Chapitre 45 - Dîner sous tension
Après la séance d’hypnose, Jennifer ne savait réellement pas quoi penser. Il s’agissait de sa première consultation. Le scénario qui s’était déroulé était à peu de choses près identique à celui vécu lors de l’exposition au MoMa. Etait-elle trop imprégnée du choc émotionnel qu’avait provoqué le tableau ? Elle n’arrivait plus à y voir clair. Ses rêves nocturnes, sa séance d’hypnose, la scène du tableau… Tout se confondait dans son esprit. Est-ce qu’elle imaginait tout cela ? Ne voyait-elle pas finalement ce qu’elle avait envie de vivre ? Se réapproprier l’époque bénie de son enfance où elle jouait avec des papillons ? Époque où elle n’avait pas encore d’enfant, pas de responsabilités professionnelles ? Tout n’était qu’insouciance. Si elle ne fuyait pas un quotidien trop contraignant à supporter, une vie trop rangée. Même Yao le lui avait dit. Ses reproches comme “Tu passes ton temps à fuir ta situation familiale” lui revenaient en tête. Il est certain que la vie de femme mariée, vivant dans une maison confortable ne l’avait jamais attirée. Elle préférait le terrain. Elle voulait vivre l’histoire, aussi durs soient les événements. Elle voulait tenir son regard éveillé en se tenant prête à presser sur le bouton du déclencheur de son appareil photo pour témoigner de l'âpreté du monde, pour dénoncer le manque de libertés des populations vivant sous le joug d’une autorité paternaliste menant une politique de fer. Elle n’avait cure d’écrire dans des magazines de papier glacé pour évoquer les dernières tendances de la mode ou comparer les prix des voitures selon leur constructeur.
Elle était tout à ses pensées tandis qu’elle dévalait les escaliers la menant vers l’extérieur. Elle voulait marcher, s’aérer les neurones. Elle se dit qu’elle ne rêvait pas de futur, de lendemains meilleurs. Elle était résolument dans le présent, à la recherche de l’instantanée d’une photographie témoignant de faits. Elle espérait que ses clichés et ses articles pouvaient influencer l'opinion publique, donner des arguments aux puissances pour faire fléchir un régime totalitaire. Elle savait que chaque photo n’est qu’une goutte dans l’océan de l’ignorance. L’homme est peut-être touché par une scène de vie, il se rappelle ainsi que la vie est fragile tout autant que précieuse. Il voit cette image, se rassure qu’elle ne le concerne pas, ne change pas son quotidien. Il y pense, il oublie, se dit que sa vie est meilleure en terre de paix. Il fait éventuellement un don à une association caritative. Puis, il s’en retourne à sa routine. Jennifer se dit que cette séance la faisait cogiter. Elle décida de prendre le chemin du retour vers son domicile. A cette heure-ci, les travailleurs rentraient chez eux. Il y avait du monde dans le quartier. Des femmes rentraient avec leurs sacs de courses. La jeune femme sentir le coeur de la ville battre. Des couples parlaient en espagnol, s’exprimaient avec véhémence. Cette vigueur lui fit du bien. Elle qui côtoyait des scènes ultra violentes pour se sentir actrice de sa vie. Ici, elle respirait ces scènes de vie à plein poumons. Les voix fortes, les rires à gorge déployée la dynamisaient. Chez elle, elle se sentait de trop. Elle avait l’impression de fuir la maladie de sa fille, son mari pointilleux. Elle fuyait sa sœur qui connaissait bien mieux son propre enfant qu’elle qui l'avait mise au monde qui savait s’investir auprès d’elle à l’hôpital. Jennifer se sentait godiche, inapte au train-train quotidien, pour tenir une maison. Elle préférait les terrains glissants, les chemins caillouteux, là, elle se sentait utile. En tant que journaliste, elle faisait parler les autres, ceux qui faisaient l’histoire. Elle ? Elle n’était qu’une coquille évidée de sa substance vitale.
« Oula, une séance d’hypnose et je vois tout en noir. Je vais presser le pas pour rentrer à la maison pour voir si j’ai des mails. »
*
Elle allait tourner la clé dans la serrure quand elle se rendit compte que la porte était déjà ouverte. Elle entra.
« Il y a quelqu’un ? »
Elle entendit une voix à l’étage :
« Oui, je suis rentré tôt. Il y avait peu de monde aujourd'hui au magasin. Je me suis dit que nous pourrions aller dîner. Shany m’a appelé. Elle passe la soirée avec notre fille. Elle a eu l’autorisation comme c’est son dernier jour avant qu’elle ne reparte sur Paris. Je ne sais pas comment elle fait. Il faut croire qu’elle est encore dans les petits papiers des infirmières. »
Elle se rendait bien compte que son mari et sa soeur étaient plus proches qu'elle-même avec eux, elle en avait honte, mais ressentait une pointe de jalousie. Patrick descendit les escaliers tout en poursuivant son monologue.
« Que dirais-tu de dîner dans ce restaurant français que tu aimes tant ? Le Jean Georges près de Central Park ? »
Jennifer ne se sentait pas du tout d’y aller. La séance d’hypnose l’avait chamboulée. Elle ressassait ce qu’elle estimait avoir raté, ou être passé à côté. A côté de quoi, elle ne le savait que trop bien. Fuir, s’enfuir. Voilà ce qu’elle savait trop bien faire. Elle décida que parfois il fallait bien faire face à certaines situations. Ce soir, elle assumerait son couple. Comment dire non à son mari qui faisait tant d’efforts pour se rapprocher d’elle autour d’une soirée en tête-à-tête ? Lui qui restait au chevet de leur fille, elle lui devait bien ça.
« Bien entendu. Il est encore tôt : quatorze- heures trente. Je me douche. J’appelle Clara. Tu es passé la voir ?
— Oui, j’ai fait l’impasse sur le déjeuner. Je suis allé à l’hôpital. Nous avons joué aux cartes. Clara a gagné les deux parties de Crazy Eights.
— Vous jouez encore à ça ? Tu lui as appris quand elle avait quoi ? Neuf ans ? Vous y jouiez quasiment tous les jours. Je pensais que vous vous en lasseriez au bout de quelques mois. Mais que nenni. Chapeau bas. Bon, je vais me préparer. Tu réserves le restaurant ?
— Je le fais de suite ! »
Jennifer monta à l’étage et décida de faire plaisir à son mari. Elle revêtit une robe à fleurs en la complétant d’un gilet fin au cas où elle aurait froid pendant le dîner. Elle choisit également une paire de mules souples dans lesquelles elle se sentait à l’aise. Elle rassembla sa chevelure en queue de cheval.
En la voyant descendre l’escalier, Patrick eut l’air ravi :
— Tu es splendide. Bravo.
— Tu es prêt de ton côté ? Je vois que tu t’es changé. Ce blazer bleu croisé te va toujours aussi bien.
— La voiture est dans l’allée, si tu es prête, allons-y ! Et bonne nouvelle, j’ai réussi à avoir notre table habituelle. »
*
Sur le chemin qui menait au restaurant, chacun resta dans ses pensées et ils n’échangèrent que peu de mots. Devant le restaurant, un voiturier proposa de garer la voiture. Jennifer n’était pas très sensible à ces marques d’attention dues aux clients privilégiés. Elle était plus à l’aise dans un 4x4 qui roule à tombeau ouvert. Ce soir, elle était de bonne humeur.
« Merci. » dit-elle en glissant un pourboire à l’employé qui lui ouvrait la porte de la voiture.
Le cadre du restaurant était toujours aussi agréable. A gauche, le comptoir où l’on pouvait déguster des cocktails préparés par le barman. A droite, de grandes baies vitrées donnant sur un jardin garni d’arbres. De jour, la lumière y était splendide. Les plafonds très hauts donnaient un sentiment de grand espace. Des luminaires translucides dispensaient une lumière douce et apaisante. Le chef de rang vint à leur rencontre et les mena à leur place : une table ronde garnie d’une nappe blanche immaculée sur laquelle étaient coupées de petites fleurs fraîches dans un vase couleur vert d’eau. Il leur proposa de déposer leurs effets personnels au vestiaire puis leur tendit les menus. Jennifer et Patrick détaillèrent la proposition du jour ainsi que la carte des vins.
« Pour commencer, je vais commander un potage au butternut, commença Jennifer
— Et moi, je vais prendre le foie gras, s’il vous plaît. » compléta Patrick.
Ils rendirent les cartes. Jennifer croisa les mains sur la table tandis que l’employé changeait les couverts selon les plats commandés.
Elle attendit qu'il eut fini avant de prendre la parole :
« Tu sais, au sujet du tableau…
— Je n'aime pas ce ton-là, je sens que je ne vais pas aimer ce que tu vas me dire.
— Je t’ai relaté ma séance d’hypnose. Je vais continuer à consulter mais je sens que parallèlement, je vais aller plus loin.
— Plus loin, c’est-à-dire ?
— Hé bien, je vais pousser les investigations.
— Mais, Jenny, tu n’en es même pas certaine. C’est quoi ton projet exactement ?
— Ecoute, tu te rappelles l’effet que m’a fait ce tableau de Battaglini ? Des recherches m’ont permis de remonter son histoire, là où il a été peint. J’ai aussi trouvé un français qui a écrit un livre, une fiction inspirée de la vie du peintre. J’ai contacté son éditeur afin de le rencontrer à Paris.
— Heureux de l’apprendre, fit Patrick, mâchoires serrées. Donc tu t’apprêtes à repartir ? »
C’est à ce moment que le majordome se présenta pour faire le service des entrées. Jennifer se tut. Elle prit son courage à deux mains car elle savait pertinemment que Patrick serait furieux.
« Oui. J’ai pris rendez-vous. Je prends l'avion, le premier février prochain.
— Ha. Je n’ai pas mon mot à dire ? Ta fille peut mourir si elle ne reçoit pas de greffe. Tu le sais ? Tu te rends compte à quel point ça va l'anéantir quand tu vas lui dire que tu la laisses ? Elle m’a dit que vous vous étiez disputées, parce que tu n'es jamais là. Tu crois que c’est comme ça que ça va aller mieux ? Jenny, Clara a besoin de sa mère. Et cette fois-ci, ne me dis pas que c’est pour le boulot. Car ça ne l’est pas. C’est toi, seule. »
Jennifer reposa sa fourchette.
« Oui, je le sais.
— Même ta soeur est là en ce moment. Elle vit en France, je te rappelle. La plupart du temps, je suis seul pour assurer les visites, pour dialoguer avec l’équipe médicale. Quand je tente de te joindre par email ou par téléphone, tu ne réponds pas.
— Oui, je sais. De toutes façons, Clara m’en veut déjà. »
Patrick secoua la tête.
— Jennifer, alors tu le sais et ça ne te fait rien ? Tu réalises que c'est ta fille qui te dit ça ? Elle a treize ans et c'est elle qui est obligée de te rappeler aux évidences ? T'en es consciente ? Tu vas laisser les choses comme ça ?
— Bien sûr, mais je sens, je sais que je dois aller au bout de cette énigme. Le pourquoi du comment ce tableau envahit mes rêves, ma vie. Pourquoi j’ai l’impression d’avoir vécu une scène qui date de 1855 ? Je ne peux rester les bras ballants.
— Rien à voir. Tu dois être près de ta fille, tenter de renouer une relation quand elle en a le plus besoin.
— Bien entendu, si une transplantation est possible je reviens au pays.
— Mais tu vis sur quelle planète, Jenny ? Sais-tu que dès qu’un poumon se révèle compatible avec l’organisme de notre fille, l’opération se fait le plus vite possible. Le chirurgien ne va pas attendre que les plannings soient conciliables !
— Oui, je sais. Je te l’affirme, je sens que je dois venir à bout de cette histoire. C’est l’histoire de quoi… Une semaine ou deux ?
— OK, je vais encore assumer le sort de notre enfant tout seul, comme d’habitude. Je me disais que tu étais revenue pour soutenir la famille. Je suis d’un naïf. Qu’est-ce qui t’émeut ? Une kalachnikov braquée sur ton nez ? La santé de ta fille, en revanche, ne te fait aucun effet ?
— Tu sais bien que c’est faux. » dit-elle en haussant le ton.
Les convives de la table d’à côté tournèrent les yeux vers eux.
« Baisse le ton, s’il te plaît, Jenny. Restons calmes.
— Pardon. Je n’oublie pas que j’ai mis au monde Clara. Je n’oublie pas qu’elle est atteinte d’une maladie orpheline. Seulement, tu me connais mieux que personne, je suis jusqu’au-boutiste. Je mène une enquête sur moi-même pour me débarrasser de ces images qui me prennent la tête. »
Excédé, Patrick souffla. Jennifer n’en tint pas compte et continua :
« Écoute Patrick. Je sais que je fuis à l’étranger, pour couvrir des guerres. On ne fait pas ce genre de choses par hasard. Grâce à l’hypnose, j’essaie de changer. Le praticien m’aide beaucoup, j’essaie de prendre mon temps, de me poser les bonnes questions, de me poser tout court. »
Patrick avait du mal à se contrôler. Il avait envie de planter son épouse là. Il se contenta de lever les yeux au ciel. Jennifer poursuivit :
« Il faut que je me retrouve, savoir qui je suis. Sinon, comment je peux renouer des liens avec qui que ce soit ? Comment être proche de ma fille, si je me cherche perpétuellement ?
— Je te repose la question ? Tu me laisses seul avec notre fille ? Avec toutes les décisions importantes à prendre ?
— Patrick, ce que je veux tenter de te dire est que je me rends compte que j’ai passé mon temps à passer à côté de moi-même. J’ai galopé autour du monde, dans des contextes difficiles, en conflit pour éviter de me regarder en face. Ça suffit. Un moment, les événements de la vie te rattrapent. Je ne peux tout de même pas me laisser envahir par mes doutes ! Je dois reprendre le dessus. Pour cela, il faut que j’en comprenne l’origine. Tant que je ne creuse pas, il n’y aura pas de répit. C’est dur, surtout que notre fille est à l’hôpital. Je dois aller au bout de ma démarche. Tu comprends, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas. Mais je vois bien que tu es perturbée.
— Si tu as besoin de soutien, appelle mes parents. Ils se montrent toujours disponibles. Clara les adore. De mon côté, j’ai besoin de ces instants, de faire le point sur ma relation au monde, à ma famille. Je sais, le moment semble des plus mal choisis mais je dois agir maintenant.
— Quand tu as une idée en tête…
— Patrick, s’il te plaît, fais-moi confiance. J’ai besoin de m’accorder ce temps. C'est peut-être très égoïste, c’est vrai. Après, promis, je serai là. »
Jennifer posa une main sur celle de son mari.
« Je t’en prie, Patrick. Je ne te délaisse pas, je ne fais pas preuve de lâcheté. Ensuite, je te promets: je ne dis pas que je serai à New York du premier janvier au trente-et-un décembre. Je trouverai comment couvrir davantage de sujets ici aux Etats-Unis.
— OK. Par contre, je te laisse dire à Clara que tu repars. Je ne veux pas être là. Assume.
— D’accord, je te dois bien ça. On finit notre repas ?
— Je n’ai plus très faim. »
Jennifer chercha du regard les yeux de son mari. Elle voulait donner du poids à ce qu’elle s’apprêtait à dire. Elle voulait le convaincre. Si elle n'y arrivait pas aujourd’hui, quand le pourrait-elle. Elle se rendit compte à quel point elle ne voulait pas le perdre. Oui, il était plan-plan par rapport à elle. C’est ce qui faisait aussi son point d’ancrage. Elle savait qu’en toutes circonstances, Patrick, même s’il râlait, répondait toujours présent quelle que soit la situation.
« Patrick, je t’assure que je ne me défile pas. J’ai besoin de toi, moi aussi.
— Ok, si tu le dis. »
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