Chapitre 8 - Réveillon de noël breton : partie 2
Finalement, l’énigme fut résolue : c'était un très bon chouchen et tellement bon que la bouteille fut vidée en moins d’une heure. Shany fut assez étonnée par le goût. D'ordinaire, elle n'était pas fan des boissons alcoolisées :au fur et à mesure des années, elle avait revu son jugement pour se permettre au moins de goûter et pouvoir se faire un avis. Après ça, elle trouvait le goût des boissons très déplaisant, trop amer, trop âpre. Plus encore, elle se plaignait du degré d’alcool trop élevé qui brûlait la langue, la gorge. Elle ne comprenait pas qu’on puisse apprécier cela. Les gens étaient-ils masochistes ? Cela dit, pour le chouchen en question, le côté sucré de la boisson lui plaisait et pour une raison qu’elle n’identifiait pas, le degré d’alcool la gênait moins. Comme ses hôtes lui avaient raconté l’histoire du chouchen, Shany se dit que le côté millénaire de la boisson l'avait influencée sur un préjugé positif.
« Ben dis donc, Shany. Si je dois t’offrir une bouteille un jour, je saurai quoi t’offrir ! J’ai trouvé ta kryptonite ! » fit Paula pour la taquiner.
Les derniers invités arrivèrent : la tante de Paula, son mari, leurs deux enfants ainsi que leur grand-mère. Si l’ambiance était plutôt posée jusque-là, l’arrivée des deux enfants Gaël et Yann rendit les choses un peu plus animées. Peut-être un peu trop pour Shany. C'était la première fois depuis bien longtemps qu’elle fêtait Noël avec plus de trois personnes et au milieu d'éclats de voix d’enfants. Elle était partagée. Avait-elle le droit de profiter de ce genre d’instants ? Les gens ne comprenaient pas pourquoi elle pouvait se poser ce type de question. Aucun n’avait jamais ressenti le fait de n'être qu’un corps avec des membres morts. Cette impression pouvait paraître extrême pour qui ne la connaissait pas intimement. Shany en était bien consciente mais la rationalité n’avait pas droit de citer lorsque l'espèce de boucle de rétroaction qui se cachait au fond de sa tête s’enclenchait.
« Ils sont un peu bruyants mais il faut leur pardonner. Ils sont jeunes, il faut bien qu’ils en profitent. Vous aussi, vous devriez vous amusez. Vous comprendrez quand vous aurez atteint mon âge. » dit Huguette, la grand-mère de Paula et Firmin en parlant de ces petits-fils qui se chamaillaient bruyamment à propos d’un obscur jeu de cartes.
Shany lui sourit. Lorsqu’il avait fallu prendre une place autour de la table, elle avait préféré s’éloigner des parents de Paula, non pas qu’ils étaient déplaisants, mais ils lui posaient trop de questions sur sa famille et Shany n’aimait pas trop cela. Du coup, elle avait fini à côté de la grand-mère laquelle avait insisté par la suite à ce qu’on mette ses petits-enfants à côté d’elle. C’était à croire qu’avec l’âge, on était prêt à tout pour fuir la tranquillité.
« Oh, je vois ce que vous vous dites dans votre tête mais non, j’aime bien ma solitude d’ordinaire. Seulement lorsque vous n'avez que cela, trois cent soixante jours par an, je vous assure que vous appréciez le moindre moment où vous pouvez retrouver le désordre de la vie. »
Shany ne put empêcher son visage de s’empourprer.
« Ne vous en faites pas, je ne dirai rien. J’emporterai votre secret dans la tombe… Et si cela peut vous rassurer, cela ne devrait plus tarder.
— Vous ne devriez pas dire cela.
— Oh, je ne disais pas cela pour vous contrariez. Mais vu que je suis plus proche de la fin que du début, je préfère en plaisanter. Cela évite de trop dramatiser.
— Je comprends. Mais j’ai quelques raisons personnelles qui font que j’ai un peu de mal avec cela. »
A cet instant, Shany ne put s’empêcher de penser à Clara, sa nièce et le fait que celle-ci avait tendance, elle aussi, à plaisanter sur le sujet. A chaque fois, elles se fâchaient à ce propos. Les infirmières lui avaient dit qu’elle devait faire un effort pour accepter ce genre de réflexion car c’était extrêmement courant chez les enfants à partir du moment où la pathologie était incurable. Il y avait même des avantages à laisser faire car cela permettait aux personnes d'extérioriser une angoisse et de soulager l’anxiété qui en résultait.
« Vous savez… Ce n’est pas parce que vous avez du mal avec ça que vous devez éviter d’en parler. Ce n’est peut-être pas comme la loi de la gravité mais je crois pouvoir dire que les non-dits sont en règle générale néfastes. Je ne connais pas vos raisons et si vous ne tenez pas à en parler, je ne vous y forcerai pas. Mais tout ce que je peux dire, c’est qu’en préférant taire ce que vous ressentez, vous empêchez les autres de vous comprendre alors que ce sera la première chose que vous leur reprocherez. N’est-ce pas ? Je n’ai pas fait de grandes études. A mon époque, nous en avions beaucoup moins besoin pour faire notre vie. En revanche, j’ai vu et vécu beaucoup de choses qui m’ont fait me poser des milliers de questions et vous savez quoi ? La principale chose que j’ai remarquée, c’est que pour la plupart, le problème venait d’envies, de convictions contradictoires qui venait de moi seule. Et le plus ridicule dans tout cela, c’est que nous sommes aveugles quand cela nous arrive et nous cherchons à en attribuer la responsabilité à n’importe qui du moment que ce n’est pas nous. »
Décidément, cette grand-mère était redoutable. Elle semblait tout comprendre sans juger. Elle aimait poser des questions aussi :
« Dites-moi, j’avoue que je suis un peu curieuse. A mon âge, mon histoire est derrière moi. Combien de fois m’a-t-on demandé comment j’ai vécu l’après-guerre. J’étais jeune certes mais les gens aiment à vous poser ce type de questions. Autre question récurrente : comment vivait-on en tant que femme avant 1968 ? J’ai tant répondu aux questions de la jeunesse, alors maintenant, moi, je m’offre le luxe d’écouter les histoires des autres. Enfin, si vous voulez bien y répondre, bien évidemment.
— Je vous écoute.
— Les jeunes d'aujourd'hui, il me semble, veulent ressembler aux stars américaines, ils singent leur style, leur empruntent un mode de vie pour le meilleur et pour le pire. Je dois vous sembler dure. Il faut bien que jeunesse se fasse. »
Shany éclata de rire.
« Non, je vous assure que ma mère, branchée sur les chaînes européennes, pense la même chose. Elle qui est si europhile est dépassée par ce phénomène. Pourtant pour rien au monde, elle ne vivrait ailleurs qu’à Saint-Albans. Elle pense que chacun son identité, c’est très bien. Inutile d’imiter les autres. Même si on s’inspire d’autres cultures, vivre la sienne est tout aussi important.
— Sinon, on frise le ridicule. La faute à la mondialisation, certainement. Bref, ma chère Shany, qu’est-ce qui vous a conduite en France chez mon adorable petite fille ?
— Oh là là, c’est une longue histoire ! Elle commence bien et se termine en queue de poisson. Vous êtes certaine d’avoir envie que je la raconte ?
— Mais je suis tout ouïe.
— Alors, il y a deux ans, j’ai travaillé comme animatrice à la Mission Culturelle et Universitaire Française à New-York. J’organisais des événements toutes les deux semaines et il s’est trouvé que j’y ai croisé un garçon qui s’y inscrivait souvent. Cela m’a intriguée mais je ne me suis pas posée plus de questions. Entre l’organisation de la manifestation et les demandes des participants, j’étais bien occupée.
— Hum, je sens que votre histoire va grandement m’intéresser. »
Shany trouva la vieille dame plutôt espiègle. Elle avait l’air d’une jeune fille qui écoutait sa copine lui raconter ses premiers émois amoureux.
« Un soir, le type en question est venu me voir. Tout timide. Il m’a demandé si j’acceptais de faire quelques pas avec lui et une heure ou une demi-heure plus tard, il m’a invité à boire un verre. J’ai été surprise. Je ne m’y attendais pas du tout. De son côté, je pense qu’il craignait de se prendre un râteau, comme vous dites, en France.
— C’est vrai que vous parlez un excellent français.
Shany sourit à cette remarque. Les Français le lui disaient souvent, y compris aux Etats-Unis quand elle en croisait.
— Peut-être aussi que je voulais remettre les pieds sur la terre de mes ancêtres, allez savoir !
— Vous avez des ancêtres français ?
— Euh… C’est bien possible, enfin… Je suis originaire de Saint-Albans à quelques encablures du Québec. Selon les recherches de ma mère et ma tante, la famille aurait ses racines en Europe. Bref, revenons-en à nos moutons.
— C’est cela, vous disiez ? Ah oui, ce jeune homme était si mignon, n’est-ce pas ? Comment résister ?
— Oui, c’est un peu ça. fit Shany tout en se remémorant les scènes dans sa tête. C’est même beaucoup ça. J’ai expédié les dernières tâches de la journée, j’ai rejoint ce jeune homme à la sortie du centre.
— Comme il l’avait suggéré, nous avons flâné dans la ville, nous avons marché au hasard des rues. Ce qui était marrant, c’était qu’autant pour m’aborder, il était économe en mots et une fois qu’on s’est baladé ensemble comme cela, il est devenu un vrai moulin à paroles. Mais ce n’était pas saoulant. J’adorais ses sujets de conversation Nous avons découvert que nous avions plein de points communs. Nous écoutions la même musique pop, nous adorions les mêmes artistes. Cerise sur le gâteau, il était drôle. Dès qu’il disait quelque chose de marrant, il riait avec la main devant la bouche, comme s’il avait dit une bêtise.
— Je comprends que vous ayez été conquise !
— Oui, ensuite, il est venu tous les jours. Il logeait à côté du centre chez sa tante venue rejoindre son expatrié de mari qui travaille pour un grand groupe pétrolier. Nous avons passé tellement de temps ensemble. Nous avons même fait quelques week-ends où nous sommes partis à Ocean City, à Atlantic City… Les deux ans sont passés très vite et ce qui devait arriver arriva : il a passé son diplôme et il a dû repartir en France. Et moi j’étais tombée très amoureuse.
— Et après ? »
Les yeux de la grand-mère brillaient.
« Nous nous appelions, on s’écrivait toute la journée : des emails, des messages instantanés, etc. Je lui manquais, il me manquait. Mais New-York/Paris, ou l’inverse, ce n’est pas la porte à côté.
— L’amour à distance, est-ce que ça fonctionne ? Je n’en suis pas certaine. Du coup, vous avez franchi l’Atlantique ?
— Oui, ça n’a pas été simple. Je suis étudiante. Il a fallu que j’étudie si je pouvais continuer mon cursus en France. Si oui, dans quelles conditions ? Est-ce que je devais passer des tests de niveau et/ou de langues ? Par chance, ce que j’étudie : docteur en pharmacie est d’envergure internationale. Le doctorat est reconnu partout. Je parle français, alors j’ai demandé à mon directeur de thèse aux Etats-Unis d’appuyer ma demande auprès des universités d’Ile-de-France. Comme il est connu pour ses recherches, l’université de Châtenay-Malabry a répondu assez rapidement. Je n’ose pas vous dire comme je flottais sur un nuage. J’étais tellement heureuse. Matthieu (c’est son prénom) était tout aussi ravi. Lui, est retourné vivre chez ses parents en attendant de trouver un boulot. Je n’allais pas débarquer chez eux et j’ai cherché un logement. C’est lui qui a dégoté le bon filon pour l'apprtement dans un journal étudiant. Là, vous connaissez la suite. Avec Paula, on a discuté de nos vies, de notre comportement en collectivités pour voir si notre entente pouvait se faire. Et hop ! J’ai sauté dans un avion. Paula est venue me chercher à l’aéroport. Et j’ai posé ma valise dans son appartement.
— Et vos parents, comment l’ont-ils pris ?
— Mes parents, mon père surtout, ma sœur ont tenté de me dissuader d’aller aussi loin mais ils ont vu que j’étais déterminée. Ils savent que lorsque j’ai une idée en tête, rien ne peut m’en détourner. »
La transition entre les USA et la France n’avait pas été simple pour les siens. Shany choisit de taire l’épisode où elle avait dû expliquer à Clara qu’elle allait terminer ses études en France. Sa nièce avait piqué une crise sans précédent et lui avait fait une scène mémorable lui lançant au visage, qu'elle l’abandonnait pour suivre un mec qu’elle connaissait à peine et ça, pour plusieurs années. Elle lui avait dit des choses horribles, qu’elle était égoïste, heureusement que son père était fiable, lui. Shany avait ressenti un déchirement, c’était un réel crève-cœur de la quitter d’autant que Clara avait refusé de lui parler les premiers mois qui suivirent son arrivée dans l’hexagone.
« D’après votre introduction de départ, l’histoire finit moins bien. Je vais éviter de vous interroger sur le sujet.
— Vous faites bien. Autant, j’aime me rappeler les souvenirs heureux, autant la fin ne vaut pas que j’use ma salive. Enfin, je suis en France et ne le regrette pas. Être la colocataire de Paula n’est pas de tout repos car elle est très tête en l’air. Mais il y a une grande complicité entre nous. On s’adore. »
Shany regarde l’heure. Il était presque minuit.
« Je vais devoir vous laisser, Huguette. Je dois passer un coup de téléphone aux Etats-Unis cette nuit et si je veux pouvoir le faire, il faut que je me repose un peu. »
Shany prit congé auprès de tout le monde et remonta dans sa chambre. Elle activa une alarme sur son téléphone pour quatre heures du matin et elle se coucha.
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