Chapitre 19

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Ils prirent la mer tout de suite après. Florentin devait désormais se mettre à l’abri des rayons du soleil, et l’Aigle d’Airain était le meilleur endroit pour ça. Le jour, quand la clarté lui devenait invivable, il pouvait se réfugier dans la cale. Arnaud apprit que les vampires n’avaient pas forcément besoin de « dormir » le jour, et il en profitait pour passer un peu de temps avec lui. Ils avaient beaucoup de choses à rattraper et ils discutèrent longuement de ce qu’Arnaud avait enduré, de comment Florentin était devenu vampire, de ce qu’ils étaient à pouvoir se parler par la pensée, et de ce qu’un léopard géant pouvait se transformer en araignée et lui en aigle de bronze, littéralement la figure de proue de leur navire. Mais ce n’était même pas là les plus grands mystères pour Arnaud. Au-delà des questionnements existentiels auxquels il faisait face, il y avait une interrogation bien plus triviale, plus concrète et à laquelle il savait qu’on pouvait lui répondre dans l’heure.

C’est pourquoi il s’était rendu d’un pas décidé dans la cabine du Capitaine. Pendant quelques jours, l’équipage avait été occupé à boire et à chanter, les quelques rescapés avaient été amenés sur une île où une communauté des leurs prendraient soin d’eux, les blessés avaient pansé leurs plaies et les survivants avaient fait le deuil des morts. Maintenant que l’ambiance s’était de nouveau calmée sur le navire, venait justement le temps des questions.

— Capitaine.

— Entre donc, Arnaud.

Ce dernier, déjà entré, ferma tout à fait la porte et vint s’asseoir sur la banquette en face du petit bureau de Marius. Il avait tendance à délaisser les chaises, ce qui troublait tout le monde, lui le premier.

— J’ai une question, annonça-t-il d’une voix solennelle.

Marius haussa les sourcils mais ne fut pas surpris quand Arnaud continua :

— Comment as-tu su où j’étais ? Et que… Qu’il allait falloir user de la force ?

Le triton sourit doucement.

— Je me demandais quand est-ce que j’y aurais droit, à cette question-là. Ce n’est pas bien compliqué en fait : t’as lancé une bouteille à la mer, et toutes les bouteilles sont lues par les sirènes. On m’a transmis le message, je suis venu. J’aurais simplement dû arriver plus tôt... Si je l’avais fait, tu n’aurais pas toutes ces cicatrices.

Arnaud frissonna involontairement à la mention de ses stigmates. Il en avait gardé un peu partout sur le corps, et elles lui étaient plus ou moins douloureuses au souvenir. Il y avait cette bande de peau qu’on lui avait retiré sur l’avant-bras gauche, et qui ne s’était jamais vraiment bien reconstituée. Tous les endroits où on l’avait piqué, taillé, lacéré avec de l’argent gardaient des traces : c’était principalement sur les bras et les jambes, bien qu’il ait une large marque de brûlure sur l’abdomen, et une autre dans la nuque. Les plus impressionnantes restaient celles qui partaient des commissures de ses lèvres : elles suivaient la ligne de sa mâchoire en traçant de fins sillons qui étaient comme brûlés. De loin, elles étaient presque invisibles mais de près… Elles donnaient au visage d’Arnaud, avant si doux et avenant, un côté sinistre et menaçant.Ainsi donc il devait son salut à sa bouteille. Cela avait été un acte désespéré, cependant il avait bien fait de compter sur les sirènes. Il connaissait les rumeurs qui disaient les gens de l’eau lisaient les messages passés ainsi. De là à les voir réagir, il y avait un monde, raison pour laquelle il ne put cacher sa surprise. Arnaud était peut-être simplement chanceux d’avoir Marius de son côté. Ce devait être ça.

Voyant qu’il ne répondait rien, perdu dans ses pensées, ce dernier arqua un sourcil :

— Autre chose ?

— Oh, tellement, mais je ne sais pas si tu pourras m’aider. Mon esprit fourmille de questions auxquelles je sais que je n’ai pas les réponses, et je ne sais pas à qui m’adresser. Florentin m’a dit qu’il ne savait pas qui l’avait… rendu comme ça, alors je suppose que c’est un cul-de-sac de son côté aussi. Peut-être que les tiens pourraient m’aider ?

— Oh là, ça dépend ! Si c’est à propos des gros monstres dont tu as l’honneur de faire partie, je suis aussi largué que toi et je pense que mon peuple n’en sait pas plus.

Arnaud haussa les épaules.

— On peut toujours essayer, non ?

— Ce sera compliqué. Déjà il n’y a que moi qui puisse respirer sous l’eau.

Il marquait un point. Arnaud n’avait même pas pensé à ça : peut-être qu’il pourrait se changer en animal aquatique ? Après tout, il était passé de loup à aigle, qu’est-ce qui l’empêcherait de se changer en requin ? En se formulant cette pensée, il se rendit compte qu’il savait que ça ne marchait pas comme ça. Mais Marius continuait déjà :

— Quant à cette histoire de Thomas qui n’était pas Thomas, je doute qu’ils aient tenu un registre des naufrages. Sa forme humaine suggère plutôt un esclave. Le personnage de Thomas est sûrement entièrement fictif, par identification ou parce qu’il faut forcément un blanc dans l’histoire. Mais je peux quand même vérifier, par acquis de conscience.

— Merci. Tu pourrais les contacter au plus vite, pour moi ?

Marius eut un sourire énigmatique.

— C’est eux qui me contacterons, je pense.

Loin d’avoir tout compris mais satisfait que Marius veuille bien l’aider dans sa quête de savoir, Arnaud le laissa seul avec ses cartes et reprit sa place sur l’Aigle d’Airain, dans la hune. 

***

Il avait tant de choses à demander, et il ne savait pas vraiment à qui s’adresser, alors dès qu’ils mirent le pied à Nassau, seule ville à peu près accueillante pour des hommes de leur condition, Arnaud en profita pour prendre le temps d’écrire une lettre à Claudine, son amie qu’il avait laissée à Nantes. Renarde accueillie par sa paroisse, elle était à la fois bien intégrée et pouvait agir à sa guise sans qu’on s’en inquiète de trop. Elle, comme lui, venait de Nantes, et elle lui avait rapidement avoué qu’elle n’était pas une étudiante comme une autre. Florentin n’était pas le premier vampire qu’Arnaud croisait : Claudine avait ses entrées dans le monde vampirique. Mieux informée que sa paroisse, elle serait à même de répondre à quelques unes de ses questions, avec un peu de chance.

Il s’en voulait de la contacter dans ces circonstances, mais il ne savait pas vers qui se tourner : après son expérience avec les paroisses lupines, il refusait tout contact officiel avec elles mais il ne connaissait pas de meutes plus traditionnelles. Des meutes qu’il ne doutait pas d’être, au final, bien plus saines et équilibrées. Alors c’était tombé sur Claudine. Il avait eu tout le temps de ressasser ce qu’il allait lui dire, il avait pesé chaque mot. Il trempa sa plume dans l’encre, et au moment de tracer la première lettre, eut comme un grand blanc devant les yeux. Impossible d’écrire le moindre signe. Arnaud était comme paralysé face à cette lettre qu’il était incapable de rédiger. Tentant de dissimuler au mieux son trouble, ce qui n’était pas si difficile dans une société où savoir écrire était rare, Arnaud demanda à Marius de lui servir de prête-plume, Florentin étant dans l’impossibilité de sortir de l’Aigle d’Airain avant la tombée de la nuit.

Marius ne posa pas de questions. S’il était étonné de se voir dicter une lettre par un noble qui devait normalement être capable de faire son courrier seul, il n’en montra rien. Et quand, quelques mois plus tard, il eut une réponse, et qu’Arnaud fut incapable de la lire, il n’eut pas plus de réaction. Cette attitude lui était à la fois reposante et très frustrante. S’en fichait-il à ce point-là ?

Arnaud préféra ne pas relever, de peur d’attirer l’attention sur un détail qu’il préférait garder pour lui. Quelle honte de ne plus pouvoir ni lire ni écrire, pour lui amoureux des livres… Lui qui avait pendant si longtemps demandé une bibliothèque, c’était comme si en échange de la possibilité de survivre, on lui avait pris ce qu’il avait de plus cher. La capacité de traduire ces étranges symboles, de les voir faire sens et prendre vie dans son esprit. Toutes les pages qu’il voyait étaient désormais des champs énigmatiques. Tous les livres se refusaient à lui, gardaient leurs mystères qui pourtant s’étalaient sous les yeux d’Arnaud.

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