Chapitre 29 - Retour à New-York
L’enseigne du Corner Island Food faisait l’angle entre la troisième avenue et la soixante-dixième. Son épicerie, c’était la petite fierté de Patrick. C’était lui qui avait monté le projet juste après ses études de droit. Cela n’avait aucun rapport avec son cursus scolaire mais de toute manière, il l’avait suivi uniquement pour faire plaisir à ses parents. Originaire de Swansea, il avait profité de la volonté de ces derniers qui le poussaient à obtenir un métier acceptable et il avait réussi à se faire financer ses études à l’Université de New York. A l’origine, Patrick n’avait pas dans l’idée d’y rester. C’était seulement un moyen aisé de s’extirper d’un environnement familial étouffant et guindé. Puis il s’était rendu compte, mois après mois, année après année, que ce qu’il aimait, c’était la nourriture et pouvoir discuter avec les gens des choses du quotidien. Rien d’extraordinaire en fin de compte mais c’était justement ce “rien” qui faisait tout. C’était comme cela que, parallèlement à l’obtention de son diplôme, en s’y prenant six mois à l’avance, il s’était lancé dans l’aventure et avait constitué un dossier pour créer son entreprise puis ouvrir son magasin. Cela n’avait pas été simple, surtout au niveau financier, mais il avait pu faire jouer quelques relations pour obtenir les prêts nécessaires.
Au début, le magasin ne faisait qu’une centaine de mètres carrés. Coincé entre, sur sa droite, un salon de coiffure sur la soixante-dixième et, à sa gauche, un grand magasin de bazar sur la troisième avenue, il n’était pas simple d’organiser l’espace et mettre en rayon tous les articles qu’il voulait proposer à ses clients. Hasard ou coup de chance, un an après, le salon de coiffure ferma faute d’avoir trouvé un repreneur pour remplacer l’ancien propriétaire parti à la retraite. Alors, contractant un nouveau prêt, Patrick décida de racheter le fond de commerce. Il fit faire des travaux et s’en servit pour étendre la surface de sa boutique. Issu d’une idée qui lui trottait dans la tête depuis un moment, il avait ajouté un espace dédié à la vente à emporter en sus de celui réservé à la vente au détail traditionnelle.
Pour modifier la devanture de la boutique, il avait fait appel à un charpentier qui avait répondu au cahier des charges. L’artisan l’avait quasiment conçue comme une œuvre d’art. du sur-mesure. Patrick avait voulu donner un lustre qui rappellait le style européen, façon boutique française. Évidemment, cette façade tranchait avec les enseignes lumineuses typiques de l’époque et caractéristiques du quartier dans lequel il avait choisi d’ouvrir son commerce. L’ambiance générale, un brin nostalgique, cadrait bien avec la personnalité de Patrick. Dans la rue, nul ne pouvait rater l’enseigne et c'est ce qui lui plaisait. Nombre de touristes entraient parfois plus par curiosité que dans le but d’acheter. Ceci dit, les conseils avisés de Ted et Judy, ses employés, leur faisaient bourse délier. Les produits sélectionnés étaient autant de cadeaux à offrir à l’occasion d’un anniversaire ou autre.
Patrick avait voulu créer un lieu accueillant, ouvert. Une visite dans son magasin se révélait comme une parenthèse dans le temps, un voyage aux pays de saveurs d’autrefois et aux odeurs peut-être empreintes d’une certaine mélancolie. Les pyramides de fruits confits n’y étaient pas pour rien : elles étaient agencées de manière esthétique pour donner un effet de couleurs vivifiantes. La personnalité fantasque de son employée Judy contrebalançait cette atmosphère, son dynamisme était constant. Elle virevoltait en assurant le réassort des rayons et fredonnait des airs de Janis Joplin. Parfois elle imitait la voix de crooner d’Elvis Presley. Les clients s’attachaient très vite à elle et lui confiaient facilement leurs petits tracas quotidiens. L’enseigne charriait aussi un public d’habitués désireux parfois de discuter avec l’équipe qui connaissait leurs prénoms et noms. Pour ce niveau de qualité, Patrick ne laissait rien au hasard. Non seulement les denrées devaient être issues des meilleurs producteurs mais devaient aussi être emballées dans un packaging à la fois décoratif et sobre. Il n’était pas rare que Patrick requière du fabricant un ajustement pour assurer l’effet voulu. “Un client satisfait est un client qui revient.” : c’était le mantra qu’il répétait à Judy et Ted pour qu’ils gardent à l’esprit, leur professionnalisme en toute circonstance. Ces deux-là n’avaient aucune difficulté sur ce point car ils étaient faits du même bois que lui.
« Je vous laisse la boutique, les enfants. » fit Patrick à ses deux employés.
Judy sourit tandis que Ted fronça les sourcils.
« Pas de problème, boss… Promis, on tachera de ne pas organiser de fête pendant ton absence…
— Merci pour la précision, Judy, ça me rassure. Sérieusement, je suis désolé de vous prévenir au dernier moment comme ça mais Jenny arrive à l’aéroport d’ici deux heures et je ne veux pas arriver en retard.
— Cela fait combien de temps que tu ne l’as pas vue cette fois ? demanda Ted.
— Un bon mois, si je compte bien.
— Je ne sais pas comment tu fais, fit Ted.
— Comment je fais quoi ?
— Pour accepter que Jennifer s’en aille et revienne comme ça.
— Elle a toujours été ainsi et j’étais parfaitement au courant quand nous nous sommes mariés. »
On pouvait penser que Ted était un brin effronté pour parler ainsi à son boss, de sa vie personnelle et familiale. Il n'en était rien. Patrick souhaitait justement que son personnel soit franc du collier. Il n’aimait pas les petites hypocrisies. Les relations tout miel devant le patron, mais pleines de critiques dès qu’on a tourné les talons : très peu pour lui. Il avait besoin de faire confiance à ses employés, de leur laisser le champ d’initiatives, voire les clés de la boutique. Nul besoin d’être derrière leur dos pour vérifier que leurs tâches étaient bien accomplies. Pouvoir se reposer sur Ted et Judy était rassurant chaque fois qu’il s’absentait.
*
A 15h03 précises, le Boeing 737 se posa sur le tarmac de l’aéroport de La Guardia. Jennifer apparut au terminal D dans un de ses éternels treillis traînant deux bagages en tissu à roulettes. Elle leva les yeux et parcourut le hall des yeux.
Patrick fit signe à sa femme de la main pour lui indiquer où se retrouver. L’aéroport avait beau être petit, il y avait toujours un monde fou. Il n’était jamais évident pour deux personnes de se rejoindre dans la cohue du débarquement des passagers.
« As-tu fait un bon voyage ? Rangoon-New York c’est long avec ces escales. » demanda Patrick en déposant un chaste baiser sur le front de Jennifer.
Jennifer sourit : en public comme en privé, le flegme issu des origines britanniques de son époux ressortait de manière évidente. C’était un de ses traits de caractères qui lui plaisaient. Cela rendait plus intense les moments où il y dérogeait.
« A qui le dis-tu. Singapour, Francfort puis Montréal, j’ai cru que je n’allais jamais arriver. Mais bon avec les événements birmans en tête, je n’ai pas fermé l'œil de la nuit. Je rentre, je dors. Je rendrai visite à Clara demain. Sinon, je risque de l’effrayer ou de m’endormir devant elle. Regarde mes cernes, c’est pas joli-joli. Je ne peux même pas les dissimuler. Tu me connais, je suis toujours aussi féminine : les portes de la beauté féminine me sont étrangères. Tu as dit à notre fille que je rentrais ? Tu ne lui as pas donné l’heure de mon retour, j’espère ? »
Il n’y eut pas de réponse. « C’est toujours la même chose. » maugréa intérieurement Patrick. A peine arrivée, son épouse posait des dizaines de questions en mode mitraillette. Probablement une sorte de déformation professionnelle. Elle se tenait à ses côtés. Ses rangers vieillies commençaient à sérieusement se défraîchir. Patrick se demanda si son épouse n’aurait pas préféré un homme plus viril, plus intrépide. Ils se ressemblaient si peu que c’était quelque peu miraculeux que leur couple fonctionne aussi bien malgré les années. Jennifer avait vraiment un côté garçon manqué : en plus de son look vestimentaire plutôt hasardeux, elle n’avait pas même pris le temps de se coiffer. Sa femme était un cas désespéré : même la barrette prévue pour retenir ses cheveux était tout de travers. Fallait-il qu’il le lui fasse remarquer ?
Il en était là de ses questionnements, quand, voyant que son époux semblait loin de ses préoccupations, Jennifer lui prit le menton :
« Patrick, à quoi penses-tu ? »
Conscient que le moment était peu propice à ce genre de réflexions, il sourit, un peu confus :
« Oh, à rien. J’étais un peu ailleurs.
— Les fêtes se sont bien déroulées ?
— Autant qu’il est possible. Heureusement, ta sœur est rentrée pour le jour de l’an sinon, cela aurait été encore plus dur pour Clara. »
Jennifer se pinça les lèvres. Le ton de Patrick n’avait rien de réprobateur mais la remarque ne pouvait pas passer comme une lettre à la Poste. Jennifer n’avait pas totalement intégré que Shany était partie sur Paris pour terminer ses études et peut-être y vivre. Alors elle n’avait pas réalisé que Patrick et Clara seraient seuls pour Noël.
« Je me doute. Mais tes parents ne sont pas venus ?
— Non, pas cette année. Les enfants de ma sœur viennent d’avoir quatre et neuf ans donc, Noël, c’est un peu plus pour leur âge.
— Si, on veut. Et mes parents ?
— Ils sont passés dans la journée du vingt-cinq. Je ne me rappelle plus pourquoi exactement mais ils ne pouvaient pas venir pour le réveillon.
— Ils ne voulaient pas aller à l’hôtel ?
— Je ne crois pas que ce soit le genre de tes parents. En plus, si ce n’était que cela, je les aurais invités à dormir à la maison dans la chambre d’amis. Non, je crois que ton père avait un truc à faire qu’il ne pouvait pas décommander et six heures de route pour venir à New York, ils seraient arrivés à deux heures du matin… Ta fille et même moi, cela aurait fait longtemps que nous aurions été au lit.
— En effet.
— Au fait, rien à voir, mais ton amie Gloria est passée à l’épicerie. Elle a déposé une invitation pour un vernissage dont elle est responsable d’une exposition au Moma intitulée : “Aesthetics of Smell”. Vu le gratin qu’elle a invité, ça promet d’être très mondain. Elle veut absolument que nous y allions. Selon elle, toutes les VIP du monde de l’art vont s’y presser. C’est l'événement de l’année. Elle se plaint de trop peu te voir. Tu lui manques. »
Jennifer s’esclaffa :
« Oui, Gloria veut tout le temps que sa cour participe aux événements du Moma à partir du moment où elle a un tant soit peu travaillé sur le sujet. Ça fait partie du personnage. Et pratiquement tout son entourage joue le jeu : famille et amis. Nous irons, qu’en dis-tu ? C’est quand ?
— Ce soir et le carton d’invitation indique le début des festivités à dix-neuf heures. Au fait, pour le dress code, elle demande si tu peux choisir une tenue adéquate : une robe ou au minimum un tailleur ? Elle a invité du beau linge, l’ambiance sera très red carpet. »
Patrick ponctua sa phrase d’un rictus qui se voulait être un sourire franc. Il redoutait un peu les réactions de sa femme quand était abordée la question de la toilette. Jennifer ne voulait pas polémiquer aujourd’hui. Elle était épuisée par cette dernière mission en zone de conflit. Elle tenta un trait d’humour :
« Je sais que je suis mal attifée mais au risque de déplaire à Gloria, je ne vais porter des stilettos ! Pour moi, ces chaussures et des échasses, c’est pareil, je suis maladroite. Les rangers, il n’y a que ça de vrai. Enfin, ne fais pas cette tête, bien entendu, je vais faire un effort. Peut-être même que je soulignerai mes yeux d’un trait de khöl, je ressemblerai enfin à une femme. »
Annotations
Versions