28 décembre 1860

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Mon frère,

Je t’écris déjà un nouveau courrier sans savoir si tu as reçu le précédent, mais il faut que je te le dise. Il faut à tout prix que j’en parle à quelqu’un sans quoi je vais définitivement perdre la raison – mais peut-être l’ai-je déjà perdu…

Aujourd’hui mon frère, j’ai rencontré une veuve noire. Oh bien sûr, pas une de ces arachnides mandibuleuses, non. Une vraie veuve noire, faite de chair, de sang et de mort.

Quelques jours ont passé depuis les emplettes de mère et de Thérèse qui m’ont amené à la fructueuse découverte de ce commerce mouvant au nom si étrange. Et sans crier gare, voilà que je me retrouve à passer chaque jour devant cet établissement, quitte à rallonger mon itinéraire initial pour quelques raisons obscures afin d’apercevoir une poignée de secondes par jour l’objet de ma fascination. Et je me retrouve donc là, tous les jours, debout devant cette échoppe sans porte ni fenêtre, à ne trop savoir que dire, que faire, ou quoi penser.

Mon frère, figure-toi qu’il puisse exister un deuxième centre de gravité en ce monde, dont je suis l’irrémédiable esclave. Me voilà piéger dans l’étau de ma propre obsession, à désirer de toute mon âme trouver des réponses à des questions que je n’ose me poser.

Je me tiens comme chaque matin planté devant ce commerce, l’ai préoccupé, parfaitement immobile, comme un chien attendant son écuelle. Jamais personne ne semble me suivre ici, comme si cette rue n’avait été conçue que pour moi… Il y a pourtant des habitations tout autour du magasin, mais aucune lumière ne brille aux fenêtres, et pas un liseré de fumée ne s’échappe des cheminées. Je suis seul, toujours seul, désespérément seul. La neige me recouvre sans aucune considération pour ma personne, comme si je faisais désormais partie du décor. Mais soudain, un grincement de porte a rompu le silence. Mais de quelle porte s’agissait-il au juste, puisqu’il n’y en avait aucune ? L’aurais-tu remarqué, toi ?

La silhouette d’une femme fort sobrement vêtue s’est matérialisée comme par enchantement sous mes yeux. Je n’ai pu contenir un grognement de mécontentement. Je commençais à considérer l’idée que j’eus peut-être trop abusé de ce collyre dérobé à Thérèse, pour manquer à ce point ce qui avait dû forcément se trouver sous mon nez. La porte du commerce, en l’occurrence, ne pouvait-être être que là ! forcément ! puisqu’une femme venait d’en sortir.

Tout de noir vêtue, elle a esquissé quelques pas chancelants dans la neige, avant de tourner sa figure lentement vers moi. Si tu savais Théodore à quel point cette femme m’a glacé bien d’avantage que la froidure de l’hiver… Il se dégageait d’elle une odeur putride de chair calcinée. L’odeur de la mort à l’état pur, dans toute sa quintessence. La mort s’est approchée de moi avec toute la sournoiserie dont elle était capable et m’a tendu, d’une main élégamment gantée, un petit carton, comme une invitation à entrer dans son monde. J’ai scruté longuement son visage, dissimulé derrière un voile de deuil, attendant des explications qui auraient dû accompagner sa personne. Mais non, rien d’autre n’est venu que ce bras tendu vers moi, inflexible. Etait-ce là la clé qui déverrouillerait la porte des mystères de cette échoppe ? Devrais-je me méfier d’elle, y renoncer et m’en retourner à ma vie anodine ? Peut-être l’aurait-il mieux valu… Car sans même songer aux conséquences que me vaudrait ce pacte avec la mort, je me suis emparé de la carte avec la même ardeur avec laquelle on reprend son souffle après être resté en apnée trop longtemps. Et là, à l’instant précis où mes doigts se sont refermés sur le papier cartonné, j’aurais juré avoir entendu un grondement sourd résonner dans le lointain de mon être. A peine avais-je levé les yeux que je me retrouvais déjà seul dans la ruelle, mais le commerce, lui, était toujours bel et bien là, et semblait m’apparaitre pour la première fois dans toute son entièreté.

L’écriteau que j’avais tant fixé me paraissait soudain différent : « Au magasin des suicides : comment réussir une belle mort ? Satisfaction garantie dans cent pour cent des cas ». Et c’est alors que je remarquais brusquement le petit détail pourtant criant qui aurait dû me sauter à la gorge dès le début. Le « d » de suicide n’était pas une lettre en réalité, mais avait été remplacé par le dessin d’une petite corde de pendu…

L’effroi me glace encore alors que je te rapporte ces péripéties. J’ai rendu mon déjeuner dans la neige. Qu’était-ce donc que tout cela ? Comment la réalité des faits avait-elle pu m’échapper à ce point… Avais-je véritablement conclu un marché avec la mort ? M’étais-je inconsciemment engagé auprès la mort… à lui offrir mon âme à travers la voie du suicide ?...

Je ne sais trop pourquoi, mais je ne me risquerai pas à quitter mon domicile dans les jours qui viennent. C’est d’ailleurs un coursier qui portera cette missive à la poste tant je tremble à l’idée de poser ne fusse qu’un pied dehors. Car il est là, je le sens, je sais qu’il me guette… Le danger. Cet instinct d’animal traqué qui laisse un goût infâme dans ma bouche. J’ai toujours la carte que m’a laissée la mort. Il n’y est écrit que le nom du magasin qu’elle tient. Je l’ai laissé sur une commode du séjour, incapable de la jeter mais tout aussi incapable de la regarder à nouveau. Elle est mon bourreau, et j’en suis la proie…

Je t’en conjure mon frère, viens me sauver de cette folie. Je ne saurais survivre un an de plus loin de toi, avec cette menace silencieuse qui me torture la conscience.

Ton pauvre frère,

Théophile

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