Chapitre 68 - L'assemblée générale
Firmin adorait recevoir du monde. La maison était grande pour ce marin qui partait en mer relativement souvent. Elle avait été construite au milieu du dix-neuvième siècle par son ancêtre et à l’époque, les pêcheurs se tiraient la bourre. C’était à celui qui construirait la maison la plus grande : un signe extérieur de richesse qui voulait démontrer la prospérité de son activité.
Avec la courtoisie qui le caractérisait, Firmin était allé chercher Shany à la gare, la veille au soir. La précipitation de sa venue l’avait déconcertée. Sous des dehors apparemment sérieux, Shany semblait quelque peu impétueuse. “Somme toute, c’est de notre âge. Si on n’est pas un peu chien fou quand on est encore étudiant, alors quand l’être ?”.
D’ailleurs, Shany avait planté ses camarades étudiants. Elle avait envoyé un texto des plus sibyllins en déclarant qu’une urgence l’appelait et qu’elle ne pourrait assumer ni la collecte des résultats d'analyse, ni en assurer la mise en forme.
Firmin, de son côté, avait tenu parole. Léon Pennec, le président, lui avait répondu qu’il connaissait Milo de vue, mais n’avait que peu d'informations le concernant. Il avait demandé à sa trésorière qui n’en savait pas beaucoup plus.
Firmin et Shany décidèrent donc de se rendre à l'assemblée générale. Ils arrivèrent dès l’ouverture des festivités. Les commerçants étaient de bonne humeur. Les comptes étaient au beau fixe, l’ambiance était donc joviale. A peine eurent-ils franchi le seuil de la porte que Léon Pennec vint leur serrer la main.
« Bonjour, comment allez-vous ? Que voilà un beau couple !
Le président dominait tout le monde du haut de sa taille de géant. Son regard miel était visiblement taquin. Il tapa dans le dos de Firmin, visiblement ravi de le voir.
« Heu, je vous demande pardon ? fit Shany, troublée.
— Aurais-je fait une gaffe ? s’esclaffa Léon. Non, non. Pardon, je sais bien que Firmin est célibataire. De nos jours, quelle femme s’amourache d’un marin parti en mer des jours durant ? C’est pas sexy, comme disent les jeunes. Enfin, beau comme il est, je ne doute pas qu’il convolera en juste noces un beau jour. N’est-ce pas, mon garçon ! »
Firmin ne savait plus où se mettre. Ses jours étaient aussi rouge que la nappe brodée qui recouvrait la table des victuailles.
« Sûrement, réussit-il à bafouiller.
— Ne vous formalisez pas, ce ne sont que les paroles d’un ancien marin. Je suis un peu rustre. J’aime taquiner. Ceci dit, huuum, je vous vois bien ensemble.
— Monsieur Pennec, je ne voudrais pas compromettre vos talents d’entremetteur, savez-vous que je suis américaine ? Je finis mes études, et hop, les USA, me revoilà !
— Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. La côte de granit rose n'est-elle pas exceptionnelle ? Parole de marin !
— Je sens une pointe de chauvinisme, fit-elle, légèrement narquoise.
— Hahaha, vous me faites rire. La région est magnifique, toutes saisons confondues. Personnellement, je suis amoureux de la mer. Je pratique la plongée quelle que soit la température. Je le concède avec une combinaison chauffante lors des grands frimas. Mais revenons à ce qui vous intéresse. Vous recherchez l’un des nôtres, n’est-ce pas ? »
Léon baissa alors d’un ton et, en aparté, glissa à l’oreille de Shany :
« Vous recherchez l’italien. L’original du groupe. Comme vous le voyez, nous l’attendons. Nous lui avons envoyé un message. Il n’a pas répondu. Il doit être dans sa grotte. »
Shany écarquilla les yeux d’étonnement. Léon s’empressa de compléter.
« Il donne l’impression d’être plutôt bavard. En dehors de son commerce, il est très discret. En ce moment, je ne saurai vous dire s'il vit parmi nous ou bien s’il est retourné dans son pays. Je m’excuse d’avance, je vous laisse, je vais assumer mon rôle de président. Mademoiselle, Firmin, je vous laisse le loisir de rencontrer les commerçants présents. »
Sur ce, il partit à grandes enjambées vers un groupe qui semblait assister une dégustation de cidre.
« Hé ben dis-moi, il est aussi grand de taille, qu’il est délicat dans ses paroles, fit Shany.
— Ca oui, il ne cesse de ressasser qu’il est aussi grand que le Général de Gaulle : un mètre quatre-vingt-seize, un grand dadais qui ne sait pas toujours quoi faire de ses grands bras. Un éléphant dans un magasin de porcelaine. Tu vois l’image ? Peut-être qu’il essaie de faire oublier son impressionnante taille pour décomplexer les gens. Certains n’osent pas lui parler. Comme tu le vois, il est tout à fait accessible.
— Enfin, il faut quand même faire abstraction de son indélicatesse.
— C’est un bon gars. Je le connais depuis que je suis tout petit. Je partais avec lui faire un tour de bateau à l’âge ou les gosses sont attirés par les tours de manège. Les bateaux me fascinaient plus pour la promesse de voyages que par amour du poisson frais. Ca, c’est venu après, à force de côtoyer Léon qui m’emmenait de plus en plus loin de la côte. Tu sais que mes parents craignaient que je sillonne les mers ?
— Firmin, c’est bien intéressant mais allons interroger les convives, s’il te plaît.
— Oui, oui, pardon, je m’étale sur Firmin sa vie, son œuvre… »
Shany sourit :
« Non, je trouve ta biographie fort intéressante. Je tiens avant toute chose à retrouver mon ami vendeur-de-poudre-de-perlinpinpin.
— Ok, bien sûr. »
Firmin vit un homme seul, en complet veston, fort élégant.
« Shany, on approche ce Monsieur, le moustachu tout en noir ? »
Shany hocha la tête en même temps qu’elle haussa les épaules. Malgré cela, ils se dirigèrent vers l’homme.
« Bonsoir, Monsieur ?
— Monsieur Schneider, Alain Schneider.
— Vous êtes commerçant, j’imagine ?
— Oui, je tiens une boutique de pompes funèbres. »
Jennifer failli s’étrangler en buvant la coupe de champagne offerte par Léon.
Pour éviter d’incommoder leur interlocuteur, Firmin vint à sa rescousse :
« Ha, je vois. Nous allons attendre un peu avant de faire appel à vos services. Dites, connaîtriez-vous un certain Milo, également présent lors du marché de Noël ? »
L’homme qui semblait étriqué dans son costume rayé ne se vexa pas :
« Vous savez, j’ai l’habitude de susciter l’étonnement, le dégoût, la fuite. Comme si le fait de refuser de me parler allait conjurer la mort. Nous allons tous y passer, n’est-ce pas ? questionna-t-il en fixant tour à tour Jennifer et Firmin dans les yeux.
— Le plus tard possible, répondit le jeune homme.
— Bien sûr, vous êtes jeunes, elle survient bien plus vite qu’on ne pense ! »
Jennifer et Firmin n’étaient pas d’humeur lugubre. Shany qui avait côtoyé la mort dans sa prime jeunesse voulait passer à un autre sujet. Mr Schneider se rendit compte de la gêne de Shany. Il tira nerveusement sur les pans de sa veste. L’effet était plutôt comique. Jennifer se mordit la langue pour ne pas rire. Il se racla longuement la gorge :
« Pour répondre à votre question : oui et non. Je vois de qui il s'agit. Un homme avec un fort accent.
— Italien, l’aida Shany.
— C’est cela. Je l’aperçois parfois. Mais n’en sais guère plus. Il est aussi volubile et fantasque que je suis discret. Tous les matins, il se coiffe avec un bâton de dynamite. Il fait un peu Doc Brown dans le film “Retour vers le futur”. »
Firmin tenta de se remémorer les personnages du film. Il se rappela du visage du Docteur Brown. Il espérait que Milo avait l’air moins original. Il revoyait la scène au moment où Doc Brown démarre la DeLorean sur une longue route en quête du futur. “Quelle drôle d’idée, tout de même, le présent est tellement riche, autant le vivre pleinement.”
Elle tirait sur sa veste en disant d’une grosse voix : oui et non. Je vois de qui il s'agit. Un homme avec un fort accent.
« Tu as suivi des cours de théâtre ? Firmin riait à gorge déployée.
— Tu l’imites bien. Le bonhomme est curieux.
— Il donne le cafard, tu veux dire. Tu le connais ?
— Non. Tu sais, je connais surtout Léon. Je ne me mêle pas de ses activités. Nous sommes ici pour rechercher ton magicien des fioles.
— Okay, tiens, là-bas, tu vois la vieille belle avec sa robe rose à frou-frou ? Je la vois au bar depuis tout à l’heure. Elle ne cesse de manger et de siffler les coupes de champagne. On dirait qu'elle n'a pas mangé depuis plusieurs jours.
— Au moins, il n’y aura pas de restes ! Viens, on va parler à Mme la pique-assiette. »
Ils se rapprochèrent du buffet.
Shany regarda la femme en lui souriant en espérant que celle-ci fasse le premier pas et vienne lui parler. La femme en rose mâchait à peine. Elle souhaitait manifestement discuter avec le duo. Quand elle eut absorber les amuse-gueules, elle leur tendit une main :
« Bonjour, Firmin et vous… dit-elle en dévisageant Shany, je ne sais pas.
— On se connaît ? fit Firmin assez étonné.
— Je vois que vous ne me remettez pas !
— Hé bien, non.
— J’étais votre institutrice en quoi… CE1, il me semble.
— Ha, pardon, je ne vous ai pas reconnue.
— Mais si, Katia Morvan, tu te rappelles ? En CE1, tu n’arrivais pas à écrire correctement. Personne ne pouvait te relire. J’étais tout le temps derrière toi pour te corriger, dit-elle en secouant la main, comme si Firmin méritait une claque. Tu étais bon en mathématiques mais alors l’écrit : tu écrivais comme un cochon.
— On est en Bretagne. Écrire comme un cochon, dans la région, c’est plutôt un compliment, non ? Les cochons nourrissent bien des gens ! »
Mais Katia ne releva pas : seuls ses propos semblaient l’intéresser.
Shany changea de sujet pour mettre un terme aux moqueries vis-à-vis de Firmin.
« Et vous continuez dans l’enseignement ?
— Tu parles, pffff. Oh que non. Je n’en pouvais plus de stimuler tous ces gamins ! Je me suis reconvertie.
— Ha oui, et dans quel domaine ?
— Le commerce, pardi ! Je suis l’esthéticienne de la place de l’Hôtel de Ville.
— D’accord, » intervint mollement Firmin qui ne parvenait plus à l’écouter.
« Ça ne vous dit vraiment rien ? La devanture avec de grandes mains manucurées. Les grandes fleurs roses…
— Vous semblez aimer le rose, la coupa Shany qui trouvait la conversation ingérable.
— Oh oui, ma couleur préférée, dit-elle sur le ton de la confidence.
— Dites, connaîtriez-vous un certain Milo, vendeur de plantes, qui se trouvait parmi vous à Noël ?
— Milo, Milo.
Son regard s'éclaira.
— Ha oui. Un monsieur d’une petite quarantaine, je dirai. Avec ses cheveux en bataille, vous imaginez qu’il ne fréquente pas mon institut. Se trouvant d’un humour tonitruant, elle éclata de rire.
Shany s'efforça d’être agréable et lança un clin d'œil comme pour signifier sa complicité. Elle trouvait la femme un brin vulgaire, ses blagues déplacées voire humuliantes à l’égard de son ami. Alors, elle ne pouvait faire guère plus pour lui manifester de la sympathie.
— Je le connais, figurez-vous. Un jour, il m’a invitée à manger un plat de pasta. Je me suis mise sur mon trente-et-un. Je pensais qu’il voulait me séduire. Il est laid comme un poux. Mais que voulez-vous, ce n'est pas tous les jours qu’on a l’occasion de se faire draguer à mon âge. Mais curieuse, j’ai répondu à son invitation.
— Et ? fit semblant de s’intéresser Shany en levant les sourcils.
— Et rien, rétorqua-t-elle dans un soupir en apparence déçue par le manque de vigueur de son hôte.
— Non, ajouta-t-elle en regardant ses chaussures du même rose que sa robe. Nous avons mangé des pâtes avec un bon vin italien. On a dévisé sur nos vies de commerçants à Louannec. On a continué sur nos vies personnelles, et c’est bien tout.
— Il ne vous intéressait pas ?
— Qu’un homme s’intéresse à vous, c’est plutôt bon signe, non ?
— Heu, je ne sais pas.
Shany ne risqua aucune réponse. Elle pensait ce geste vain et calculateur. Elle craignait de froisser Katia qui tirait sur ses cheveux bouclés. Elle devait attendre une parole réconfortante. Cette femme lui était particulièrement désagréable, Shany ne voulait pas jouer la confidente mais désireuse d’obtenir des réponses à ses questions, elle composa :
— Je comprends votre dépit. Donc vous êtes allée à son domicile. Vous connaissez donc son nom de famille et où il demeure.
Shany se demanda si le terme dépit était adapté. Elle se demanda si son interlocutrice ne se vexerait pas. Mais trop heureuse d’avoir un compagne avec laquelle discuter, elle enchaîna :
— Son prénom est Milo, ça, vous le savez déjà. Quant à son nom… non, je ne m’en souviens pas. Il vit dans une maison qui est dans un piteux état… heu, oui, je me souviens : sur la route de Nantouar, en direction du phare du même nom. Il y a une allée sur la droite. C’est facile, pour la trouver, il y a une grande croix en granit. Vous ne pouvez pas rater sa maison, on dirait qu’elle sort tout droit d’un film d’horreur !
— Shany trouvait que Katia était vraiment dans le jugement. Elle semblait ne jamais s’arrêter de critiquer. Elle ne manquait pas une raillerie. L’étudiante tentait de trouver une issue de secours pour s’extirper de la logorrhée de Katia.
— Firmin ?
— Oui ? Le jeune homme sursauta, c’est dire qu’il s’était échappé ailleurs. Loin des griffes acérées de son ancienne professeur des écoles.
— Tu voulais parler à Léon, c’est bien ça ?
— Ha oui, tu as raison, Shany. Je dois le voir pour discuter du bateau, improvisa-t-il.
— Vous nous excusez ? s’empressa de dire Shany à Katia de crainte qu’elle ne poursuive la conversation. Elle poussa Firmin du coude pour lui faire comprendre de partir au plus vite.
— Oulala, mais quel calvaire, cette femme. C'est fou d’être aussi perfide !
— Je suis désolée de t’infliger cette femme. Elle a été odieuse.
— Ooooh, tu sais, murmura Shany, je lui ai parlé juste pour obtenir l’information qu'on est venu chercher. Oublions la mégère. Pour nous en remettre, je vais chercher deux coupes de champagne… enfin, si cette sorcière en a laissé. Mais dis-moi, tu ne m’as pas dit que tu étais bon élève ?
— Tu t’y mets, toi aussi, à te fiche de moi ? J’ai même dit excellent. C’est vrai. Si tu veux savoir : aujourd’hui, j’écris tout sur un clavier d’ordinateur. Ça vaut mieux. Mon écriture est encore plus illisible que celle d’un médecin.
— En tout cas, elle ne risque pas de m’avoir comme cliente. Quand elle a dit qu’elle ne cessait de te corriger. Elle l’a dit sur un ton ! Je me suis demandée si elle évoquait la correction de ton devoir ou bien la correction physique pour que tu t’appliques.
— Elle ne frappait pas, elle aurait eu mes parents sur le dos. Mais bon, j’ai dû la mettre dans un coin de ma mémoire. Je n’en garde pas le moindre souvenir. Peut-être que les gens ne viennent dans son magasin persifler sur le petit monde de Louannec tout en se refaisant une beauté. Remarque quand je dis “beauté”, à autant dégoiser sur son prochain, je pense qu’on ne sort de chez elle encore plus laid qu’on est arrivé.
— Vraiment, elle doit faire fuir tout le monde. Firmin, allons nous saouler et évitons l'acariâtre de service qui n’aime ni les enfants ni les adultes.
— Peut-être même pas elle-même.
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