Chapitre 18

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[Violence, sang, feu]

La falaise était plus escarpée qu’ils ne l’avaient imaginé. Ils avaient le soleil dans la figure, ce qui n’arrangeait rien à leurs affaires, car tout ce qu’il voyait du rocher en contre-jour était une silhouette sombre et infranchissable. Ils pourraient tenter de faire le tour, maintenant qu’ils étaient sur la plage, il y avait forcément un sentier tout près, un moyen pour eux d’atteindre plus facilement le village. Une femme aux courts cheveux noirs fit un pas en avant, déterminée, et leva les bras. Ses mains se tordirent comme si elle tirait sur des cordes invisibles, et se crispèrent. Une longue plainte monta du cœur même de la falaise, jusqu’à ce que cette dernière mette au monde un réseau de lianes. Se tournant vers ses compagnons, elle esquissa un sourire en montrant le filet qu’elle avait fait apparaître en quelques minutes.

— Il suffisait de demander.

Le Capitaine lui intima de parler moins fort, peut-être même plus du tout, et se lança à l’assaut de leur obstacle sans une hésitation de plus. Les autres suivirent, plus ou moins lestes sur cet entrelacs végétal. La grande majorité de la douzaine de personnes était armée : sabres, pistolets, mousquets, dagues, tout se mit à briller sous le soleil du matin quand ils atteignirent enfin le niveau de la plantation. Le moulin était tout près, excentré du reste des bâtiments. On voyait une église, un amas de bicoques en plus ou moins bon état, et une maison de gouverneur au jardin coloré et bien entretenu. Le chef fit signe à tout le monde d’aller se cacher près du moulin : l’un d’entre eux, un homme à la peau mate, aux pommettes saillantes et à la petite et discrète stature profita de passer près d’un contremaître pour enrouler son bras autour de son cou, et le faire tomber inconscient. Il fut surpris de ne pas voir d’esclaves sous ses ordres, mais des blancs – ces derniers étaient assez apeurés et soulagés pour accepter l’aide et ne pas éventer leur attaque surprise.

Le Capitaine Wright ne cacha pas son inquiétude, quand bien même il ne pouvait pas lui en vouloir de libérer les pauvres gens qu’ils croisaient. Eux-mêmes étaient là pour ça.

Seulement, il leur faudrait traverser une grande zone sans arbre ni bâtiment. Ils se préparaient à se faire repérer, du moins pour ceux qui gardaient leur forme humaine : en quelques secondes, l’une des femmes les accompagnant se changea en puma. Une autre en loup, et un dernier en coyote : les trois bêtes se fondirent dans les champs, traçant leur route à l’odorat jusqu’au manoir blanc. C’était là qu’était ce qu’ils étaient venus chercher. Les autres, restés en arrière, se tenaient prêts à les couvrir.

L’espace d’un instant, tout resta calme, immobile, tranquille. Il leur semblait qu’il n’y avait plus un bruit sur l’île, et que l’air même s’était totalement figé. Et puis, un cri survint. C’était un cri inhumain, un cri venu des profondeurs. Un long hurlement grave et vibrant, qui s’amplifiait avec les secondes et ne semblait jamais vouloir finir. Des corps fuyaient du manoir, proies faciles pour les trois prédateurs qui rôdaient dans les champs. Voyant que le temps n’était plus à la discrétion, Wright, resté en arrière, lança l’assaut. C’est seulement à ce moment-là que l’homme à la peau bronzée et court sur pattes se décida à se transformer. C’était un changement impressionnant, tant il semblait incongru. Il grandit, s’enfla jusqu’à faire deux fois sa taille. Les poils qui lui poussaient sur le corps étaient bien plus longs à apparaître que pour ses compagnons zooanthropes : il criait, encore peu habitué à prendre cette forme qu’il ne réservait qu’aux grandes occasions… Et aux grandes batailles. Bientôt ce fut un ours brun de deux mètres de haut qui s’éleva de toute sa hauteur et rugit.

— Retrouvez-le ! Tuez tous ceux qui résistent ! Brûlez le reste !

Des cris répondirent à la harangue belliqueuse du Capitaine : tous se lancèrent à l’assaut du domaine.

Certains se perdirent dans le village, enfermant les villageois et libérant les esclaves : d’autres fouillaient l’église ou les granges à la recherche d’une cachette. Wright, lui, alla directement vers le manoir. Il posait le pied sur le seuil de ce dernier quand il explosa. Il n’y avait pas de feu dans cette explosion, seulement une masse si énorme qu’elle avait pulvérisé de l’intérieur le bâtiment incapable de la contenir désormais. Ce fut un loup gris de huit pieds de haut qui en sortit, triomphant, hurlant de tous ses poumons. Son regard fou était à la fois très lucide et totalement perdu : il semblait à Wright qu’il n’était plus capable de comprendre son environnement qu’avec son instinct. Il avait devant lui une bête avec laquelle il était incapable de raisonner, pourtant toujours bien trop humaine : il suffisait de voir avec quel délice elle jouait avec l’homme à ses pieds, un homme en habit de prêtre, paniqué au dernier degré, maculé d’un liquide argenté et qui semblait lui implorer pitié. La bête avait posé sa patte sur son torse, jouait de ses griffes, lui perça la peau et s’amusait à lui lécher le sang comme une friandise. Aucun animal n’est capable d’autant de cruauté et de mépris.

Incrédule face à ce spectacle, le capitaine Wright eut pourtant un pressentiment étrange. Il recula, observa la bête de plus près, plongea même son regard dans ses yeux fauves et se mit alors à chanter. S’il avait raison, et si cette bête n’était autre qu’Arnaud de Saint-Luc, il n’y avait pas de raison que son chant ne fonctionne pas à nouveau. Il avait réussi à calmer sa panique un jour, il pouvait le faire encore. Les notes montèrent dans l’air, mais déplurent à la bête, dont l’attention était désormais sur Wright. Elle s’avança vers lui, menaçante et l’attaqua d’un impitoyable coup de patte. S’il avait raison et qu’Arnaud était là-dessous, il était trop profondément enfoui pour que même ses chansons ne puissent l’atteindre. À contrecœur, Wright battit en retraite, et buta contre un de ses compagnons.

— C’est lui ? demanda ce dernier.

— On dirait bien…

Les deux hommes étaient perplexes, alors même qu’ils n’avaient pas le luxe de pouvoir prendre leur temps. Wright avait déjà tenté le chant, mais son acolyte détenait peut-être la solution.

— Lorenzo, crie un coup pour voir, lui ordonna Wright.

La bête avançait toujours, lente et inexorable, insensible aux coups qu’elle prenait par ailleurs.

***

Le reste du village s’était changé en champ de bataille : aux loups-garous qui l’habitaient s’opposait une compagnie mal assortie de créatures en tout genre. Un puma par ci, un ours par là, tous aux prises avec une meute de loups désorganisée mais par endroits fort puissante. Il y avait aussi celles et ceux qui se battaient avec les armes de la civilisation humaine, mais qui eux aussi connaissaient les secrets de l’argent. Bien qu’en infériorité numérique, l’équipage du Capitaine Wright était plus organisé, plus soudé, et plus habitué aux escarmouches : beaucoup de villageois périrent. Certains loups-garous, ceux qui se rendirent par peur pour leur enfant ou pour leur propre et misérable vie, furent épargnés. On leur passa les fers : on ne fit pas plus que ça, car il n’y avait pas le temps de tenir des procès. Le loup monstrueux qui menaçait leur capitaine devint la priorité.

Ce dernier poussa un nouveau hurlement, à laquelle un autre répondit. Le Capitaine se tourna vers l’endroit d’où venait ce cri, vers les bois tout proches. Une autre créature en sortit, un léopard plus grand encore, aux crocs acérés et à l’œil luisant. Wright se tourna vers Lorenzo, lui intimant d’au moins essayer de crier. C’est ce que fit ce dernier, après que Wright se soit bouché les oreilles. Le hurlement qui retentit était d’une vibration si étrange, si impossible qu’elle traversait tout. Elle atteignait le cœur et la tête, faisant monter la pression jusqu’à les faire exploser : ce fut le cas de certains malheureux, mais pas des deux bêtes. Elles tournèrent leur regard bestial vers Lorenzo, qui s’arrêta de suite et recula encore. Le léopard courroucé se jeta sur lui : il fut balayé en plein vol par le loup qui semblait avoir encore grandi. Profitant de cette ouverture, Lorenzo et son capitaine reculèrent assez pour fuir et rejoindre le reste de leur compagnie.

— Il n’y a rien à faire ! À l’abri !

Wright désigna alors l’église, dans laquelle son équipage entra, et dont il verrouilla ensuite la porte, laissant les prisonniers enchaînés dehors.

***

Les rugissements montaient du sol jusqu’aux nuages comme une tempête. Dans cette journée froide mais lumineuse, au ciel clair et au soleil distant, il était impossible de détacher le regard de ces deux monstruosités. La première, grand fauve de la taille d’une grange, lançait des feulements vibrants sur la seconde, un loup gris de taille un peu plus modeste. Tous crocs dehors, les bêtes se défiaient, jouaient avec chaque autre, attendaient une faille dans la garde de leur adversaire pour pouvoir attaquer.

Les oreilles plaquées, le léopard cherchait à frapper le loup de ses griffes, à l’accrocher au bout de ses serres pour l’envoyer valser à travers la place du village, en vain. Ce dernier était bien trop rapide. Il sautait, s’appuyait sur les restes branlants du manoir pour ensuite revenir à l’attaque. Il voulait grimper sur le dos de ce gros chat pour mieux lui mordre la gorge et se tenir hors de sa portée. Maladroit, il tomba. Une fois, deux fois, jusqu’à enfin parvenir à se hisser sur les épaules du léopard, enfonçant profondément ses griffes dans sa peau, cachée sous une épaisse fourrure dorée. Le sang que le loup sentait couler sous ses pattes attisait son agressivité. Ses crocs se refermèrent sur le cou du léopard, impassibles tandis que ce dernier se secouait frénétiquement pour tenter de faire tomber son assaillant en vain. Sa mâchoire semblait indélogeable, ses crocs fichés dans sa chair comme une flèche à la tête barbelée : le léopard se mit à paniquer. Stop, stop, arrête semblait-il vouloir dire à travers ses longs feulement aigus et l’écarquillement impossible de ses yeux. Avec une pointe d’amusement, le loup lui demanda pourquoi en réponse.

Trop abandonnées à leur condition d’animal, les bêtes ne réalisaient pas que leur combat était, comme le disent les gentilshommes, une conversation. Si leurs corps parlaient, leurs esprits n’étaient pas pour autant silencieux. Comme cette fois où Arnaud s’était tenu à l’orée du bois et avait étendu sa conscience en dehors de son corps, les bêtes laissaient leurs puissances se toucher, s’affronter, se heurter comme deux lames de fond. Ces puissances invisibles, intangibles, sorte d’énergie pure de l’esprit, se renversaient et se déstabilisaient à tour de rôle. C’était comme si leurs ombres s’affrontaient en parallèle d’elles-mêmes : peu importaient leur force, leur taille, ou l’état de leurs crocs, la seule chose qui importait était que leur ombre étrangle celle d’en face. D’apparence plus petit, le loup avait l’avantage. Il fallut que le léopard ne se frotte à un baraquement pour que le loup ne lâche enfin prise. Goûtant l’odeur de son propre sang, le léopard hésita : les crocs avaient agi comme un barrage, et sitôt retirés, l’hémorragie fut impressionnante. La seule chose qui sauva encore ce léopard, ce fut que l’autre ait raté son artère. À peu de choses près. Le léopard feula.

Il se tenait face au loup, à quelques dizaines de pieds de distance : ils se jaugeaient, reprenaient leur souffle. Ils savaient que cette première manche avait été gagnée par le loup, ce nouveau-venu, presque nouveau-né.

Qui es-tu ? demandait-il du regard, penchant sa tête sur le côté. Il n’y eut aucune réponse, et semblait-il, pas par mauvaise volonté. Le léopard cherchait réellement une réponse. Depuis le temps, peut-être avait-il oublié.

Thomas ? retenta le loup. Une affreuse colère monta soudain du léopard, qui montra les crocs. Il ne savait pas comment il s’appelait, mais ce n’était sûrement pas ça. L’autre n’insista pas, et se mit à faire les cent pas. Que faire ? Continuer à s’affronter ? Pour quoi faire ? Il ressentit la faim du léopard, une faim de nourriture en plus d’une soif de sang. Le léopard ne se posait plus de telles questions : entailler, croquer, déchiqueter, cela faisait partie de sa vie depuis si longtemps qu’il ne savait plus comment agir autrement. Si cette bête n’en était plus une, qu’était-elle alors ? Elle était sauvage et parce qu’elle l’était, elle devait se battre. Ce territoire ne pourrait souffrir qu’elle ait un rival, surtout s’il parvenait à la vaincre.

Une évidence parut finalement à ce qu’il restait de l’esprit du léopard : cette forme ne parviendrait pas à bout du loup. Ce corps de fauve était trop bas, encombrant, présentait ses faiblesses au loup bien trop facilement. Il y en avait une autre…

Le léopard feula de nouveau. Ses yeux se multiplièrent, sa fourrure se rétracta sous la peau, ses pattes se dédoublèrent et s’allongèrent encore et encore, semblant projeter son corps dans les airs. Sa gueule se déforma et s’ouvrit sur les côtés. En guise de babines, des mandibules. C’était désormais une araignée vert et or qu’affrontait le loup. Le soleil de l’après-midi se reflétait douloureusement sur son gros corps lisse, sur ses pattes comme autant de tours infranchissables. Cette peau était un mur sans aspérités, sur lequel le loup ne pourrait grimper. Quant à sauter pour lui atteindre la tête, et donc les yeux, cela paraissait impossible tant elle était grande.

Le loup avait encore un avantage pour lui : s’il n’était pas aussi en phase avec son apparence, pour ne l’avoir pas autant porté que la monstruosité en face de lui, il gardait un peu d’humain en lui. Assez pour regarder autour de lui, survolant les prisonniers faits lors de la bataille, et repéra l’auberge.

Le bâtiment tenait encore bien sur ses fondations, et le toit en était accessible via l’écurie attenante. Le loup se précipita dans sa direction, courant au maximum de sa vitesse. Il fut coupé en plein élan par une patte crochetée qui lui érafla le museau : aurait-il eu des réflexes moindres qu’il aurait sûrement été embroché. Il grogna, donna un sale coup de patte à cette grande tige de carapace, en vain. Ses griffes glissèrent sur la matière dure et glabre, n’y laissant aucune trace. Un cliquetis immonde, pareil à un gloussement de rire, monta de ce qui devait être la bouche de l’araignée. Resté un instant de trop immobile, paralysé par la surprise, le loup dut esquiver l’aiguille que dardait l’araignée dans sa direction. Il ignorait si elle était venimeuse, et ne voulait pas avoir à le savoir ainsi. Il fit un détour pour feinter le monstre et fit un bond impressionnant pour rejoindre le toit de l’écurie qu’il avait visé. Il avait besoin de prendre de la hauteur s’il voulait rivaliser avec ça. Trouver quelque chose à lui lancer, se lancer soi-même peut-être, à défaut d’autre chose. Le point faible de la plupart des animaux sauvages étaient les yeux, et elle en avait huit. Un coup de griffe bien placé, et le loup reprendrait l’avantage. Cependant, s’il ratait son coup, il serait totalement à sa portée. Il se serait jeté dans la gueule… de l’araignée.

Plus les secondes passèrent, plus la fenêtre d’action se rétrécissait. Il tenta une première fois, manqua sa tête de peu et débaroula sur les prisonniers qui étaient assis non loin. Il ne les vit pas : ce n’était que du décor. Tant pis s’ils se brisaient. La seule chose qui lui importait c’était cette araignée, et comment en venir à bout. Maintenant qu’il était de nouveau sur le sol, il allait devoir grimper. Il tenta de sauter encore une fois sur un des toits du village : il aurait réussi, si ce n’était une de ses pattes, affaiblie par la précédente chute. Il manqua le rebord, se cogna violemment contre l’arête du bâtiment, et tomba à plat. Rien de plus facile pour l’araignée que de venir le cueillir : ses deux pattes antérieures lui transpercèrent les flancs. L’araignée leva le loup comme pour l’observer, curieuse, et l’approcha de sa gueule mandibulée.

Il allait mourir. C’était la seule pensée, ou plutôt, impression, qui traversait le corps du loup. Son regard paniqué balayait la scène autour de lui, à la recherche d’une aide extérieure. Il n’y avait rien pour lui dans ce village, personne ne l’aiderait. Cet endroit avait été un enfer pour lui, et quand il aperçut son principal tortionnaire, pantelant et amoché mais toujours en vie, en train de se traîner vers la sortie sud de la plantation, vers Port-Au-Prince, ce fut trop. Le loup n’avait pas besoin d’une aide extérieure : il lui fallait une aide intérieure. Une voix qui lui intimait qu’il ne pouvait pas mourir avant d’avoir eu sa vengeance, qu’il était hors de question qu’il disparaisse avant d’avoir anéanti le petit satan en tenue de prêtre. Fernand ne s’en tirerait pas aussi bien.

***

Alimenté par sa propre rage et une haine sans fin, le loup hurla. Les mandibules plongèrent dans sa chair, et l’instant d’après, se brisèrent sur un peau faite de métal. L’araignée eut un mouvement de recul, elle cliqueta de douleur et lâcha sa prise, qui ne tomba pourtant pas sur le sol. Au contraire, elle partit en flèche vers les cieux dans un éclat doré, et observa la scène depuis très haut. De là où était cet éclat doré, l’araignée était petite, les bâtiments minuscules, et les prisonniers invisibles. Le monstre qu’il combattait était d’une couleur criarde : le vert qui la dissimulait dans la forêt la trahissait au milieu d’un territoire transformé par les humains. Il était impossible de la manquer, alors il ne la manqua pas. Il fonça sur elle en piqué, l’œil vif rivé sur cet énorme abdomen qui gonflait à chaque fraction de seconde. Il y planta son bec dur comme de l’acier, aiguisé comme un rasoir, et l’ouvrit en deux. Une explosion d’un sang sombre souilla son plumage en même temps que les bâtiments alentour, alors que l’araignée couinait dans son agonie. L’oiseau hurla de nouveau, triomphant, mais n’entendit qu’un glatissement. C’était une voix nouvelle qu’il se trouvait et il comprit enfin quand il s’étira. Deux longues ailes d’une envergure de quinze pieds aux plumes de bronze remplaçaient ses pattes antérieures, tandis que les autres s’étaient garnies de serres affûtées comme des épées, fermement plantées dans le sol. Il glatit encore une fois, se délectant du spectacle de l’agonie de son adversaire en même temps que de la terreur dans les yeux des prisonniers.

L’araignée, sous l’agonie de la mort, s’était atrophiée, recroquevillée jusqu’à reprendre une taille humaine. L’oeil perçant de l’aigle discerna une forme chétive à la peau sombre, aux cheveux emmêlés, aux os tendus de muscles et de nerfs. Cette forme implosa, se dévorant elle-même sous l’effet des années qui soudain s’accumulaient sur sa carcasse désespérément humaine. Quelque chose s’était échappé de l’araignée quand elle était morte, et tout l’extraordinaire de son existence se dilua dans l’air jusqu’à totalement disparaître. Le cadavre tomba en poussière, comme s’il se souvenait soudain qu’il avait plusieurs centaines d’années.

Indifférent à ce spectacle, l’aigle au plumage cuivré s’avança vers la forme qui rampait près du bâtiment blanc défoncé qui avait autrefois était un manoir. Il ne se hâta pas, sachant que l’autre ne pourrait le semer et prenait un malin plaisir à jouer de ses serres à chaque fois qu’il faisait un pas. Il paradait dans les ruines de ce village comme s’il en était le roi : qui pour le contredire ? Le soleil déclinait déjà à l’ouest, ajoutant une teinte rougeoyante au sang de l’araignée qui, à l’air libre, se colorait de bleu et de vert. L’aigle rutilait dans le crépuscule, immense comme le condor, majestueux comme l’ara et fier comme le paon. Il avançait lentement, prenant un temps qui était un luxe que sa proie ne pouvait s’offrir : le père Fernand avait déjà été blessé, et il s’affaiblissait rapidement. Il lui apparaissait évident qu’il ne tiendrait probablement pas la nuit, qui déjà tombait sur la plantation. Arnaud, le pitoyable loup venu de Nantes et qu’il avait vu se changer en lui en bête sauvage et énorme, n’allait pas lui laisser ce plaisir. Si sa première forme était en de nombreux points similaires à celle qu’il avait en temps normal, c’est-à-dire un loup gris quoique bien plus gros, l’avoir vu se changer en aigle l’avait abasourdi. Ces choses là n’étaient pas possibles : jamais on n’avait vu un loup-garou prendre une autre forme qu’un loup. Le mystère derrière cette transformation soudaine avait accentué la terreur du Père Fernand, qui avait redoublé d’efforts pour s’échapper. En vain, car l’aigle, après en avoir fini avec le léopard changé en araignée - c’était à n’y plus rien comprendre - tourna son regard vif vers lui. Il n’y avait plus d’échappatoire, plus maintenant.

Pour autant, Fernand ne regrettait rien de ses actions. Même alors qu’il sentait les serres de l’aigle se refermer sur ses côtes, il était persuadé d’être dans son bon droit. Il suivait le chemin tracé par ses ancêtres dans la direction de Dieu, et croyait de toute son âme qu’il rejoindrait bientôt son Seigneur. Ce n’était pas qu’il n’était pas conscient du mal qu’il avait pu faire… Plutôt qu’il pensait le mal nécessaire. Il faut dresser un loup comme on dresse un chien : parfois les récompenses suffisent, et parfois il faut briser la bête. Il avait brisé Arnaud, et regrettait que ce qui avait jaillit de la brèche n’était pas l’homme docile qu’il avait attendu mais une autre bête, terrible, incompréhensible, jusque là bien cachée. Fernand, dans les derniers instants de sa misérable existence, se réfugiait derrière l’ignorance pour se protéger. Il n’aurait pas pu savoir ce qui allait se produire : ça n’arrive jamais qu’un homme aussi faible se transforme, car ça demande de l’énergie. Arnaud avait été épuisé : où puisait-il autant de puissance ? En toute logique, il aurait dû se soumettre, ou mourir. Cette abomination qu’il était devenue, comparable à celle qui rôdait depuis des décennies dans la forêt environnante, elle n’avait jamais fait partie de l’équation. C’était une erreur, et comme toutes les erreurs, elle était pardonnable.

Les serres de l’aigle restèrent autour de lui, sans se refermer. Fernand s’en rendit compte après quelques secondes, se demandant soudain pourquoi il était encore en vie. Il releva les yeux vers cet oiseau qu’il refusait de regarder en face, pour constater qu’il avait tourné la tête : les portes de l’église s’étaient ouvertes, et un groupe disparate de brigands en sortit.

Le Père Fernand était dans sa cave quand l’attaque de l’équipage du Capitaine Wright avait attaqué, et n’avait pas suivi les combats, encore moins leur retraite. Il fut étonné de voir ces étrangers au cœur de son domaine, et espéra un temps qu’ils fussent de son côté. Qu’ils attirent l’oiseau à eux, qu’ils fassent diversion le temps qu’il lui échappe et se cache. Un homme criait, mais Fernand ne comprit pas tout. Il criait le nom d’Arnaud : le reste était confus. L’aigle hésitait, et lâcha finalement Fernand qui reprit sa respiration. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il l’avait retenue.

L’aigle regardait étrangement ces gens qui s’agitaient. Il ne les reconnaissait pas, mais savait juste que ce qu’ils portaient à la ceinture et au bout des bras était censé pouvoir lui faire mal. Il fit claquer son bec avec colère, et les gens reculèrent. De quelques pas seulement, ce que le grand oiseau ne trouva pas suffisant : il s’avança encore, et les pirates firent un nouveau pas en arrière. Il avait l’avantage, il sentait leur peur. Voulant les impressionner encore plus pour qu’ils prennent enfin la fuite, l’aigle déploya ses ailes d’airain et les battit : des morceaux de métal, pointus comme des aiguilles, s’en échappèrent. Le groupe s’en protégea comme il put : certains eurent les bras lacérés par ces drôles de plumes, tandis que d’autres eurent à souffrir des blessures plus graves. L’une des louves de l’équipage eut la gorge tranchée et un autre pirate fut atteint au thorax : si la première, de par son sang lupin et ses bons réflexes, survivrait peut-être, ce ne serait pas le cas du deuxième, qui mourait un peu plus à chaque seconde. Le temps de raisonner cet aigle qu’ils étaient pourtant venus sauver fut révolu : le Capitaine Wright fit signe d’utiliser leurs armes.

Les balles, les flèches et les épées étaient inutiles contre un oiseau tout fait de métal, mais ils avaient d’autres armes pour eux. Lorenzo cria, ce qui agaça l’aigle au plus haut point : ce dernier se jeta sur lui. Rapidement, Lorenzo alla se protéger entre deux murs, dans un endroit inaccessible pour un aussi gros oiseau : les serres de bronze labourait les pierres et le bois, cherchaient à atteindre cette souris qui lui échappait. C’était une bonne manœuvre et Marius Wright ne comptait pas la laissait passer : il avait ordonné à celle qui avait tissé une échelle de lianes pour leur permettre de monter la falaise de faire quelque chose contre ce géant des cieux. Il n’y avait pas beaucoup d’arbres alentour, mais Mary-Line fit comme elle put : des broussailles montèrent du sol et s’enroulèrent autour d’une des pattes de l’oiseau. Cela tint quelques secondes, avant que l’aigle, dédaignant Lorenzo hors de sa portée, claqua des ailes et prit de l’altitude. De là où il était, il voyait tout : les champs de canne où on l’on maltraitait les travailleurs, les baraquements sinistres où ils devaient vivre, la forge où il avait été humilié, l’église où on l’avait torturé, le manoir, explosé, où on l’avait violé. Il poussa un cri de rage tel qu’en bas, le Capitaine Wright s’attendait presque à voir des flammes en sortir, faisant écho au soleil qui se couchait sur les Caraïbes. Ce ne fut pas le cas. Cette rage restait froide, et fut même tout à fait coupée dans son élan par un nouveau cri.

Il ne l’avait pas vu arriver, celui-là. Il était différent, son aura était sombre, et l’énergie qui s’en dégageait n’avait pas du tout la même saveur. L’aigle, toujours en vol stationnaire, fixa son œil perçant sur cette nouvelle cible. Cette aura le ramenait à de très anciens souvenirs, de vieilles émotions. Ce n’était pas un détail précis sur lequel il pouvait réellement mettre le doigt - ou le talon : c’était une impression diffuse, qui lui donnait la certitude que ce nouvel arrivant n’était ni comme lui, ni comme Wright, ni comme Lorenzo, et n’était surtout pas un simple mortel. Il avait en lui un savoir millénaire.

— Arnaud ! Arrête !

La panique déchirait ce voile de sagesse, le ramenait à quelque chose de plus actuel, de plus jeune. Cette voix, il la connaissait. Florentin. Il croisa son regard d’ambre sombre avec celui de sa cible, se perdant un temps dans l’infini bleu de ses pupilles, tombant et se noyant toute à la fois, oubliant son corps, ses douleurs, ses tourments, ses colères. Il perdit connaissance et s’effondra.

Arnaud avait repris forme humaine.

L’événement fut parfaitement incompréhensible pour le Capitaine Wright et son équipage. Ce dernier ne savait déjà pas comment un loup pouvait finir en aigle, surtout avec un air aussi proche de la figure de proue de son navire, alors il n’allait pas pouvoir expliquer pourquoi il s’était soudain apaisé et changé de nouveau en homme. On voyait sur son corps les marques des maltraitances du père Fernand : les blessures aux jambes, les coupures sur ses bras, les brûlures autour de la bouche qui lui dessinaient un sourire sinistre… Une pointe de culpabilité traversa Wright et Florentin, qui se sentaient responsables de l’avoir amené jusqu’ici. Reste que c’était bien Arnaud, et qu’ils étaient venus pour lui.

Il avait tué l’un de leur membre d’équipage, oui, cependant le Capitaine savait que ça n’avait pas été volontaire. Personne ne semblait sourciller quand il se précipita vers lui, accompagné de Florentin, pour s’assurer qu’il allait bien.

— Il est mort ? demanda ce dernier.

Marius secoua la tête :

— Il respire, regarde.

L’homme, qui lui ne respirait pas, se pencha sur Arnaud. Wright avait raison. Sa poitrine se levait à intervalles réguliers, lentement. Il semblait dormir, même si ses blessures laissaient penser que ce n’était pas un sommeil paisible.

— On le ramène alors ?

Marius fit signe que oui. Ils n’avaient pas fait tout ça pour laisser Arnaud dans cet endroit terrible et repartir sans lui. On se pencha sur lui, tenta de l’empoigner mais Arnaud grogna. Pris de peur, on le relâcha de suite, alors que lui se réveillait tout à fait. Comme sortant d’un mauvais rêve, il regarda autour de lui, reconnu mal certains visages, d’autres pas du tout. Et puis quand il tomba sur celui de son sauveur, il s’éclaira.

— Florentin !?

Ce dernier laissa échapper une larme de joie, et se précipita pour l’enlacer. Il le serra fort contre lui comme il le retrouvait, passant une main caressante dans ses cheveux et lui déposant un baiser au coin des lèvres. Arnaud partagea la joie de son ancien amant, tout en sentant une étrange ombre planer. Florentin était pâle. Bien trop pâle.

Que t’est-il arrivé ? Tu as l’air malade…

Florentin eut un léger mouvement de recul, comme si Arnaud avait soudain eu un énorme bouton sur le nez.

Quoi ?

— Il ne parle plus ? demanda Lorenzo en s’approchant du groupe.

Arnaud tourna le regard alentour, et s’adressa au Capitaine Wright qui avait l’air particulièrement perplexe.

— De quoi vous parlez ?

— Ah ! s’écria Lorenzo. Enfin des paroles !

Ce fut au tour d’Arnaud d’être profondément troublé.

— Que voulez-vous dire ?

C’est Florentin qui lui répondit cette fois, pensant avoir compris ce qui s’était produit.

— Arnaud… Tu me parlais dans ma tête. Par la pensée.

Incrédule, ce dernier retenta de communiquer :

Comme ça ?

Florentin hocha la tête.

***

Des cris les ramenèrent bien vite à la réalité : le manoir éventré, les prisonniers, et un Fernand qui rampait encore, animé par un instinct de survie hors du commun. Arnaud se redressa rapidement, lança un regard à Florentin et à Marius, et ce fut comme si chacun comprit sans qu’aucune parole ne fut prononcée. Marius s’en alla s’occuper des prisonniers qu’il ne libéra pas tout à fait : on chargea des membres de son équipage de les ramener à Port-au-Prince. L’homme qui se changeait en ours, et que Marius nommait Okwaho, les guiderait. Florentin et Arnaud quant à eux, foncèrent droit sur Fernand. Leurs mouvements étaient synchrones, leurs esprits se fondaient l’un dans l’autre comme s’ils ne formaient plus qu’un. Arnaud s’étonna de la vitesse de Florentin, et ce dernier tenta de lui expliquer le plus rapidement possible. Ils n’avaient plus besoin de paroles : ce furent des images qui arrivèrent directement dans l’esprit d’Arnaud, comme si c’était des souvenirs qu’il savait ne pas être les siens.

Il vit une bataille navale, un vaisseau sans pavillon, aux voiles noires et déchirées. Il vit les coups de canon emporter le bastingage et les vergues, faisait jaillir les échardes comme autant d’aiguilles. Il vit Florentin, blessé mais hardi, qui s’élança à l’abordage, l’épée à la main. Un trouble passa quand ce dernier fut un peu en hauteur, mais se dissipa quand il atterrit sur le pont du navire ennemi. Il ne vit personne sur ce navire : seulement une silhouette sombre qui se mouvait au gré du vent. Elle disparut, et fut sur lui. Elle le mordit, et quelque chose lui fut insufflé. Une ombre passa. Puis, le navire ennemi commença à couler, et il fallut revenir sur l’Aigle d’Airain. Le souvenir s’effaça, remplacé par d’autres : le soleil qui brûle, la soif de sang, les canines pointues qui, encore piégées dans les gencives, faisaient chanceler les dents déjà présentes. Puis, tout s’arrêta.

T’as vraiment le vertige ?

C’est tout ce que put demander Arnaud. Après tout, il lui faudrait du temps pour accepter que la personne qu'il avait aimée soit devenu vampire.

Tout ceci se passa en une fraction de seconde, juste assez pour qu’ils soient sur Fernand. Arnaud ne savait pas ce qu’il allait lui faire, car les idées ne manquaient pas. Il pourrait lui faire subir les exactes mêmes choses, prendre un peu plus son temps, ou même se montrer plus cruel.

Arnaud, dans le fond de son esprit, entendit un non. Florentin avait perçu sa haine, et en tant qu’observateur extérieur, était mieux armé pour y résister. Non, lui disait-il. Bien, lui répondit Arnaud. Il avait choisi, de toute façon.

Il étendit les bras, et en un instant fut redevenu un aigle de bronze, immensément grand, immensément lourd et pourtant flottant comme une plume dans le vent de la nuit. De son bec, il emporta Fernand et vola vers l’église : il le lâcha tout à fait au-dessus du clocher, où il s’empala sur la croix qui le surmontait. Fernand mourut presque sur le coup. Mais ce n’était pas tout. Arnaud ne pouvait pas laisser la plantation comme ça : il envoya ses ordres à Florentin, qui allait les transmettre au reste du groupe.

On allumèrent les torches. La plantation s’embrasa, et tout, jusqu’à l’église, partit en fumée.

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