Interlude : Cité de Miles, dix-huit ans plus tôt - (1/2)

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La fillette regarda autour d’elle. Lors d’un moment d’inattention, elle s’était enfuie de la cuisine où sa mère officiait et s’était amusée à courir dans le couloir du palais. Profitant de la bienveillance des adultes qui, ignorant qu’elle n’avait rien à faire là, lui ouvraient les portes — elle ne pouvait pas atteindre la poignée — elle finit par arriver à un endroit qu’elle ne connaissait pas. Il lui parut très différent des quartiers des domestiques où elle vivait, avec du marbre partout, des tableaux représentant des personnages sévères, des statues. Un moment, elle se retrouva sur un balcon d’où elle put apercevoir dehors. Construite sur les premiers contreforts de la montagne, elle surmontait une large plaine qui s’étendait jusqu’à l’horizon. La ville elle-même n’était constituée que de magnifiques bâtiments blancs aux toits rouges. Elle entra en ravissement devant cette vision inattendue. Elle ne savait pas qu’il existait un extérieur. Son monde venait subitement de s’agrandir.

Mais il était temps de rentrer. Elle fit demi-tour pour retourner dans le palais et marcha droit devant elle. Au bout d’un moment, elle dut s’en rendre compte : elle n’arrivait pas dans la cuisine. Elle était sûre de n’être jamais passée par les couloirs qu’elle empruntait. Elle comprit qu’elle était perdue. Elle fit alors ce que toute fillette de deux ans faisait dans ce genre de situation, elle se mit à pleurer.

Un adulte s’arrêta près d’elle.

— Que t’arrive-t-il, jeune demoiselle ? s’enquit le nouveau venu.

Elle leva la tête vers lui. Il était magnifique avec son uniforme bleu nuit souligné d’un liseré brun, ses bottines astiquées au point de briller et sa ceinture marron à la boucle dorée. Dans son étui, fixé à la ceinture, il portait un poignard. Pas un de ces objets d’apparat purement décoratif, mais un vrai à la poignée gainée de cuir pour une meilleure tenue en main. C’était un des gardes du palais chargé de la protection du duc et de sa famille.

— Je suis perdue, hoqueta-t-elle entre deux sanglots.

— Ah ! Et d’où viens-tu pour t’être perdue ici ?

Elle fouilla dans sa tête et se rendit compte qu’elle était incapable de dire d’où elle venait.

— Bon, dit le garde. Les autres enfants ne sont pas très loin. Ce doit être de là que tu viens. Je vais t’y conduire. Au pire, la duchesse saura retrouver ta mère.

Elle avait vu la duchesse une fois. Elle était très gentille. Et si belle. Elle était si différente des gens d’ici avec sa grande taille, sa peau noire, ses cheveux crépus et ses lèvres pulpeuses. Son oncle disait qu’elles étaient faites pour être embrassées, ce qui était stupide. C’était sur les joues, pas sur les lèvres, qu’on s’embrassait. Elle hocha la tête pour accepter l’aide du garde. Ce dernier lui tendit sa main.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

— Claire, répondit-elle.

— Eh bien, demoiselle Claire, suivez-moi, la convia-t-il.

Elle rit devant cette invitation digne des nobles du palais. Ce garde lui plaisait. Elle déposa sa menotte dans la grosse pogne de l’adulte. Il se mit en route, l’entraînant derrière, mais à un rythme que ses petites jambes lui permettaient de soutenir sans même avoir à trottiner. Il se montrait très prévenant.

Il avait raison, les autres enfants n’étaient pas loin. Il tourna dans le premier couloir et s’arrêta devant une porte. Il frappa et entra. Trois jeunes femmes étaient installées sur un canapé. La duchesse était parmi eux, entre deux Yrianii plus menues et au teint plus clair. Mais ce qui retint l’attention de Claire : au centre de la pièce, deux fillettes de son âge étaient assises par terre et jouaient avec des cubes.

Le garde claqua des talons dans un salut impeccable face à sa souveraine.

— Dame Meghare.

— Repos soldat. Que nous vaut le plaisir de votre visite ?

— J’ai trouvé cette jeune fille en pleur dans les couloirs. Elle est perdue.

— Vous avez bien fait de l’amener ici. Nous ne devrions pas avoir de mal à retrouver sa mère.

La duchesse tendit les bras à Claire. La fillette s’y réfugia. Sa mère lui avait dit de se méfier des inconnus. Mais la dame était si jolie, elle ne pouvait pas être méchante.

— Puis-je disposer ? demanda le garde.

— Venez plutôt nous tenir compagnie, proposa une des suivantes.

Le garde essaya de se souvenir de son nom. Elle était la fille d’un comte qui gérait un fief situé plus haut dans les montagnes, à la limite des royaumes nains. Elle ne s’était pas fait beaucoup prier pour descendre dans la plaine avec son climat moins rude qui lui permettait de revêtir des toilettes plus élaborées qui mettaient en valeur sa beauté diaphane. Il jeta un coup d’œil vers la duchesse qui accepta l’invitation d’un mouvement de tête. Il choisit un tabouret qu’il installa face aux trois gracieuses personnes. La seconde suivante lui offrit une tasse de thé dans un service en cristal que la duchesse avait amené avec elle de la Nayt, son pays natal.

— Nos mari ou père sont en train de préparer la guerre et ils nous laissent seules, reprit la coquette.

— Ils ne nous disent rien, continua la seconde. Pourtant nous sommes concernées aussi, imaginez que les soldats du roi Falcon arrivent jusqu’ici.

— Cela n’arrivera pas, la rassura le garde. Les territoires qui relèvent de Miles sont plus petits, mais nous avons agrandi le royaume vers le sud en conquérant des États constitués. Elmin en s’étendant vers le nord et l’est s’est emparée de zones vierges. Notre armée est plus aguerrie et mieux équipée. Falcon va perdre, il ne pourra pas faire autrement que de nous accorder l’indépendance.

— Mais pourquoi la voulons-nous cette indépendance ? Nous ne sommes pas bien au sein de l’Yrian, le plus puissant pays du monde.

— Parce que tant que nous resterons Yriani, nous serons toujours des citoyens de seconde zone. Nous affrontons de puissants ennemis, nos enfants meurent pour le bien de l’Yrian. Mais c’est à Elmin que vont la gloire et la richesse.

— Et comment expliquez-vous cela ? reprit la première suivante.

— Parce que le duc d’Elmin a pu s’emparer de la ville de Sernos. En faisant cela, il a pris le contrôle d’un important centre stratégique : la jonction entre les routes de l’est et du sud. Miles est située à l’écart des principales routes commerciales. Oh, il y a bien des caravanes qui passent ici. Mais au sud il n’y avait aucun moyen de traverser l’Unster avant la construction du bac de Boulden il y a quelques années. Les marchants préfèrent emprunter la route du sud sur l’autre rive.

— Et les principautés de l’Ocarian, elles doivent bien commercer elles aussi.

— Elles affrètent des navires helarieal ou orvbelians pour transporter leurs marchandises. Et les quelques-uns qui passaient par chez nous n’en ont plus besoin depuis la mise en service du bac.

— Des navires helarieal ? Quelle horreur ! s’écria la seconde suivante.

— Des Helariaseny sont les parrains de mes filles, et une autre était témoin de mon mariage avec le duc, objecta la duchesse.

La jeune femme, contrite face au reproche, se tut.

Claire cessa vite de s’intéresser à la discussion des adultes. Elle était attirée par les deux fillettes. Elles se ressemblaient tant qu’elle ne parvenait pas à les différencier. Elles avaient le teint clair, mais pas autant que les suivantes. Et leurs cheveux prenaient des ondulations du plus bel effet. Elle remarqua vite que l’intérêt était réciproque. Il n’y avait pas beaucoup d’enfants au palais. Et la plupart étaient des domestiques.

— Tu veux les rejoindre, proposa Meghare.

Elle libéra la fillette qui rejoignit les deux jumelles.

— Bonjour, dit-elle timidement.

— Comment tu t’appelles ? demanda l’une d’elles.

— Moi c’est Claire. Et toi ?

— Moi c’est Ciarma. Et elle c’est Ana. Tu veux jouer avec nous ?

— Vous jouez à quoi ?

— À la cuisinière. Anastasia cuisine et je mange.

— Ma mère est cuisinière, remarqua Claire.

— Alors tu vas faire la cuisinière et tu vas nous servir toutes les deux.

— D’accord.

Claire commença à disposer les éléments de dînette devant elle.

— Vous voyez, confia Meghare au garde, il n’aura pas fallu longtemps pour savoir d’où elle vient.

Celui-ci dévisagea longuement la jeune femme.

— Vous saviez dès le début qui elle était, reprocha-t-il.

— Bien sûr. Rene et moi avons vécu des aventures ensemble. Après Ridimel, c’est la seconde personne en qui j’ai le plus confiance dans ce palais.

— Bien. Je saurai où aller quand je la ramènerai chez elle.

— Je m’en chargerai, objecta la duchesse.

— Ce ne serait pas convenable.

— Comme je vous l’ai dit, c’est une amie. Et cela fait trop longtemps que je ne l’ai pas vue, alors que nous vivons dans la même maison.

Le garde capitula. Son rôle était de protéger son corps, pas sa réputation. Et de toute façon, rencontrer une domestique pouvait même lui faire beaucoup de bien.

— J’ai apprécié votre invitation, mais je dois retourner à mon service.

— Cela vaudrait mieux, confirma Meghare, je connais votre commandant, c’est préférable.

Alors qu’il saluait, elle ajouta :

— Merci pour cette leçon de géopolitique. Maintenant nous appréhendons mieux les enjeux du conflit qui s’annonce.

— Tout l’honneur était pour moi, la remercia-t-il, je bénéficie rarement d’un auditoire aussi attentif.

Ainsi, elle écoutait ne put-il s’empêcher de penser. Ce qui n’était certainement pas le cas de la première suivante, qui minaudait, se penchant en avant pour lui offrir une vue plongeante sur son décolleté. Par réflexe, il toucha le bracelet en argent ouvragé qu’il portait au poignet. La déception que la belle manifesta en découvrant qu’il était marié l’amusa. Les plans qu’elle avait prévus pour l’attirer dans son lit venaient brutalement de s’effondrer. Il n’éprouva aucun regret, il adorait sa femme. Et elle correspondait plus à ses goûts, bien en chair avec des formes. Un peu comme la duchesse, remarqua-t-il. Il trouvait la suivante trop maigre. En quittant la pièce, il pensa que ça allait bientôt faire trois ans qu’ils étaient unis. Il allait devoir se mettre en quête du cadeau. Il savait exactement ce qu’il voulait lui offrir, mais il ignorait encore où il allait pouvoir le dénicher. C’est en ressassant son problème qu’il quitta le boudoir.

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