Chapitre 11 - En route en passant par la Thaïlande

7 minutes de lecture

Le garage était coincé entre deux habitations. Jennifer crut au début qu’il s’agissait d’un préfabriqué qui avait été oublié après des travaux. Aye ouvrit le portail et Jennifer découvrit un vieux Suzuki Grand Vitara qui devait avoir au moins une bonne dizaine d'années mais qui semblait plutôt bien entretenu. Aye passa derrière la voiture et ouvrit le coffre. Il revint ensuite vers Jennifer et lui tendit une carte routière. Jenny la déplia avant de prendre la place du conducteur.

« Nous allons devoir passer la frontière avec la Thaïlande, deux fois, mais la seconde fois, il faudra emprunter une route que la plupart des gens ont oubliée. Je pense qu’on pourra passer par là sans encombre mais au cas où, vous avez pris l’argent qu’il faut ?

– Oui, pas de problème, j’espère juste qu’on n’aura pas besoin de tout car ça fait quand même une coquette somme. Les rédactions occidentales sont toujours friandes de scoops mais comme elles ont pris l’habitude d’aller piocher leurs informations gratuitement sur les réseaux sociaux, elles ont un peu de mal avec les endroits du monde où la recette ne marche pas… En plus de cela, il y a de moins en moins de gens de métier dans leurs bureaux alors la pertinence de leur réflexion frôle souvent le ridicule voire quelques fois, vire à l'abject. Remarquez, ce serait la même chose si je tentais de convaincre une personne d’ici de s'intéresser, je ne sais pas… au problème de l’insuline aux Etats-Unis… La grande différence, c’est qu’au moins, ici, vous n’aurez personne pour vous affirmer que les sorts des diabétiques américains le préoccupent. Moins d’hypocrisie en somme.

– Que voulez-vous ? En dernier ressort, il faut jouer entre l’avarice et la cupidité des gens, c’est malheureux mais c’est comme ça que le monde soi-disant moderne tourne. »

Jennifer ne trouva rien à redire. Elle avait suffisamment fait du terrain sur pas mal de zones de conflits pour confirmer qu’en dernier ressort, c’étaient bien les bas instincts de l'être humain qui étaient à l’honneur. A contrario, c'était aussi dans ces circonstances qu’on croisait parfois les gens les plus extraordinaires. Était-ce justement parce que les conditions atteignaient des extrémités dans l’absurde, dans l’injustice et parfois même dans l’horreur que certains êtres humains se décidaient enfin à ouvrir les yeux pour enfin accorder leurs actions à leurs aspirations ?

Les gens n'étaient pas mauvais par nature. Ils l'étaient juste par fainéantise, par sentiment d’impuissance et surtout parce qu’il existait toujours d’autres raisons dont l’objet était de donner des prétextes simplistes au raisonnement qui permettaient de désigner des bons et des méchants artificiellement. Mais comme toujours, les vérités réelles se confrontent sur le terrain dans la nuance. Celles qui viennent du croisement de deux ou trois critères et en déduisent où est le blanc et le noir sont hors sol, par essence, injustes, arbitraires et ignobles. L’humain est prompt à parler de sa propre complexité mais ne la reconnaît pas lorsque celle-ci vient de l’autre, c'était là son plus grand drame.

« Vous me direz quand vous serez fatigué ? Je reprendrai le volant. La route va être longue. » fit Aye avant que Jennifer manœuvre le levier de la boîte automatique.

*

Les premières heures, Jennifer préféra rester silencieuse. Elle était certes impatiente d’en connaître un peu plus sur son guide. Sous peine de paraître un peu trop envahissante, un peu trop américaine en somme. Aye semblait être un jeune homme plutôt réservé, intelligent. Elle doutait qu’il soit attiré par des personnalités exubérantes. Sur ce long trajet, il fallait bien converser, sinon celui-ci allait être mortellement ennuyeux. C’est pourquoi, elle se décida à solliciter son compagnon de route :

« Aye, je peux vous poser deux trois questions ? J’aime bien connaître un peu plus les gens avec qui je travaille. En retour, je répondrai moi aussi à toutes celles que vous me poserez.

– Bien sûr.

– Je sais que la question est délicate, mais, pourquoi vous faites cela ? Je veux dire pourquoi vous m’aidez alors que c’est dangereux pour vous »

Tout en gardant le regard fixé sur la route, Aye sourit.

« Vous savez, même si je ne vous aidais pas, je serai en danger quand même. C’est comme ça quand vous décidez de vous engager dans une cause qui gêne d’autres personnes et qui n’ont aucunement l’intention d’essayer de s’entendre. Je ne suis pas très fan des armes alors, j’essaie d’autres voies et vous aider en fait partie. Je ne suis pas certain du résultat, si vous êtes en mesure de rapporter correctement ce qui se joue ici pour les gens et je ne parle pas que de mon peuple. Mais je me dis que, peut-être, en mettant en lumière la réalité du terrain, cela conduira à une prise de conscience. Je ne me fais pas d’illusion et je n’attends pas de l’étranger une ingérence quelconque mais parfois, les gens d’ici sont plus sensibles au discours extérieur qu’à ceux de l’intérieur.

– Vous avez sacrément de l’espoir… Mais je ne vous contredirai pas. J’ignore à quoi tient le changement sur un terrain de conflit. Cependant ce que je sais c’est que n’importe quoi peut faire basculer les choses dans un sens ou dans un autre. En général, le revirement ne tient pas à grand-chose et un événement, un fait dérisoire pourvu que sa portée symbolique soit suffisante, peut enclencher la réaction en chaîne. »

Aye regarda Jennifer. La manière qu’avait la jeune femme de parler piqua sa curiosité. Il n’avait pas l’habitude de travailler avec des femmes et encore moins avec le caractère de Jennifer.

« Et vous, pourquoi faites-vous ça ? »

Jennifer ne put s’empêcher de laisser paraître sa surprise car elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui retourne sa question. Elle réfléchit quelques secondes. Pourquoi faisait-elle ça ? La première réponse qui lui vint à l’esprit, c’est qu’elle n’en avait aucune idée. Pour elle, c’était une sorte d’évidence, de vocation mais cela se suffisait-il comme seule explication ? Même elle, elle n’en était pas convaincue.

« J’aimerais pouvoir vous raconter une jolie histoire qui pourrait donner une raison logique ou romantique. Mais je pense que c’est une sorte de vocation. J’ai toujours envie de voyager et d’aller là où les gens auraient tendance à ne pas vouloir se rendre. Peut-être suis-je une droguée à l’adrénaline ou quelque chose de cet ordre.

– Du coup, si je vous suis, vous n’êtes pas là pour rendre justice ou défendre une certaine idée du bien ?

– En fait, non. En tout cas, ce n’est clairement pas dans mes motivations premières. Après, je ne vais pas mentir sur le fait que mon cerveau s’arrange bien ensuite pour broder une histoire dans cet acabit pour la forme. C’est un peu comme pour les Miss America où vous n’en trouverez pas une qui ne veut pas lutter contre la faim ou pour la paix dans le monde. Notre pysché est fondamentalement incapable de survivre s’il ne se raconte pas une belle histoire pour oublier qu’il fait les choses pour son propre intérêt.

– Vous avez une piètre estime de l’âme humaine.

– Non. Simplement, je pense qu’il est important d’être conscient de nos propres biais plutôt que de les nier. Ça ne change rien au fait qu’il est vital que le mécanisme existe pour notre propre survie mais ça permet de ne pas se bercer d’illusions sur un quelconque altruisme fantasmagorique. En plus de cela, la notion de bien et de mal est vraiment un Gloubi-boulga purement humain et qui n’a guère de sens que dans sa tête. C'est d’ailleurs pour cela qu’on a autant de problèmes à essayer de concilier l’Alpha et l’Oméga. Pour faire une sorte d’analogie, j’avais un ami à l’université qui faisait des études de mathématiques. Il me disait que dans son domaine, il y avait une majorité de personnes qui étaient en admiration devant leur discipline car “c’était fou” mais elle était capable de décrire le monde, peu importe le degré de complexité. Mais lui rigolait de cela. Les mathématiques se sont toujours dotées de nouveaux outils à chaque nouvelle complexité rencontrée. On a adapté l’outil à la complexité de la réalité et ce n'est pas l’inverse qui s’est produit. A aucun moment de l’Histoire. Mais bon, les gens ont besoin de croire que le sens préexiste à la réalité sinon pour elles, l’impression de vide est abyssale et sûrement pas souhaitable. C’est une question de survie. Alors oui…. C’est peut-être un peu triste mais le mensonge est vital et il n’y a rien à y faire sauf à liquider la raison de vivre de la quasi-totalité de l’humanité. »

Aye dodelina de la tête.

« Et bien. Je ne sais pas trop quoi vous répondre. J’aurais aimé avoir des arguments à vous opposer mais pour l’instant, il faut que je digère votre raisonnement pendant quelques minutes. »

Sur ces paroles, Aye resta silencieux pendant de longues minutes. Jennifer crut même un instant qu’il avait fini par abandonner l’idée de poursuivre la discussion mais, comme d’habitude, elle se trompait.

« Vous voyez. Je pense qu'étrangement, je vais être d’accord avec vous. La Nature n’a aucune idée sur le bien ou le mal et c’est vrai qu’on peut imaginer que ce soit en réalité qu’un simple système de survie spécialement conçu pour l’Homme. Mais au final, la “survie” n’est-elle pas la définition même de la vie ? »

Jennifer ne sut guère que répondre. Elle aurait voulu s’opposer à cette proposition mais au bout de trente secondes, intuitivement force fut de constater qu’elle n’était pas loin d’être d’accord.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire EleonoreL ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0