Chapitre 74 - Stratagème
De retour à l'appartement de l'écrivain, ils fêtèrent leur réussite autour d'un apéritif bie mérité.
« Bien, comment va se passer la suite ? Jennifer, tu rentres à New York, j’imagine, interrogea Laurent.
— Clara a disparu et personne ne sait où elle est. Tu sais, j’ai beau essayé de ne pas le montrer, cela me tourne dans ma tête encore et encore. Si Shan ne m’avait pas dit que cette plante pouvait la guérir, cela ferait longtemps que j’aurais sauté dans l’avion. Patrick va me détester un peu plus. Je me suis déjà inventée un souci de passeport pour le faire patienter. Si je ne rapplique pas dare-dare, je vais passer un sale quart d'heure. »
Shany ne dit rien sur le moment mais elle regarda sa sœur dans les yeux. Il devenait évident qu’il fallait qu'à la première opportunité, elle puisse lui dire la vérité. Il lui était très compliqué de prendre son courage à deux mains et de subir une nouvelle fois les foudres de Jennifer.
*
Jodie était rentrée tard. En raison de la présence de Clara à la maison, elle avait hésité à sortir en soirée. Sa copine Tallulah lui avait mis sous le nez deux billets pour la comédie musicale Porgy and Bess incarnés par Norm Lewis et Audra McDonald. Comment manquer cette aubaine ? Avant d’accepter, Jodie avait demandé à sa jeune colocataire par intérim si cela ne la dérangeait pas. Clara lui avait assuré que tout irait très bien. Pour l’en assurer, l’adolescente avait nettoyé l'appartement de fond en comble. Ce qu’elle avait caché, est que le bazar de Jodie lui était insupportable. Elle qui venait de l’hôpital le bordel ambiant de l’appartement était une source de stress pour elle.
Jodie était allongée sur son lit. Elle se repassait mentalement les scènes de la comédie. Ce qu’elle avait aimé la mise en scène, les décors. Elle perçut son téléphone vibré. Ce devait une notification. Non, il s’agissait d’un appel sur Whatsapp. Et la personne insistait avec ça. Elle ne voulait pas répondre, elle voulait revoir Norm Lewis et Audra McDonald se donner la réplique. Son portable ne cessait de se manifester. “Pfff, encore quelqu’un qui s’est trompé de numéro de téléphone. Ooooh, non, c’est Shany”.
« Allo ? Shany ?
— Oui, c’est moi. Ça va ?
— Dis, tu sais quelle heure il est ? Tu as oublié qu’il y a des fuseaux horaires ?
— Jodie, pardon, c’est urgent.
— Shany, à chaque fois, c’est pareil. Je ne t’entends pas pendant des mois. Ensuite, quand tu me fais signe, c’est pour te rendre service ou t’héberger. Tu te rends compte de tes actes ?
— Non, heu, oui. Dis-moi, je t’appelle, et oui encore, pour que tu me sauves.
— Ben, voyons… »
Jodie souffla au téléphone se demandant la faveur qu’allait lui demander son amie. Quand elles étaient colocataires, elles partageaient beaucoup de complicité, les premiers émois des idylles avec les garçons. Elles se confiaient l’une à l’autre pendant des heures. Cela justifiait-il qu’aujourd’hui Shany lui demande tout et n’importe quoi ? “Remarque, les gens pensent que je suis fantasque et trèèèès tolérante, alors, quand une personne se trouve dans de sales draps, elle m’appelle… Et là, c’est moi qui me retrouve dans une position délicate quand un homme qui m’appelle pour me demander si sa compagne était en ma compagnie la veille. Il faudrait que je donne des limites, parfois. La bonne copine a bon dos, parfois”.
« Jodie, s’il te plaît. Écoute-moi, tu veux bien ? »
Pourquoi Shany chuchotait-elle ? Qu’est-ce qu’elle manigançait encore ? se demandait Jodie.
« Oui, oui finit-elle par murmurer dans un souffle d’humeur.
— Bon, écoute. Il faut que je lâche le morceau : Jennifer doit savoir que Clara est chez toi.
— Ouais… et ? Je sens que je ne vais pas aimer la suite.
— Je voudrais que tu m’appelles pour me dire que Clara est chez toi.
— Maintenant, à trois heures du matin à New-York ? Je te raconte quoi ?
— Tu expliques que Clara est chez toi. Elle t’a dit qu’à l'hôpital, l'équipe médicale lui a donné un droit de sortie. Qu’elle allait mieux.
— C’est tiré par les cheveux, ton affaire. Et puis, Clara est ici depuis vendredi, d’un coup à trois heures du matin, je t’appelle ?
— Dis que Clara t’a suppliée de l'héberger pour qu’elle voie son petit ami. Elle a prétexté que ses parents ne lui auraient jamais permis cette fantaisie mais que c’est important pour lui. Elle t’a fait promettre de ne rien dire.
— Quel petit ami ?
— J’en sais rien, moi
— Tu veux aussi mettre dans le pétrin une ado qui n’a rien demandé à personne ?
— Mais non, on dira qu’elle a tenté de le joindre, qu’il était en week-end, donc que ce n’était pas possible. Cela dit, qui n’a demandé rien à personne… Je te rappelle que c’est elle qui est à l'origine de la situation…
— Fortement influencée par les conseils de sa tante, je te rappelle ! Bref, Shany, je n’ai pas choisi que Clara trouve refuge ici. Les histoires de famille, j’ai mon lot. La prochaine fois, trouve une autre complice.
— OK, promis. Mais là, tu peux m’appeler ?
— Très bien. Je te préviens que si ta famille débarque en me reprochant quoi que ce soit, je ne réponds plus de rien.
— OK, s’il te plaît, téléphone-moi de suite. »
Shany se lava les mains dans le lavabo, remit son téléphone dans son pantalon et ressortit en feignant un air banal.
Son téléphone sonna et elle joua la surprise :
« Tiens, qui peut vouloir me parler à cette heure-ci ?
— Shany, c’est Jodie.
— Oui, Jodie, il y a un problème ?
— Je ne sais pas. Clara, ta nièce, est chez moi.
— Comment ça, chez toi ? Depuis quand ?
— Heu, vendredi.
— Tu m'appelles maintenant seulement ? Mais tu sais qu’elle est fragile ! »
Jodie détestait mentir. Pour le coup, le mensonge était énorme. A coup sûr, même si elle voulait s’en défaire, la culpabilité la rongera pour bien longtemps encore. Ce bobard était une injure à sa sœur, elle qui l’avait recueillie sans contrepartie. Jennifer entendit clairement que le nom de Clara était prononcé.
« Pardon, Shany, qui est-ce ? J’ai bien entendu ? Vous parlez de Clara ?
— Je sais où elle est.
— Shany, tu sais où elle est ? Tu es en train de me dire que tu caches l’information sachant que Clara risque gros à être ailleurs qu’en soins intensifs vu son état de santé ?
— Je viens de l’apprendre ! Elle est dans un lieu sûr.
— Un lieu sûr ?
— Arrête de répéter ce que je dis.
— Shany, s’il te plaît ? Nous sommes morts d'inquiétude, son père et moi. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu te tais alors que sa vie est en danger ! Mais qu’est-ce qu’il t’arrive. Je soutiens à Patrick que tu n’y es pour rien dans cette histoire de fugue ! Patrick est en train de fustiger tout le personnel de l’hôpital qui a manqué de vigilance.
— Jennifer, je viens de te dire que j’ignorais où était Clara jusqu’à maintenant. » fit Shany en déliant chaque syllabe.
Jennifer s’emporta :
« Shany, tu vas arrêter de trouver des raisons tout aussi stupides les unes que les autres ? Elle est où, Clara ? Comment pourrait-elle plus à l’abri qu’à l’hôpital ?
— Chez Jodie.
— Jodie, cette ancienne coloc soixante-huitarde attardée ? Tu plaisantes là ?
Jennifer était rouge de colère. Cela lui arrivait rarement. Quand c’était le cas, tout le monde courait aux abris attendant que la tempête passe.
« Tu peux m’en dire plus ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Jodie vient de me dire que Clara est passée vendredi soir.
— Comment ça ? Ta copine n’a pas de tête ou quoi ? Elle ne sait pas que Clara est en danger ?
— Jennifer, calme-toi. Tu sais bien que quand Clara veut quelque chose, elle peut se montrer très persuasive.
— Et ça ne l’a pas choquée que Clara aille chez elle plutôt que dans sa propre maison ?
— Justement, elle a dit qu’il lui fallait voir absolument son petit copain parce que vous, ses parents, ne l’auraient pas autorisé ?
— Qui ça ? Son copain ? Qui c’est celui-là ? Vous délirez !
— Jennifer, il faut bien que tu te rendes compte que ta fille grandit. Malade ou pas, elle est une ado comme les autres. Ce n’est pas toi qui me répète qu’au final, on connaît bien mal les gens. Que dans les situations périlleuses, on découvre vraiment la nature profonde des gens ?
— Ouais, tu peux me rappeler Jodie ? Je veux parler à Clara.
— Tu veux la contacter demain ? Elle dort à poings fermés. Elle est épuisée.
— Shany, sincèrement, j’espère que tu ne me baratines pas. Je ne t’ai pas élevée pour que tu me fasses un enfant dans le dos. »
Shany se sentait très mal à l’aise. Comment justifier d’avoir omis la vérité à sa sœur et à son beau-frère ? Pour autant, elle détestait l’injustice comment sa sœur pouvait-elle utiliser cette expression d’enfant dans le dos alors qu’elle s’absentait tant. Voilà maintenant que Jennifer la renvoyait à sa générosité de l’époque.
« Heu, dis, je ne voudrais pas créer ici un esclandre ici, mais je me suis occupée de Clara comme j’ai pu, malgré mon jeune âge. Je ne me suis pas posée la question quant à savoir pourquoi tu partais constamment. Je ne t’ai jamais jugée. Avec notre histoire commune, nous avons réagi comme nous avons pu. Et puis, c’est quoi ce truc comme quoi tu m’aurais élevée. C’est davantage Patrick qui s'est occupé de moi. Assumer un enfant ne se résume pas à demander s’il va bien entre deux vols. Faut le nourrir, l’habiller. C’est aussi prodiguer de l’amour, le serrer dans ses bras, le consoler quand il en a besoin. Où es-tu quand Clara est au plus mal ? »
Jennifer détestait qu’on la rappelle à son rôle de mère. Elle aimait sa famille mais elle avait autant besoin de les sentir proches que de s’en éloigner. Paradoxalement, c’était justement le fait de quitter son quotidien pour affronter des conflits dont elle tirait son équilibre. Certes elle accusait les reproches mais elle ne pouvait faire autrement sous peine d’étouffer.
Shany attendait de la potion que la greffe n’ait pas lieu. A fleur de peau, elle tentait de ravaler ses larmes. Elle ne voulait pas défaillir, pas maintenant. Jennifer s’était montrée blessante, mais le plus important était de sauver sa nièce.
« Ecoute, Clara est allée spontanément chez Jodie pour éviter la greffe. Je ne le lui ai pas demandé.
— Mais enfin, ça ne se fait pas comme ça, les parents sont contactés avant. Il y a des étapes au préalable. On aurait eu le temps de se décider ! Et c’est qui, ce copain ? Il sort de nulle part ! »
Shany ne trouva plus rien à dire. Elle était à bout de nerf. La colère de Jennifer l’effrayait, elle n’avait jamais vu sa sœur dans pareil trouble. Elle sentait ses jambes flagellées.
Milo tenta de s'interposer en changeant de sujet.
— Shany, Jennifer. J’ai une proposition : j’ai préparé qu'une seule fiole. La quantité ne sera pas suffisante. Il faut en fabriquer encore. C’est pourquoi il faut que je file à Riomaggiore, là où pousse la plante. Enfin, tout ça, vous le savez déjà.
Jennifer se contrôlait pour écouter Milo. Elle en voulait tellement à Shany. Habituellement, elle lisait en sa sœur comme dans un livre ouvert. “Elle a bien grandi, je ne la connais plus aussi bien”, se dit-elle.
— Oui, oui. Ecoutez, quand vous avez terminé de confectionner le remède, vous m’appelez d’urgence. Seriez-vous prêt à venir à New York pour apporter ce que vous aurez en votre possession ? Tout frais payés, bien entendu. Je m’occuperai de la réservation du billet d’avion.
Jennifer réfléchit si elle devait dire à Patrick qu’elle savait où Clara avait trouvé refuge. Elle était consciente que le lui dire le soulagerait d’un grand poids mais d'un autre côté, elle préférait ne pas être à distance lorsqu'il apprendrait la nouvelle pour mieux le canaliser.
— Là, je ne suis plus capable de réfléchir pour organiser votre déplacement Milo, veuillez m’en excusez. Je vais marcher. J’ai besoin de calme. Faites ce que vous voulez, ne m’attendez pas pour dîner.
D’une main qui tremblait de fureur, elle prit son sac à main, un gilet et partit en dévalant l’escalier.
Milo tentait de rester concentré :
— Qui m’aide à réserver un billet pour l’Italie ? Je n’y connais rien à Internet !
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