Prologue
Cité de Miles, royaume d’Yrian, an 1187
Les mains appuyées sur la rambarde de son balcon, l’éphore Ridimel Farallon regardait la vision d’horreur qui s’offrait à lui. En contrebas, la ville brûlait. Sa ville. Il pouvait toujours fermer les yeux, mais pas ses oreilles. Il entendait les hurlements de la population qui se faisait massacrer par les envahisseurs. Ses doigts se crispèrent sur le marbre.
La ville brûlait, et avec elle tous ses rêves. Il avait voulu faire sécession de l’Yrian. Il avait voulu fédérer toutes les cités libres de l’Ocarian en un État unique, ce qui aurait créé la plus puissante entité de la vallée de l’Unster. Il avait failli réussir. Puis Sernos avait mis fin à ses projets de la façon la plus violente qui fût. Et aujourd’hui, ce qui constituait il y a quelques mois la province la plus riche du royaume était sur le point d’être anéantie.
Sa femme le rejoignit. Les yeux grands ouverts par l’horreur, elle regardait le drame qui se jouait en contrebas du palais.
— Deimos ! s’écria-t-elle, les soldats de l’Yrian ont pu rentrer.
L’éphore se retourna.
— Tout est perdu, murmura-t-il, nous ne pouvons plus sauver Miles. Mais certains peuvent encore s’en sortir.
Il la saisit par les épaules.
— Tu vas prendre les enfants avec toi. Et tu vas les emmener à l’ambassade de Nayt. Tu es la fille du vidame de Burgil, ils t’accueilleront.
— Et toi ?
— Moi ? Je dois rester.
— Pourquoi ?
— Le peuple m’a fait l’honneur de m’élire à ce poste. Je me dois de lui être fidèle jusqu’au bout.
Elle ne répondit pas. Fille et femme de diplomate, elle comprenait. À la place, elle lui passa les bras autour du cou et l’embrassa farouchement. Ridimel la souleva et la plaqua contre le mur. Elle referma ses jambes sur sa taille. Ils firent l’amour comme s’ils allaient bientôt mourir, ce qui était certainement le cas. Malheureusement, l’urgence les empêcha de prolonger l’étreinte. Ils se séparèrent à regret.
Ridimel rejoignit le lit conjugal et tira trois fois sur le cordon d’appel. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et le capitaine de la garde du palais entra. Vu les événements en cours, il était déjà équipé, prêt à répondre à la convocation de son seigneur. Ses hommes, huit en tout, se positionnèrent derrière lui.
— Vous allez conduire ma famille à l’ambassade de Nayt, ordonna l’éphore.
— Tout est donc perdu, s’attrista l’officier.
— J’en ai bien peur.
Obéissant à un geste de leur capitaine, deux soldats se détachèrent de l’escouade et quittèrent la pièce. Ils revinrent quelques stersihons plus tard. Les deux jumelles, Anastasia et Ciarma, les accompagnaient. L’une d’elles tenait un bébé dans les bras, le dernier-né du couple, âgé à peine de quelques mois. L’éphore s’accroupit afin de se mettre à leur hauteur et les serra contre lui.
— Mes enfants, il faut vous montrer très courageuses, vous allez suivre ce monsieur.
— On va où ? demanda Ciarma.
— Avec votre mère, vous allez rendre visite à votre grand-père.
Il les embrassa. Puis il enleva le bébé à sa fille en vue de lui offrir un ultime câlin avant de le lui rendre. Puis il regarda sa femme sortir, ignorant que c’était la dernière fois qu’il la voyait.
Quelque part en Ectrasyc, an 1202
La jeune femme n’arrivait pas à fermer les yeux. Elle repoussa les draps et se leva. Elle dormait nue, elle n’en avait cure. Elle sortit de la tente et regarda la plaine herbeuse. La lumière des lunes suffisait pour y voir, tout en n’offrant qu’un paysage en nuances de gris. Au loin, vers le sud, une lueur brisait la pénombre. Quelqu’un ne dormait pas dans le petit village voisin. Elle se demanda ce qui pouvait bien le tenir éveillé.
Un flocon blanc tomba du ciel. Intriguée, elle tendit la main pour le recueillir. C’était froid. Heureusement, très léger, il fondit vite. D’autant plus que d’autres le suivaient. La température était devenue glaciale. Elle ignorait qu’il pouvait faire si froid à une telle distance des montagnes. Elle frissonnait. Elle allait devoir rapidement réintégrer la chaleur de son abri. Pourtant, elle n’avait pas envie de renoncer à cette paix, aussi elle résista à la tentation.
Un bruit de pas attira son attention. Un jeune homme la rejoignit. Il lui enveloppa les épaules d’une couverture qu’elle serra autour d’elle pour se protéger.
— Tu n’arrives pas à dormir, constata-t-il.
— J’ai pensé à mère, répondit-elle, et à cette fameuse nuit. Et à ce qu’il serait advenu si notre convoi avait atteint sa destination, s’il n’avait pas été attaqué en cours de route.
— Notre vie aurait été bien différente.
— Notre sœur serait avec nous aujourd’hui.
— Nous ignorons où elle est. Nous avons cherché partout et on ne l’a pas trouvée. On a même volé les archives de l’Orvbel afin d’éplucher les transactions. Elle n’a été vendue sur aucune place du marché.
— Je sais. Pourtant je suis sûre qu’elle est vivante. L’Orvbel est la plus grosse plateforme de trafic d'esclaves, mais ce n’est pas la seule. Disons qu’il s’agit d’une intuition.
Le jeune homme respectait les intuitions de sa sœur. Il ne mit pas en doute ses paroles. Il se contenta de l’enlacer et de l’entraîner vers la chaleur de la tente. Docilement, elle se laissa faire. Elle était trop frigorifiée pour résister. Avant de passer l’ouverture, elle jeta un coup d’œil vers l’est, vers l’Orvbel, loin au-delà l’horizon, à plusieurs centaines de longes.
Quelque chose était en train de bouger. Elle ignorait ce que c’était. Elle était persuadée que leur famille serait bientôt réunie.
Annotations
Versions