Chapitre 16

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Arnaud courut longtemps, si longtemps qu’il ne sut même plus où il était quand ses pattes touchèrent le sable mouillé. Il s’enfonça même un peu dans l’océan, désorienté. Il fallut toute la fraîcheur de l’eau pour le calmer et faire revenir ses esprits. Il ne reprit pas forme humaine, sachant instinctivement qu’il allait perdre la chaleur de sa fourrure : il revint simplement vers le rivage et s’allongea sur le sable à l’abri d’un rocher pour se reposer. Il avait faim, il avait soif, signe qu’il était encore en vie. Les autres ne pouvaient pas en dire autant.

Mais les autres avaient été stupides et auraient mieux fait de suivre son exemple. Le seul qui aurait pu s’en tirer était Hugues : Arnaud fut troublé d’être aussi indifférent à son sort. Tout ce qui comptait désormais pour lui, c’était de rejoindre Port-Au-Prince, et de mettre toute cette terrible histoire derrière lui.

Il était si harassé qu’il savait qu’il ne pourrait pas dormir de suite : l’adrénaline lui chauffait encore le sang, le faisant trembler comme une feuille. Son regard se fixa quelque part sur l’horizon, loin sur la mer, où il vit plusieurs navires flotter. Ils lui paraissaient inatteignables, hors de portée et paradoxalement si proches. Ils le narguaient de leur présence : certains s’éloignaient même encore, comme pour lui dire à quel point il ne comptait pas. Il était bloqué sur cette île, à jamais.

***

Sans se souvenir de comment il s’était endormi, Arnaud se réveilla d’un seul coup. La marée était montée jusqu’à lui et l’eau froide lui chatouillait les pattes. Agacé malgré la délicieuse sensation de se savoir encore vivant, Arnaud se redressa et trotta le long de la plage. Le soleil était loin derrière les rochers et la forêt : le ciel au-dessus de la mer était encore bien sombre et chargé de nuages. Ce n’était pas difficile de s’orienter et Arnaud se posait assez peu de questions sur la direction à prendre. Maintenant qu’il avait laissé la sinistre forêt derrière lui, il n’aurait qu’à survivre aux prédateurs locaux, de taille moyenne cette fois, et ce jusqu’à atteindre la ville. Il ne se souvenait pas qu’il y ait des villages entre deux, ce qui pouvait pourtant être le cas. Les marins plus ou moins fréquentables s’installaient où ils pouvaient et il arrivait parfois que, sans qu’ils en soient véritablement conscients, ils ne soient à l’origine de nouvelles villes.

Arnaud n’en croisa pas en une journée, pas plus la seconde. Il avait déjà passé la plantation Châtillon, laquelle n’a pas de plage mais seulement une petite falaise, qui était facile à traverser sans être vu. Tout le monde, et le Père Fernand en premier, s’attendait à ce qu’il ait été tué dans l’attaque : personne n’irait le chercher près de la mer.

La faim lui prit le troisième jour, et il dut se résigner à aller un peu plus dans les terres pour chasser. Arnaud n’avait jamais passé autant de temps dans sa peau de loup, et doutait d’être un excellent chasseur. Pourtant, quand il croisa la route d’un pauvre lièvre, il réalisa avec étonnement qu’il n’était pas bien difficile d’attraper ce genre de proie. Il se dit bien que cette bête là devait être fatiguée, vieille, blessée ou les trois en même temps, ce qui expliquait qu’il avait été si aisé pour lui de lui mettre la patte dessus. Il pensa aussi que la viande crue allait le rebuter, le faire vomir alors même qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours, mais ce ne fut pas le cas. Ses papilles lupines trouvèrent le lièvre bien à leur goût, et il se prit même à rogner les os.

Il reprit ensuite sa route vers Port-Au-Prince au petit trot, se hâtant lentement vers la ville. Le chemin du retour lui semblait plus long, sûrement parce que la côte serpentait alors que le sentier avait été tracé presque droit à travers la forêt ? Ou alors était-ce parce qu’en tant que loup, il avançait moins vite qu’un cheval ? Tout ça c’était dans sa tête, dans son estomac qu’il sentait trop vide, dans ses pattes qui lui faisaient un peu plus mal à chaque pas, dans ses muscles qui voulaient seulement avoir un peu de repos. Il sentait pourtant la ville proche, comme si elle était chaque fois juste derrière une falaise, qu’elle se cachait derrière un rocher. À chaque fois il n’y avait rien. Les graines du doute commencèrent à germer dans l’esprit d’Arnaud, qui se demanda s’il n’avait pas pris la mauvaise direction une fois sur la plage. Cédant à la panique, il hésita en voyant l’océan, ignorant le goût salé de l’eau et se demandant si ce n’était pas là un lac, et qu’il était parti exactement à l’opposé de sa destination.

Et puis elle surgit sans crier gare, au détour d’un bosquet alors que la nuit touchait presque à sa fin. Elle était juste là, un peu plus loin. Arnaud devrait nager pour rejoindre la plage de Port-Au-Prince, et surtout, quitter cette peau. La lumière faible du ciel l’avantageait et ne cachait pas le pauvre gars qui s’était endormi près de sa chaloupe et de son feu. C’était sûrement un pêcheur, un paumé comme lui qui ne mériterait pas ce qui allait lui arriver. Arnaud n’avait pas le choix de lui voler son accoutrement et ce serait plus simple s’il était déjà mort. Arnaud hésita : rester sous sa forme animale et user de discrétion pour lui ouvrir la gorge en deux pendant son sommeil était la première option à laquelle il songea, avant de se raviser. Trop salissant : impossible de contenir le sang qui jaillirait à grands flots, et rendrait ses vêtements inutilisables. S’il voulait vraiment faire ça bien, Arnaud allait devoir reprendre sa forme humaine. Il se sentit aussitôt vulnérable, exposé au vent froid venu de la mer et aux armes qu’on pourrait utiliser contre lui. Il était aussi plus bruyant, mais pas assez pour tirer sa victime de son sommeil. Accroupi, Arnaud fit les quelques pas qui le séparaient de l’homme, et se jeta soudain sur lui pour l’étrangler. Ses genoux fermement plaqués sur sa cage thoracique, il lui appuyait avec force sur la gorge. L’homme s’était brutalement réveillé, luttait pour dégager Arnaud de son corps, en vain. Ce dernier le regarda dans les yeux, sans un bruit, et maintint la pression jusqu’à ce que cette lueur de vie, cette étincelle inexplicable ait totalement disparue des pupilles de sa victime. Sous le choc, il attendit encore quelques secondes, immobile, avant de finalement relâcher la tension dans ses muscles. Vite, il devait s’empresser de lui prendre ses vêtements et de cacher son corps assez longtemps pour lui permettre une petite avance dans le cas où on découvrirait la disparition de l’homme. Arnaud doutait qu’il ait beaucoup d’entourage vu sa situation, simplement il ne prenait plus aucun risque.

***

Les habits de l’inconnu n’étaient pas bien chauds, mais ils suffisaient à cacher la provenance d’Arnaud, qui chercha au passage s’il n’y avait pas quelques pièces de huit qui traînaient. Il avait laissé le peu d’affaires qu’il avait à la plantation, et ne voudrait pour rien au monde aller les récupérer. Il ferait avec ce que l’autre avait : de toute façon, là où il était, il n’en avait plus besoin.

Cette pensée le frappa comme une balle de fusil : qu’était-il devenu ? Depuis quand pensait-il que voler un cadavre était moins pire que voler tout court ? Depuis quand était-il un voleur même ? Il préférait encore être un voleur qu’un meurtrier… Et il valait sûrement mieux être un meurtrier qu’un cadavre. Ces terres n’avaient de loi que celle de la jungle, et il réalisait avec une certaine dureté d’âme qu’elle l’avait changé. En perdant sa naïveté, il avait perdu également son optimisme et sa confiance. Le Père Fernand avait fait de lui un monstre, plus terrible et cruel que celui qui vivait toujours au fond des bois de l’île.

Le soleil se levait, et s’il voulait avoir une chance de quitter Port-au-Prince, il faudrait qu’il puisse voir le capitaine de port rapidement. Quelques navires mouillaient dans la baie, et le fait qu’ils battaient pavillon français l’inquiéta moins qu’il l’aurait pensé. Après avoir vécu dans la sauvagerie, Arnaud accueillait n’importe quel drapeau, symbole de civilisation, avec plaisir.

Il marcha vers la hutte du capitaine de port, et lui demanda sans détour s’il y avait un navire qui pourrait le prendre dans la journée. La réponse fut négative, comme il aurait pu s’y attendre avec son allure miséreuse. Il n’avait rien pour payer, et incapable d’assurer qu’il était effectivement capable de servir sur un navire. Résigné, Arnaud battit en retraite jusqu’à la taverne la plus proche, où négocia un repas et une chambre pour quelques pièces de huit et un court service dans les cuisines.

Il pouvait toujours rester là le temps de se faire un peu d’argent, et payer son voyage vers… Vers quelque part. Peu lui importait sa destination, tant qu’il partait. C’était un plan comme un autre, cependant cela impliquait de rester. Arnaud ne s’en sentait pas capable, et s’il y était forcé, il finirait par prendre une chaloupe et ramer au hasard jusqu’à se perdre dans les vagues infinies de l’océan. Tout était bon, sauf rester là, si proche de cette plantation de malheur.

L’aubergiste, la même vieille femme qui l’avait aidé quand il était arrivé, vint lui apporter une infusion dans sa chambre, ce soir-là. Elle ne parlait pas beaucoup, en effet, mais le peu de mots qu’ils échangèrent avec Arnaud lui redonna une certaine confiance, assez pour qu’il se couche l’esprit tranquille, se disant que le pire était désormais derrière lui. Quand il se réveilla dans une charrette, il comprit que ce n’était pas le cas.

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