Chapitre 14

10 minutes de lecture

Arnaud se demandait comment Anne-Lise avait fait. Sa foi semblait si pure et forte, son amour si intouchable… Lui à côté prenait les coups de toute part, s’effondrait peu à peu, implosait ça et là et s’accommodait des ruines. Il n’avait aucune pensée pour ses éventuels enfants, et le mot même d’« enfant » ne sonnait pas juste à ses oreilles. Car s’il ne se souvenait pas exactement de ce qu’il s’était passé la veille, il n’avait pas oublié la discussion avec Hugues et les mots d’Anne-Lise la lui avaient rappelée. Il n’avait pas besoin de se souvenir pour savoir ce qui était arrivé, et n’avait pas non plus envie que les images ne lui reviennent. Il se doutait de l’origine de ses douleurs, et savait à présent qu’il y avait de grandes chances pour que son sang ne donne naissance à des petits qu’il ne connaîtrait jamais. Des enfants oui, mais pas ses enfants. Tout au plus une progéniture avec laquelle il ne voulait rien avoir à faire. C’est en cela qu’Anne-Lise lui paraissait plus forte que lui. Elle l’avait porté et mis au monde, cet enfant, et elle l’avait sûrement élevé elle-même. Arnaud ignore où elle avait pu trouver ce courage-là.

Il soupira en regardant par la fenêtre : ce qu’il ne donnerait pas pour juste marcher un peu dehors, laisser l’air iodé de la mer dans ses narines, ce sel qui le purifierait un temps de ce qu’il se passait dans ce domaine… Il appela de nouveau après avoir rangé le carnet, chose heureuse car cette fois on ouvrit la porte. Hugues se tenait derrière elle, un air vaguement inquiet sur le visage. C’était toujours aussi difficile à croire pour Arnaud. Il se méfiait de tous les habitants, Hugues y comprit, quand bien même ce dernier ne lui avait pas menti. Le forgeron entra, et lui retira ses chaînes. L’après-midi touchait presque à sa fin, ce qui fit dire à Arnaud :

— Ça ne sert plus à rien, la journée est finie… Laisse-moi.

Hugues fronça les sourcils, perplexe.

— Mais tu dois quand même manger, te débarbouiller un peu aussi…

— À quoi bon ?

Cette fois, le forgeron se mit à genoux devant lui, une main sur chacune de ses épaules comme s’il était prêt à le secouer.

— Je sais que c’est dur, mais s’il y a quelqu’un qui peut survivre à tout ça, c’est toi.

Arnaud eut un rire sans joie :

— Comment peux-tu en être si sûr ?

— Je l’ai vu. Enfin, je l’ai senti. Tu… Tu as quelque chose en plus.

— N’importe quoi, répondit Arnaud en secouant la tête. T’inventes au fur et à mesure.

— Non… Je ne sais pas ce qu’on vous dit dans les paroisses de la métropole, mais dans les meutes païennes…

Un frisson parcourut Arnaud, qui sentit ses épaules se contracter sous l’appréhension. Hugues commençait à parler de choses dangereuses, de sujets généralement évités et Arnaud n’aimait pas ça. Personne ne parlait jamais des « meutes » au sein des paroisses respectables : elles pratiquaient des rites impies, se moquaient de l’influence de Dieu et étaient le repaire des pires créatures que la Terre ait engendré. Des voleurs, des pillards, des assassins qui prenaient comme excuses le fait d’avoir la bête en eux pour en devenir une tout à fait. L’inverse d’Arnaud et de sa paroisse, qui avaient toujours voulu expier cette infamie qui l’avait touché à sa naissance. Cela le rendait meilleur qu’eux, plus proche d’une civilisation que les meutes rejetaient en bloc. Les Ombres européennes s’en satisfaisaient, et faisaient affaire non seulement avec les meutes primitives mais également avec les paroisses catholiques. Arnaud avait entendu parler d’autres types de congrégations, protestantes ou juives, mais ne s’y était jamais vraiment intéressé. Peut-être aurait-il dû, ne serait-ce que pour offrir une oreille plus attentive à ce que Hugues avait à lui dire. Il croisa les bras, et attendit. Toujours aussi intimidé, Hugues baissa le regard, d’une voix basse, tenta de lui expliquer.

— On dit que les chefs de meutes sont choisis parce qu’ils sont les plus forts, et ça ne veut pas dire qu’il y a un combat à mort ni quelque affrontement… Les autres le savent. C’est quelque chose qui se sent, c’est naturel. Les paroisses, avec leur hiérarchie et les prêtres qui les dirigent, se sont éloignées de cette tendance instinctive qu’ont les loups de se regrouper, et de choisir qui les dirige. Je n’obéis qu’à une seule personne, Arnaud, et ce n’est pas le prêtre de cette paroisse.

L’autre ne comprit pas de suite. Il était si inconcevable qu’il puisse être considéré comme un loup-garou apte à diriger, encore moins un guide spirituel qu’il regarda un long moment Hugues dans les yeux d’un air stupide.

— Moi ?

Hugues hocha la tête.

— Tu as réussi à communiquer avec ce qu’il y a dans les bois, et jamais personne n’avait pu le faire. J’étais là, je l’ai vu, je l’ai senti. La Bête s’est vexée, a grondé de colère, mais alors que je ne pouvais que subir, tu as résisté. Ça ne t’a presque pas affecté. Même Fernand est incapable de ça, Arnaud. Et, pour le peu que ça en dit sur ta bête, ta forme lupine est impressionnante, presque autant que celle du Père Fernand. Ça devrait suffire à te convaincre, non ?

Il haussa les épaules. Il n’en était pas si sûr.

— On m’a toujours dit que j’étais nul, que je ne courais pas vite, que je ne frappais pas fort et que je pistais tout juste correctement. Je doute d’être aussi puissant que tu veux bien le croire.

Hugues soupira longuement, réfléchissant à ce qu’il devrait dire ensuite. Le verdict tomba enfin :

— Peu importe. Je n’ai pas besoin que tu en aies conscience. Si tu as besoin d’aide, dis-le moi. Je ferais ce que je peux.

Avec un rire sans joie, Arnaud leva ses poignets toujours enchaînés :

— Tu peux commencer par là, non ?

Le forgeron rit doucement et lui retira ses chaînes, tout en lui précisant qu’il ne pourrait pas encore sortir de sa chambre pour aller et venir à sa guise, du moins pas sans surveillance. Il haïssait cet endroit, mais il ne pouvait pas le quitter sans monter un plan de fuite détaillé. Il allait devoir réfléchir, et le fait d’être enfermé dans sa chambre pour le moment n’était pas une mauvaise chose.

Il me faut quitter le domaine au plus vite. Je ne devrais peut-être pas écrire ces mots, sachant ce qu’ils peuvent me coûter, mais je ne peux pas rester plus longtemps ici. Je dois protéger Louis de l’influence néfaste de la communauté.

J’étais de corvée de nettoyage à l’église il y a quelques jours, et j’ai fait une terrible découverte près de l’autel. Ce dernier était en désordre, ce qui peut arriver après une messe un peu trop enthousiaste comme le père Henri en avait l’habitude, mais je remarquai très vite qu’il y avait une substance étrange sur l’arête de l’autel : quelque chose avait été nettoyé à la hâte, et manifestement on avait oublié de passer le chiffon à cet endroit. Je reconnaissais de suite cette substance, à son aspect et à sa couleur, mais il me paraissait si inconcevable d’en trouver à cet endroit que je me gardais de toute conclusion hâtive. Je ne pouvais imaginer quelqu’un venir forniquer dans le lieu le plus sacré de notre communauté, y laissant au passage trace de sa semence. Je remarquai également une petite fleur sur le sol. Je me dis qu’elle devait appartenir à la femme pécheresse venue sur l’autel non pas en quête de bénédiction mais de profanation. Je menai l’enquête, silencieusement, pendant ces quelques jours, et aujourd’hui, après avoir attendu, discrète et cachée dans un des placards du transept, j’ai vu de qui il s’agissait. C’est pour cela que je dois partir à tout prix d’ici. Car il ne s’agissait pas d’une femme, mais de François et du Père Henri. Ils avaient également emmenés avec eux de jeunes esclaves du même sexe, et je dus me retenir d’être malade en les voyant faire. Je ne sais comment j’ai pu rester aussi invisible et silencieuse tout ce temps, car j’assistai à tout, jusqu’à ce qu’ils quittent enfin l’église, et que je puisse sortir de ma cachette également. Je dois partir. J’ai bien conscience que notre existence double et lupine fait de nous des bêtes démoniaques mais je crois en la rédemption et en l’absolution du péché. Je pense que nous pouvons être meilleurs et ainsi mériter notre place auprès de Dieu. Hélas, rien de ce que j’ai vu aujourd’hui porte à croire que le Père Henri ou mon mari partagent mon avis. Je ne suis pas comme eux, et je n’ai rien à faire ici, où les prières sont creuses et la foi fragile. Je pars dès ce soir.

Arnaud s’en voulut de ne pas avoir lu ce passage plus tôt : il aurait alors su qu’il n’y avait rien à attendre de cet endroit. Il allait devoir faire comme Anne-Lise et prendre ses jambes à son cou, aussi prudemment qu’il le fallait. Sa première tentative avait été une catastrophe car il n’avait rien planifié, et désormais ce n’était plus le temps des improvisations. Il commença à noter les jours et heures où les marchands entraient et sortaient de la plantation, ainsi que les jours où c’étaient les habitants qui allaient jusqu’à Port-au-Prince. Avec un peu de chance, il pourrait se cacher à bord d’un chariot, et rejoindre la ville ainsi. De là, il ne lui resterait plus qu’à grimper à bord du premier navire qui pourrait l’embarquer, et il pourrait mettre tout ça derrière lui. Plus facile à dire qu’à faire, il s’en doutait : rien ne lui disait qu’il trouverait un navire prêt à l’accueillir. Il avait bien une idée, mais elle lui paraissait stupide et enfantine. Ce n’était que des contes de fées qu’on lui racontait quand il était petit, mais il était désespéré, alors s’il y avait la moindre chance pour que cela fonctionne, Arnaud était prêt à tenter le coup. Ça ne lui coûterait pas grand-chose de toute façon : seulement un peu de papier et une bouteille vide.

Il hésita un long moment avant de frapper à la porte et de demander à voix basse qu’on lui ramène ce qu’il avait demandé. Hugues le prit presque comme une sorte de test, et s’empressa de lui donner satisfaction. Arnaud restait incrédule face à ce petit flacon vide que lui avait apporté Hugues : ce n’était pas qu’il n’avait pas l’habitude qu’on lui obéisse, mais là c’était le forgeron, celui qu’il considérait comme son maître, quelqu’un qui avait un ascendant sur lui. Les rôles s’étaient renversés bien trop vite à son goût. Il murmura pourtant un remerciement, et rédigea rapidement un message qu’il enroula et plaça dans la bouteille. Il lui suffisait maintenant de demander à faire une innocente promenade près du moulin, requête à laquelle Hugues accéda sans discuter. Qu’il était pratique d’avoir comme geôlier quelqu’un qui avait peur de soi !

Ils marchèrent un long moment en silence, Arnaud observant les alentours : les autres habitants le regardaient à peine, comme s’il n’existait pas ou qu’ils avaient honte de poser leurs yeux sur lui. Qu’à cela ne tienne, il n’avait pas besoin d’eux. Il marcha le plus droitement possible jusqu’au surplomb. Son air déterminé inquiéta Hugues, qui s’approcha rapidement en le retenant par la manche :

— Ne va pas te jeter !

— Hein ? Non…

Mais maintenant qu’il le disait, Arnaud se sentait stupide ne pas y avoir pensé plus tôt. Si tout échouait, il pourrait toujours courir et se lancer du haut de cette falaise en espérant toucher l’eau plutôt que les rochers en contrebas. Ce n’était pas bien haut, mais ça l’était suffisamment pour qu’il ne veuille pas rater sa réception. D’ailleurs, il avait intérêt à y mettre toute sa force s’il ne voulait pas que la bouteille tombe mollement sur les rocs et ne reste bloquée là.

Arnaud prit une grande inspiration, et sans se soucier de qui le verrait, lança l’objet qui tourna au loin, vrilla, scintilla une dernière fois avant de toucher les flots.

***

Les jours qui suivirent, Arnaud fut extrêmement sage. Il allait travailler, n’avait pas un mot plus haut que l’autre, ne montrait aucun signe de rébellion. Il allait à la messe, saluait le Père Fernand de façon affable, sans trop d’emphase mais sans non plus d’hypocrisie. Il voulait qu’on le considère comme un bon chien bien dressé que l’on aurait réussi à briser pour qu’il obéisse. Il en avait touché un mot à Hugues, qui continuait à le surveiller autant qu’il le protégeait et l’aidait. Arnaud ne l’aimait pas beaucoup plus qu’avant, et ne pouvait s’empêcher de le trouver repoussant et brutal, mais il s’agissait de survie, et il n’avait pas le luxe de choisir ses alliés. Hugues, jusque là, s’était montré utile et exemplaire.

Tout se calma, comme une mer immobile autour de lui. Il n’eut plus de réelle conversation avec personne d’autre que le forgeron, tout en se souvenant qu’il n’en avait pas eu beaucoup plus avant. Il avait toujours été mis à l’écart et plutôt que d’essayer de comprendre et de remédier à la situation, Arnaud s’y était fait. Il s’enveloppait de sa solitude comme d’une armure, il brandissait sa tranquille indifférence comme une épée. Il entendit les rumeurs du domaine : les gens disaient qu’il était prétentieux, vaniteux, qu’il cherchait à ce qu’on s’apitoie sur lui ou qu’il cherchait à mener une rébellion. Rien n’était vrai. Si Arnaud s’enfuyait, ce serait de façon égoïste, en ne laissant derrière lui que des ruines fumantes. Il ne voulait sauver personne d’autre que lui. Il n’était pas non plus prétentieux ou hautain, ou du moins, pas plus qu’il ne l’avait jamais été. C’était comme si sa réelle personnalité lui avait été rendue quand Hugues avait plié le genou devant lui. Cette force que le forgeron lui accordait, Arnaud avait ouvert les yeux sur elle, et commençait à la sentir lui aussi. Elle le remplissait d’assurance, ce que les gens qui ignorent son potentiel prenaient pour de l’arrogance. Pour la première fois depuis qu’il était arrivé dans la plantation, Arnaud était confiant. Tout se passerait exactement comme il l’avait prévu.

Annotations

Vous aimez lire Alex Banner ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0