Chapitre 36 - L'ombre du passé
En entrant dans la cuisine, malgré le contre-jour, Shany distingua une silhouette dans l'encadrement de la porte.
« Devine qui est passé à la maison ? » fit Anna sur un ton un peu mystérieux.
Shany crut un instant qu’elle s’adressait à elle, mais en mettant sa main devant ses yeux pour éviter d'être éblouie, elle vit que la question s’adressait à Nadia.
« Regarde, la Maman de Shany est venue la chercher. Houlà, j’ai l’impression d’avoir fait un bond dans le passé. »
Un bond dans le passé ? Oui mais un passé révolu et c’était peu de le dire. Shany regarda sa mère et elle ne put s’empêcher de se pincer les lèvres. Appuyée contre le chambranle de la porte, elle était là, le regard mort. Elle semblait s’être égarée. Elle ne disait rien et Anna faisait la conversation toute seule.
« Je disais à Marine que c’était dommage qu’on n’ait pas su plus tôt que tu venais sur Saint-Albans en même temps que Nadia : on aurait pu déjeuner ensemble ce midi. N’est-ce pas ? »
Non, cela n’aurait pas été une bonne idée. Shany appréciait la proposition d’Anna mais l’idée de déjeuner avec eux et sa mère était au-dessus de ses capacités. Que craignait-elle en vérité ? Rien en particulier. Shany avait juste du mal à accepter l’attitude asociale de sa mère. Cela la renvoyait sans cesse à des images de son adolescence, des visages parfois compatissants et pleins d’avenant mais justement, c’était cela le problème. Elle ne voulait surtout pas être perçue comme une victime et sa mère, par sa seule attitude, le mettait en évidence.
« On aurait pu mais ce sera pour une prochaine fois, fit-elle avec un certain empressement.
— En tout cas, cela m’a fait vraiment plaisir de te voir, répondit Anna. Tout cela ne nous rajeunit pas. Je trouve dommage que les jeunes de Saint-Albans ne restent pas dans la région. Peut-être que c’est ça l’air du temps. Franchement, ici, on n’est mieux qu’à la grande ville, non ? On respire mieux, on prend le temps de vivre, n’est-ce pas, Marine ? »
Anna tourna un instant le regard vers la mère de Shany, cette dernière resta muette et immobile. La mère de Nadia eut l’espace d’une seconde, la mine déconfite, elle comptait sur un appui. Elle avait oublié à qui elle s’adressait. Cela lui faisait du mal de voir Marine ainsi, elle qui l’avait connue avant et à l’époque où elles avaient plein de projets. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir un pincement au cœur.
« Ce n’est pas faux, acquiesça Shany qui vit la pointe de tristesse dans l'œil d’Anna.
— Ceci dit, intervint Nadia dans l’échange, ce n’est pas certain qu’on n’y revienne pas un jour. Pour moi, Boston c’est bien. Mais si je pouvais ouvrir ma propre boutique à Saint-Albans, je ne dirai pas non. Et toi, Shany ? »
Cette dernière fit mine de réfléchir mais elle connaissait parfaitement la réponse. Pour elle, il n’était pas question de revenir.
« On verra. » fit-elle finalement.
Nadia la regarda et comprit que ce “peut-être” était une politesse.
« Bon, fit Shany, nous allons y aller sinon Papa va se demander ce qu’on fiche. »
Elle salua une nouvelle fois Anna et Nadia puis sortit. Elle jeta un œil derrière elle pour voir si sa mère la suivait . Les deux femmes marchèrent sans dire un mot. Shany n’osa pas se retourner. Elle craignait de se sentir obligée de combler le silence. Quelle idée avait eu son père d’envoyer sa mère la chercher ?
Quand Shany arriva dans la salle à manger avec sa mère sur les talons, son père était en train de dresser la table. La voyant, Wyatt se sentit obligé de se justifier :
« D’habitude, on mange sur la table de la cuisine. On va faire une exception. Sinon, cette salle à manger ne servirait à rien. Vu qu’on ne reçoit plus personne.
— Tu n’invites plus tes amis du club de poker ?
— Cela fait quatre ans que j’ai arrêté le club.
— Ah bon ? Je ne savais pas. Pourquoi ?
— Disons, fit son père en baissant la voix pour n’être audible que par sa fille, que c’est devenu très compliqué avec ta mère.
— Très compliqué comment ? »
Wyatt s’éloigna en direction de la cuisine et fit signe à Shany de venir. A l’attention de sa femme, il lança :
« Tu peux mettre les verres, Chérie ? Tu peux aussi sortir la bouteille de whisky ? Je vais prendre un verre. C’est l’occasion de la dépoussiérer. »
Shany jeta un œil à sa mère qui s’exécuta tel un automate. Elle rejoignit ensuite son père devant le plan de travail de la cuisine. D’un coup de menton, elle relança son interrogation silencieusement.
« Oui, j’ai été obligé d’arrêter le club. La première raison est que je ne peux plus la laisser seule le soir. La journée, ça va. Je peux aller au boulot et revenir, j’ai l’impression que c’est normal pour elle. En revanche, le soir, d’un seul coup, cela n’est plus passé. J’en ignore la raison mais si tu ne veux pas qu’elle appelle la police, les hôpitaux et tous les autres numéros qui lui tombent sous la main, il ne faut plus la laisser seule.
— Mais avant tu invitais les gars à la maison aussi.
— Avant. J’ai essayé, je te le jure. Elle ne supporte plus que des “inconnus” viennent ici. Honnêtement, je n’ai plus vraiment envie d’y penser désormais. »
Shany écoutait son père, un peu éberluée par ce qu’il lui racontait. Elle était consciente que la vie de son père avec sa mère était loin d’être une partie de plaisir. Elle se rassurait avec le fait qu’il travaillait encore et voyait des amis pour le sortir. Mais là, il en était au stade sacerdotal. Combien de temps allait-il pouvoir tenir dans une telle abnégation ? Son père se trouvait dans un comportement sacrificiel. Cela n’augurait rien de bon pour les prochaines années. Mais comment lui dire sans le heurter ?
« Tu devrais quand même retrouver des activités normales, je pense, fit-elle.
— Normales ?
— Que tu t’occupes de Maman, soit. Mais ne t’oublie pas dans l’affaire. »
Son père la regarda et Shany ne sut dire s’il approuvait ou non son dernier conseil.
« Jumper me distrait, tu sais. Bon, tu peux aller mettre le dessous de plat sur la table de la salle à manger ? Je vais apporter le plat.Il est chaud, je ne voudrais pas brûler la nappe. »
Shany n’insista pas. De toute évidence, son père ne voulait plus parler du sujet. Elle se contenta d’obtempérer.
Après dîner, sa mère s’allongea, son père remplit le lave-vaisselle. Pendant ce temps, Shany voulut revoir l’étage de la maison. Qu’est-ce qui l’attirait là ? Pas de la nostalgie, Shany conservait de sa vie de gamine soit un souvenir flou, soit des moments de gêne, d’évitement de la part de sa mère. Une vie de famille où les uns et les autres se croisaient, se manquaient du fait de la dépression. Avait-elle ressenti de l’amour de la part de ses parents ? Shany n’aurait su le dire. Bien sûr, elle savait qu’elle avait été désirée, que sa mère l’avait choyée petite fille, que son père l’aimait. Mais il y avait eu tellement peu d’affection, de gestes d'amour, qu’il semblait à Shany que l’amour parental était une carence qui semblait ne jamais se résorber. Plongée dans ces réflexions, elle montat les marches gainées de moquette blanche. En haut, elle reconnut les cadres avec les partitions dont se servait son frère pour faire ses gammes quand il s'asseyait devant son piano. La jeune femme en eut le souffle coupé. A droite, se trouvait la chambre de son jumeau. Elle se tourna, se tenant droite, tendue. Elle tira une mèche de cheveux à s’en faire mal. La poignée de la porte était d’un blanc immaculé. Elle la manœuvra. Sous la coupe du stress, ses doigts entourant l’émail se blanchirent sous la pression qu’elle exerçait. Elle haletait, le corps en suspens, sur la pointe des pieds, hésitante. Puis, elle se ravisa. Pourquoi toujours vouloir se remémorer les choses ? Que trouverait-elle, sinon une foule d’objets qui ravivraient un vide abyssal ? Que pouvait-elle changer aux événements ? Que d’impuissance, se dit-elle. On croit maîtriser son destin, il n’en est rien. La vie se charge de vous forger à coup de tragédies, que vous devez vivre pour continuer votre chemin. Cette famille était le reflet d’un épisode mal vécu. Le refuge dépressif était pratique, finalement. Les autres membres de la famille devaient bien faire face, et regarder l’avenir.
Shany fit demi-tour et descendit rejoindre son paternel.
Au pied de l'escalier, Jumper s’impatientait. Il voulait profiter de la visite de Shany pour avoir une double ration de câlins.
« Jumper ! » fit-elle.
Le chien tournait autour d’elle.
« Toi, toi, toi ! Il n’y a que toi qui compte, hein ! Viens dehors, on va bien s'amuser. »
Bien que les séances de dressage aient demandé de la patience, Wyatt avait appris quelques exercices à Jumper. Il en était si fier qu’il avait envoyé des vidéos à ses filles pour leur montrer de quoi était capable le bloodhound. Shany se repassa mentalement les films pour reproduire ces tours. Elle réussit à faire tourner le chien sur lui-même, à le faire slalomer entre ses jambes. Jumper récompensait la jeune femme à coups de langue, se frottait contre ses tibias. Shany s’assit dans l’herbe et le caressa longuement.
« Ooooh, mais tu es un gourmand toi. Tu n’en as jamais assez ! »
Shany commençant à frissonner, se remit debout. Elle caressait le chien quand elle rentra dans la maison. Jumper se rua sur Wyatt pour réclamer son dû d’affection.
Le reste de la journée sembla interminable à Shany. Son père tentait de meubler la conversation en lui parlant de sujets peu intéressants : du jardin, de la chaudière qu’il fallait changer. Sa mère semblait hanter les lieux plus que les habiter. Elle naviguait, une fois avec un vase empli d’eau et des fleurs pour composer un bouquet, une autre fois, avec de la vaisselle qu’elle déplaçait d’une armoire à une autre. Shany ne savait plus quoi ressentir. De la pitié pour sa mère ? De l’empathie ou de la colère vis-à-vis de son père qui se dévouait à son épouse, quitte à se sacrifier ?
Dans le salon, son père évoquait les mots croisés qu’il aimait élucider avant de se coucher, des dictionnaires qu’il collectionnait. Les aiguilles de la pendule murale s'obstinaient à avancer trop lentement. La jeune fille faisait vraiment un effort pour éviter d’y jeter un œil toutes les cinq minutes. Ce réflexe aurait paru très inconvenant vis-à-vis de son père qui déployait des ressources incroyables pour mener une conversation avec sa fille en évitant le moindre sujet délicat. Il n’était pas question de ternir ces moments rares où Shany les visitait.
A seize heures trente, sur un ton qu’elle aurait aimé moins enjoué, Shany, rappela qu’il était temps de la raccompagner. Son père sortit la voiture du garage et ils prirent la direction de l’aéroport. Shany tenta de raconter des blagues pour que cet instant soit pour son père un moment léger, fait d’un peu de connivence. Elle voulait éviter que son père pense à elle en se tracassant sur ses études, sa vie amoureuse, etc. Il assumait déjà une charge bien lourde. Inutile de charger la barque, pensait-elle.
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