Chapitre 4 - La maison Kerembellec
Paula n’avait même pas pensé à envoyer un message à son frère pour le prévenir de leur horaire d’arrivée. Elle s’était contentée d’un : « On arrivera aux alentours de midi. » S’il n’arrivait pas à l’heure, Paula n’aurait qu’à s’en prendre à elle-même.
Firmin était marin-pêcheur de profession et vouait une véritable passion à la mer. Les cheveux longs bruns avec quelques mèches plus claires, un visage plutôt anguleux, il portait un bouc ras et peu fourni. Il avait des sourcils fins bien dessinés qui surplombaient discrètement ses yeux noirs qui semblait sonder l’intérieur de l’âme tellement leur couleur était profonde. Il n’apparaissait pas comme trop charpenté à l’instar de certains autres marins. Il était même plutôt fin. Cela dit, même si ses vêtements avaient tendance à le masquer, il disposait d'une musculature bien sculptée. Ce que Shany remarqua le plus était la taille de ses mains qui, sans être disproportionnées, faisaient facilement le double des siennes.
Il accueillit sa sœur à bras ouverts et salua chaleureusement son amie américaine. Cette dernière eut un mouvement de recul lorsqu’il s’approcha pour l’entourer de ses bras. Elle n'était guère habituée à ce genre de démonstration, surtout de la part de parfaits inconnus. C'était tout de même la première fois qu’elle le rencontrait. Paula remarqua la gêne de son amie et asséna un léger coup de poing dans l’épaule de son frangin :
« Firmin, ne me la brise pas en morceaux avec tes grosses paluches et laisse-la respirer. Je lui ai promis un grand bol d’air et pas de mourir étouffée par un breton mal fagoté ! »
Mal fagoté ? Paula exagérait un peu. Shany trouvait la tenue de son frère correct sans être à la dernière mode. Firmin ne répondit rien. Il relâcha son étreinte, recula d’un bon mètre et enchaîna :
« Jeunes filles, je prends vos bagages et en route ! »
Paula sourit et se pencha vers Shany pour lui susurrer à l’oreille :
« Pas le temps de dire ouf avec mon frère. Tu verras, il est adorable cordon bleu. Hum, et tu sais, il est célibataire. »
Shany fit la moue et se pencha à son tour vers Paula pour lui glisser, sourcils froncés :
« Paula, tu ne vas pas me dire que ce Noël improvisé est en fait un traquenard pour me présenter ton frère-cœur-à-prendre ? »
Paula n’eut pas le temps de répondre car le charmant “frère-cœur-à-prendre” était déjà de retour et s’exclamait :
« Allez, hop, les filles ! C’est parti, mon kiki. »
Shany plissa les yeux en direction de Paula. Celle-ci se contenta d’afficher son plus beau sourire d’ange en guise de réponse.
Firmin ne cessait de parler avec une certaine gouaille. Il passait d’un sujet à l'autre sans s'arrêter. Paula et lui n'étaient clairement pas frère et sœur pour rien. Ils finirent par parler de la préparation du réveillon. En hôte prévenant, Firmin s’empressa de préciser qu’il avait soigneusement choisi des mets raffinés pour composer un repas de noël digne d’un chef cuisinier.
« Pourquoi ne t’es-tu pas lancé dans la restauration plutôt que dans la pêche ? Cela semble te passionner tout autant, voire plus à t’entendre. » demanda Shany.
Firmin fut surpris de la question mais s’empressa de répondre :
« La pêche, c’est une sorte de tradition familiale. Si tu brises cela, c’est compliqué. En plus, j’aime la mer et être au milieu des vagues, c’est difficile à expliquer. Et puis, on a tous un destin.
— Un destin oui, mais ce n’est pas synonyme de fatalité.
— C’est vrai.
— Cela dit, désolé d’avoir digressé et revenons au repas de Noël. C’est quoi le menu ?
— Je préfère garder le secret. Vous m’en direz des nouvelles. Dis-moi, Shany, y a-t-il des aliments rédhibitoires ou bien as-tu des allergies ? Je peux encore changer un ou deux plats en conséquence.
— Non, rien de tout cela. Je goûte à tout. J’ai l’habitude, mon beau-frère tient une épicerie et est fier de son rayon dit delicatessen provenant d’Europe. Ça devrait aller. »
Cette conversation mit Shany très à l’aise et ils continuèrent de discuter de nourriture durant le reste du trajet. Une fois arrivés à bon port, Firmin se précipita pour récupérer les sacs des filles et demanda à Paula de conduire leur hôte jusqu’à sa chambre, puis de lui faire visiter la maison.
*
Paula se fit un plaisir de faire découvrir à Shany l’histoire de la demeure dont elle paraissait particulièrement fière puisque datant d’avant la Révolution française.
« C’est certifié sur certaines pierres de la maison ! L’année y est gravée : dix-sept cent soixante-seize ! Eh ouais, M’dame, rien que ça ! Je pourrais te montrer ça si on va à la cave ou au niveau du jardin derrière. » affirma Paula avec la mine réjouie d’une gosse.
Cela fit sourire Shany, car l’année en question, elle la connaissait très bien puisqu’il s’agissait de celle de la création des tous premiers États-Unis d’Amérique. C’était sûrement qu’une pure coïncidence mais c’était assez marrant de le noter. La bâtisse avait une autre particularité : elle avait été construite en deux temps. La maison avait d’abord été de plain-pied puis une vingtaine ou une trentaine d’années plus tard un étage avait été ajouté. Cela n'était pas une opération très courante et cette particularité valait le coup d’être signalée : cela expliquait l’emplacement des escaliers en périphérie au niveau de l’enceinte comme des sortes de mini-tours de donjons et jamais au milieu d’une pièce.
« Viens, Shany, je te montre ta chambre. Elle est à l’étage. Tu montes l’escalier, ta chambre est ici, juste après la mienne. Firmin est en face de la tienne.
— Heu… » commença Shany dans une moue plutôt gênée.
Elle n’eut pas le temps de terminer que Paula rétorqua :
« Ne t’inquiète pas. Mon frère est très poli, il ne va pas se montrer grossier. Il est aussi speed que spontané mais il est un peu timide aussi. En fait, nous t’avons alloué cette chambre pour t’assurer un confort sans faille. Elle est équipée d’une salle de bain avec une baignoire. Tu verras, tu seras très bien ici. C’est reposant, ça changera de l’agitation de la capitale. Un bed and breakfast cinq étoiles et tu n’oublieras pas de signer notre livre d’or, bien sûr. »
Tandis qu’elles discutaient, les deux amies franchirent le seuil de la chambre. Shany fut immédiatement conquise par l’aménagement de la pièce. La chambre était spacieuse. Un grand lit flanqué d’une roue de bateau légèrement surélevée en guise de tête de lit se trouvait contre le mur du fond. Une table de chevet à droite et à gauche de la couche avaient été prévues. Au-dessus des taies d'oreillers trônaient une boussole et un baromètre en cuivre. Une commode était située près de la fenêtre avec des poignets bleu et blanc en forme de phare. En face, une imposante armoire bretonne cloutée ne demandait qu’à abriter les valises et les effets personnels des invités. Une lampe à pétrole en laiton décorait un guéridon en métal doré. De part et d’autre, la tante avait placé deux grands fauteuils. Le tissu était élégamment assorti au couvre-lit.
« Paula, c’est magnifique.
— Ha oui, tu sais, ma tante chine les meubles. Elle se rend souvent dans les recycleries. Elle glane de-ci de-là des commodes, des armoires, tout ce qui est de seconde main et qui peut être remanié. Tu verrais son garage, il est rempli de tout un fourre-tout et une partie est destinée à la restauration et à la décoration. Elle fait des merveilles, n’est-ce pas ? »
Shany restait ébahie. La tante avait aménagé le lieu avec un grand soin, une peinture recouvrait l’ensemble des meubles, exceptée l’armoire, d’un gris-bleu poudré. Au flanc sud, une porte fermait une salle d’eau moderne et fonctionnelle. Le tout était neuf, la faïence d’un blanc immaculé brillait.
« Et puis, admire la vue, un peu, la mer est à tes pieds. C’est beau, non ? Par chance, j’ai la même vue. » fit Paula en se posant devant la grande porte-fenêtre qui donnait toute la luminosité à la pièce.
Shany jeta un œil par la baie vitrée qui permettait d’accéder à un petit balcon qui donnait à voir le front de mer à peine à une centaine de mètres de distance. Elle ne put s’empêcher d’ouvrir et de se poser une petite minute à respirer les embruns pour profiter du ronronnement des vagues qu’on entendait au loin. Elle ferma les yeux. Quelque part, elle se sentait comme l’héroïne d’un film ou d’un roman tellement l'environnement lui évoquait une fiction. Elle avait bien fait d’accepter la proposition de week-end, cela lui faisait découvrir de nouveaux horizons. Pour le coup, ceux-ci étaient particulièrement plaisants et enchanteurs. Elle prit une grande bouffée d’air et retourna à l’intérieur pour se réchauffer.
Shany continuait d’admirer l’agencement de la chambre, quand son amie lui dit :
« Pose tes sacs, ici et je te propose de te faire visiter la maison. Tu déballeras tes affaires après. D’accord ? »
Shany hocha la tête mais s’aperçut que Paula n’avait même pas attendu sa réponse. Elle lâcha ses sacs et se lança en trottinant à la suite de son amie qui, tel un guide touristique, décrivait les lieux :
« Comme tu vois, ici, au premier étage, il y a surtout des chambres. Après la tienne, on trouve encore deux chambres. Ici, avec un décor digne de la grande époque des Maharajas indiens, celle-ci est une chambre d’enfants. Là, on trouve une salle de bains spacieuse avec deux lavabos, deux douches. Ici, on a ajouté un cabinet de toilettes. »
Paula présentait la maison tambour battant. Elle voulait sûrement aller vite pour profiter de la plage car elles n’étaient présentes que pour le week-end. Tandis qu’elles empruntaient l’escalier menant à l’étage supérieur, elle précisa :
« Passe devant, Shany. Surtout fais attention à la première marche, une latte s’est décollée. Ma tante va réparer ça en un tour de main, en attendant, la prudence s’impose. Ici, c’est le grenier. Ma tante a aménagé une salle de jeux avec un billard anglais, un flipper, et a fait installer des étagères pour tous les jeux de société de 0 à 99 ans ! Quand il pleut, il y a de quoi s’occuper ! Nous passons un corridor avec à droite un espace réservé à la lecture. Ma tante et les membres de la famille laisse des bouquins dans cette bibliothèque. Si tu veux t’isoler, c’est ici ! »
Quelque chose turlupinait Shany et elle finit par interrompre Paula :
« Tu parles de ta tante qui a fait ou va faire des choses dans la maison, mais ce n’est pas ton frère qui est propriétaire ?
— Ah oui. Si, Firmin est propriétaire mais tu vois la taille de la baraque ? Avant, t'avais sûrement toute la famille Kerembellec ainsi que les pièces rapportées qui vivaient ici. Papies, mamies, oncles, tantes and so on… Aujourd’hui, Firmin est tout seul... et à entretenir c’est financièrement pas donné, donc il a une sorte d’arrangement avec Tata. La finalité, c’est que hormis pour la période des fêtes et celle d’une partie des vacances d’été, la maison puisse faire maison d’hôtes. Quand Firmin est en campagne de pêche, c’est ma tante qui vient ici et s’occupe de tout. Elle n’habite pas très loin et ça l’occupe. »
Shany trouvait l’arrangement étrange mais bon, cela semblait être profitable à tout le monde donc elle n’avait rien à dire. Bien qu’elle, à titre personnel, l’idée de recevoir des étrangers dans sa maison n’était pas franchement à son goût. Paula ouvrit encore une porte.
« Ici, se trouve une petite salle de bains. C’est pratique en été lorsque la maison est occupée par la famille, et que nous rentrons de la plage. »
Paula fit encore visiter le sous-sol qui abritait une cave, un garage, une buanderie, une pièce réservée au stockage alimentaire. Au passage dans la cave, elle ne manqua pas de montrer la fameuse pierre gravée de dix-sept cent soixante-seize.
« Bien, ma chère coloc, je crois bien que je n’ai rien oublié. Je te laisse prendre tes marques. Si tu veux après, on peut prévoir une balade sur la plage. »
*
Shany décida de prendre un peu son temps pour s’installer. Paula ne lui avait rien dit à propos de l’heure du déjeuner mais étant donné qu’il était midi passé, elle se dit qu’ils n’allaient pas manger avant treize heures. Elle posa sa valise sur le dessus du lit et entreprit de ranger ses affaires sur des cintres dans l’armoire. Elle avait beau s’être organisée pendant la semaine pour son linge, lorsqu’elle avait fait son sac, elle y avait glissé quelques affaires qui n’avaient pas eu tout à fait le temps de sécher. Il fallait donc qu’elle les sorte rapidement pour éviter qu’elles ne prennent une vieille odeur de moisi. Comme dans toute maison de ce style, ce n’était pas la grosse chaleur et on sentait l’humidité un peu partout, ce qui n’était pas très étonnant vu la proximité du bord de mer. De ce fait, Shany n’était pas très confiante sur le fait que son linge puisse vraiment sécher. Heureusement l’armoire était vraiment grande. Elle put donc s’arranger pour bien espacer les cintres et améliorer ses chances.
Ceci fait, elle décida de s’allonger quelques minutes pour se reposer mais aussi pour tester le matelas. Et ce fut un bonheur. Dans l’appartement à Paris, clairement la literie était loin d’être au top. Ici, c’était le jour et la nuit. Directement elle se dit qu’elle allait regretter dès maintenant de ne pouvoir rester qu’un week-end. Allongée, les bras en croix, elle ferma les yeux et se força à épier chaque bruit de la maisonnée en essayant d’identifier chacun d’eux. Ce faisant, son cerveau finit par débrancher et elle s’endormit sans s’en rendre compte.
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