plume pour relater sa naissance plus tôt. Jamais je n’aurais cru que quelque chose puisse être aussi douloureux et gratifiant à la fois. Un petit être, une nouvelle vie est arrivée dans ce monde grâce à moi. Un petit garçon qui dort paisiblement, près de moi. Je suis si heureuse.

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