Chapitre 35 - Les voisins des Hall
Après le petit détour auprès des rosiers, Wyatt et sa fille revinrent dans la maison. Shany jeta un rapide coup d’œil panoramique pour reconnaître les lieux et, sans grande surprise, elle constata que rien n’avait bougé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Le lieu semblait s’être figé dans le temps et cela lui donnait presque des frissons. Wyatt déposa son manteau et alors qu’il se dirigeait tel un automate vers la cuisine, il lança à Shany :
« Je vais préparer le dîner. Tu m’accompagnes ou tu veux aller faire un tour ? Tu peux passer voir les Rider si tu le souhaites. Leur fille Nadia est aussi là, en visite comme toi. Je l’ai aperçue hier soir, elle devait sûrement rentrer de quelques courses. J’ai eu du mal à la reconnaître. Elle a tellement changé. Vous étiez amies quand vous étiez petites, non ? Je ne me trompe pas ? »
Shany écarquilla les yeux car elle ne s’attendait absolument pas à ce que son père se souvienne de ce genre de détail. Ce n’était pas une mauvaise idée, cela dit.
« D’accord. Je vais aller les voir. Je tâche de faire rapide.
— Pas de souci. J’en ai pour une petite demi-heure au maximum. »
Shany hocha la tête et fit demi-tour pour prendre la direction du couloir qui menait à la porte de derrière. C’était le chemin le plus rapide pour se rendre chez les voisins. Elle était un peu soulagée de faire une pause dans son tête-à-tête paternel. Non pas qu’elle n’était contente de voir son père mais il fallait reconnaître que son attitude souvent apathique la mettait dans une sorte de stress incontrôlable.
Les Rider, Tom et Anna étaient un couple qui avait beaucoup compté pour Shany. Pendant son adolescence, ses études, lorsqu’elle revenait de New-York en période de vacances, ils lui avaient servi de lieu de refuge quand elle s’embrouillait avec ses parents. Tom avait une dizaine d’années d’écart avec son père et Anna devait être un peu plus jeune encore de quatre ou cinq ans. Elle, d’origine libanaise, mijotait de bons petits plats aux épices délicates. Rien qu’à l’odeur de sa cuisine, Shany partait en voyage aux confins de l’Orient.
Elle traversa le jardin. Elle avait à peine fait quelques pas en direction de l’entrée de la maison des Rider qu’elle vit une silhouette ouvrir la porte fenêtre qui donnait sur la terrasse.
« Shany ?! »
Shany s’approcha. Elle découvrit un visage familier qu’elle n’avait pas vu depuis cinq ou six ans. Sa voix était restée la même. Une voix qui versait davantage dans les graves, plutôt chaude avec des fléchissements qui prenaient l’accent moyen-oriental maternel. En étant scolarisée depuis toujours à Saint-Albans, il était étrange de prendre l’accent d’un pays où vous n’aviez jamais mis les pieds. Il fallait croire qu’il y avait de la génétique dans tout cela. Elle sourit en pensant au ridicule de sa dernière réflexion.
« Nadia ? fit Shany en guise de réponse. Cela fait longtemps.
— Tu as raison, répondit la jolie jeune fille. Ça passe trop vite les années. Vu que tu es partie à l’autre bout du monde, je ne pensais pas te recroiser un jour mais ça me fait plaisir. Que deviens-tu ? Viens, entre. Papa et Maman seront contents de te voir aussi.
— Ça alors, je ne m'attendais pas à te voir dans le jardin. Purée… Cela fait bizarre. »
Nadia restait la pipelette dont Shany se souvenait. Quand elle parlait, c’était un flot continu qui finissait par vous faire décrocher du fil de la conversation et résonner comme une musique de fond. Et cette musique avait la propriété étrange d’agir sur Shany comme une sorte d’anesthésiant. Mais cette fois-ci, elle fit l’effort de rester attentive.
« J’habite à Boston maintenant, je bosse dans une petite librairie dans le North End et je loge dans un petit appartement juste au-dessus. C’est pratique car je ne suis pas du matin. Comme ça, c’est quasi impossible que j’arrive en retard. Je suis toujours célibataire. Mais bon, j’ai quelques gars avec qui j’essaie de voir si ça pourrait coller. Pourtant je n’ai pas la sensation d’être quelqu’un de dur à vivre alors je comprends pas trop. Sinon… »
Heureusement pour Shany, Nadia dut s’interrompre car en arrivant au niveau de la cuisine, elle dut saluer Anna qui préparait le repas de midi.
« Oh, si ça, ce n’est pas une surprise ! Une revenante. Je ne savais pas que tu passais. Ton père ne m’a rien dit.
— Sûrement parce que je ne suis que de passage qu’aujourd’hui. Je repars ce soir. Ce n'était pas sûr que je puisse vous dire bonjour. Et puis, j’avais laissé planer le doute. J’ai fêté la Saint-Sylvestre à New-York, le détour à Saint-Albans n’était pas garanti. Comme quoi : tout est possible !
— En tout cas, cela me fait plaisir de te voir. En plus, tu croises Nadia… C’est carton plein. Qu’est-ce que tu deviens ? Tu te plais à… Paris ? C’est ça ?
— C’est cela. Ça va.
— Pourquoi t’es partie aussi loin ? Columbia n’était pas à ton goût ? Tu as eu des soucis là-bas ? On n’entend tellement d’histoires maintenant que, moi, je stresse en permanence pour tout et n'importe quoi. Quand Nadia est partie à Boston, tu ne peux imaginer tout ce que j’ai imaginé et qui m’a angoissé tout le temps, tout le temps. Mais je suis une mère… ça se comprend non ? »
En prononçant ces dernières paroles, Shany vit bien qu’Anna aurait voulu éviter cette remarque. Cela pouvait s’apparenter à une gaffe mais il n’en était rien. Son interrogation était tout ce qu’il y avait de plus naturel et c’était plutôt l’ambiance familiale chez les Hall qui était lunaire.
« Oh non. J’ai juste suivi mes sentiments. J’étais en couple avec un Français et il a eu son diplôme. Il est rentré en France, j’ai voulu le suivre. Et je n’aurais pas dû. Il m’a trompé, on a rompu : fin de l’histoire. Mais bon, je ne regrette pas. C’est très loin mais j’apprends plein de choses et je fais plein de rencontres intéressantes.
— Oh. Désolée, je ne savais pas. Mais oui. Paris… fit Anna qui semblait davantage portée sur l’aspect voyage que tragique de l’histoire de Shany. Tu vois Nadia, ça serait bien qu’un jour ton père m’emmène là-bas… Une petite semaine, je suis sûre que cela me plairait.
— Ben pourquoi tu ne lui demandes pas directement, fit Nadia en levant les yeux au ciel.
— Ah non, fit Anna en prenant un air offusqué, faut que cela vienne de lui, sinon ça n'aura pas le même charme.
— Certes, cela dit, je te rappelle que la communication télépathique n’existe pas et que Papa ne lit pas dans le marc de café. »
Shany se mit à rire. C’était le genre de relation mère-fille qu’elle n’aurait jamais. Pour que ça se produise, encore fallait-il exister comme une vraie personne auprès de sa mère. Anna et Nadia la regardèrent : elles n’avaient pas saisi ce qui avait entraîné son hilarité.
« Tom n’est pas là ? demanda Shany en reprenant son sérieux.
— Je crois qu’il a dit qu’il allait au garage, je ne sais pas pourquoi faire. Je n’ai pas tout saisi. J’étais en train d’utiliser le mixeur quand il m’a parlé… Je n’ai compris que le mot “garage”. Tu manges avec nous ?
— Non. C’est gentil, je ne fais que passer en coup de vent. Papa est aux fourneaux, fit Shany en désignant du menton, la façade de sa maison. Je vais essayer de ne pas lui faire faux bond quand même.
— Oui, c’est préférable. Nadia, tu peux accompagner Shany ? La maison n’a pas radicalement changé mais je crois que la dernière fois que tu étais ici, l’escalier du couloir descendait au garage. Mais ça ne marche plus comme ça et il faut passer par la buanderie maintenant. »
Nadia hocha la tête.
« Allez viens, on va voir Papa. »
Les deux jeunes filles arrivèrent au sous-sol. Il y avait de la lumière tout au bout du couloir.
« Hello Papa ! Regarde qui vient te faire un petit coucou.
— Wow ! Ne me fais pas peur comme ça, nom de Dieu. Les sourcils qu’il avait froncés pour reprocher à sa fille de l’avoir surpris, s’arquèrent autour de ses yeux. Mais sa contrariété se dissipa bien vite :
« Ohh… Si je m’y attendais ! Quelle surprise. Shan en personne. Je suis content de te voir ! »
Le regard de Tom qui pétillait, s’assombrit quelques instants.
« Même si pour toi, ça n’a pas été rose tout le temps. Loin de là… » dit-il en baissant la voix.
Puis il se reprit un peu.
« Je me rappelle de toi bébé… quand tu as fait tes premiers pas, quand Nadia et toi preniez le car pour aller à l’école. Puis, hum… ce jour où on t’a hébergé. C’était étrange. C’est vrai… Quand on est voisin, on n’imagine pas vraiment ce genre d'histoire. Ce n’était vraiment pas simple pour Wyatt, à l’époque... »
Une nouvelle fois, Tom sembla se perdre dans ses souvenirs.
« Tu sais, avec Anna, nous parlons encore beaucoup de toi aujourd’hui. Même si ça n’a duré que quelques mois et puis qu’après tu es partie chez ta sœur, ça marque… Mais bon bref, tu n’es pas passée pour me voir radoter. Qu’est-ce que tu deviens ? »
Shany était restée silencieuse pendant que Tom parlait. Elle voyait très bien à quelle période il faisait référence. Mais de son côté, chaque fois qu’elle essayait de se souvenir, c’était le noir complet. Elle savait très bien que cette obscurité n’était pas réelle, juste un réflexe de protection de son cerveau. Au moment où elle s’apprêtait à reprendre la parole, une voix retentit dans la maison.
« Les filles. Vous pouvez remonter ? »
Tom interrogea du regard sa fille.
« Et moi, je pue ?
— Je n’en sais pas plus que toi, fit Nadia en partant à rire. Je suppose que ce doit plutôt vis-à-vis de Shany. Papa est pudique, mais je crois que ton départ lui a créé un vide. Il a tant voulu te protéger. Je crois qu’il s’est plus attaché à toi qu’il ne veut bien l’avouer, dit-elle avant de rire aux éclats. »
Shany était un peu déçue de ne pas avoir eu le temps de parler un peu plus mais elle essaya de ne rien laisser paraître. Elle regarda de nouveau Tom. Il avait la soixantaine désormais, plus vieux que dans son souvenir. Elle avait une vraie affection pour cet homme qui à l’époque où son père avait disparu de ses écrans radar et n’était jamais réellement reparu, avait joué les pères remplaçants tout comme Patrick l’avait fait plus tard. Mais Tom n’était pas de la famille. Il n’avait pas eu peur de tenir un rôle qu’il n’aurait pas dû. Certes il était ami avec son père, mais c’était une personne plutôt entière qui ne mâchait pas ses mots. Comme il l’avait évoqué, la période où elle avait été hébergée n’avait duré que quelques mois, mais à l’âge qu’elle avait à ce moment-là, onze/douze ans, tout semble durer une éternité.
Tom Rider dut ressentir l’état de Shany, à moins que ce ne fusse qu’une coïncidence. Avant qu’elle ne parte, il s’avança vers elle.
« Oh ! Tu ne vas pas t’enfuir comme ça. Viens par ici que je t’embrasse. Je ne sais pas quand on aura l’occasion de se revoir donc autant en profiter ! »
Il l’entoura de ses bras et la serra fort comme quand, petite fille, elle avait besoin d’être consolée.
« Allez, vas-y ! »
Quand Shany tourna les talons, elle entendit :
— Tu reviens vite, hein ! ? !
Shany avait peu l'habitude de telles marques d’attention. Elle préféra saluer le père de Nadia de la main. Si elle se retournait, elle craignait que des larmes montent.
— Papa, Shan n’a plus douze ans, fit Nadia sur le ton du reproche.
— Bah c’est bien ce que je dis ! »
Nadia leva les yeux au ciel et fit signe du menton à Shany qu’il était temps de rebrousser chemin.
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