Interlude : Cité de Miles, dix-huit ans plus tôt - (2/2)

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Claire passa tout son après-midi à jouer avec les jumelles. Le soleil était déjà couché derrière la cime des montagnes quand la duchesse se leva.

— Jeune demoiselle, il est temps de rentrer chez toi.

La fillette pouffa de s’entendre appeler ainsi.

Meghare tendit la main à l’enfant qui la prit.

— Quant à vous, dit-elle en s’adressant à ses filles, vous allez…

Elle regarda ses suivantes. La coquette lui fit un signe indiquant qu’elle allait les surveiller le temps qu’elle revînt. Rassurée, Meghare allait sortir quand les deux jumelles s’élancèrent à sa poursuite. Elles lui attrapèrent les jambes.

— On peut venir ? demanda Ciarma.

— On n’a jamais vu les cuisines, ajouta Anastasia.

— Mais si, les contredit Meghare.

— Mais non !

La duchesse hésita avant de céder.

— Très bien, dit-elle, mais vous serez sages.

Accompagnée de son trio, elle traversa le palais. Elle le connaissait comme sa poche. Elle passa dans la zone de service. Si elle était moins luxueuse que ses appartements, elle se révélait assez confortable. Les tapis n’étaient pas décorés, mais ils isolaient du froid, les couloirs étaient bien éclairés, tout était impeccable. Bien mieux que la chambre des enfants qui était toujours dans un état de désordre indescriptible. Elle leur en fit la remarque, mais ces dernières l’ignorèrent comme si elle n’avait pas parlé du tout. Par moment, elle croisait un domestique, qui la saluait avec déférence. Autant en tout cas que le lui permettait sa tâche.

Enfin, elle arriva à la cuisine, une immense pièce dont une vaste table de bois occupait le centre. Rene s’y affairait à préparer le repas du soir. Comme elle avait été prévenue de l’endroit où s’était enfuie sa fille, elle n’était pas inquiète. Mais elle était contrariée. Le regard noir qu’elle envoya à Claire n’était pas de bon augure.

— Dame Meghare.

Elle accompagna son salut d’une petite courbette.

— Rene, pas de ça entre nous. Nous avons vécu trop d’aventures ensemble.

— Oui, mais vous êtes la duchesse, je ne suis qu’une domestique.

— Nous avons pourtant courtisé le même homme. Ça rapproche.

— C’est vous qu’il a choisi.

— Tu le regrettes ?

— Non, répondit Rene avec assurance.

Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Peu de temps après son arrivée au palais, la jeune femme s’était mise en ménage avec Vlad, le palefrenier du comte du Than, qui travaillait au sein de la cavalerie ducale. Et bien que Meghare ait rencontré son futur compagnon avant Rene, c’était cette dernière qui s’était mariée la première. Et c’était elle encore qui avait enfanté la première, même si Meghare ne l’avait suivie que de quelques douzains.

— Et puis, c’est toi qui as nourri mes filles, quand j’ai attrapé cette fièvre qui m’a empêché de le faire moi-même, alors que tu avais déjà un bébé au sein.

En disant cela, la duchesse ne put se retenir de se demander comment elle avait pu faire. La cuisinière était maigre, avec une poitrine peu développée. Et pourtant, elle avait réussi à allaiter les trois fillettes.

— Tu ne viens jamais me rendre visite dans mes quartiers, reprit Meghare.

— Ce ne serait pas convenable, je ne suis qu’une…

— Oh ! Tu m’énerves avec tes convenances ! Ce n’est pas convenable pour une duchesse de venir discuter avec les domestiques dans leurs quartiers néanmoins, je suis là ! Tu es mon amie. Et tu es l’une des rares en qui j’ai confiance. Toutes les femmes qui m’entourent le font principalement par intérêt. Quant aux hommes, soit ils me protègent comme une petite chose fragile, soient ils cherchent comment me mettre dans leur lit. J’avais plus de liberté quand je vivais chez mon père, sans personne à commander.

Rene coupa court à sa tirade en lui fourrant une tasse pleine d’un liquide chaud dans les mains.

— Buvez, cela vous fera du bien.

Meghare constata que la cuisinière s’en était préparé pour elle aussi. Sans discuter, elle obéit. Elle trempa les lèvres, en absorba une gorgée qu’elle tenta d’analyser.

— Du thé orvbelian, déclara-t-elle.

— Il a été confectionné en Orvbel selon une de leur recette, confirma Rene, mais les feuilles ont été récoltées ailleurs.

Meghare goûta une seconde gorgée.

— Kushan, proposa-t-elle enfin.

— Sängar, annonça Rene.

— Sangär ?

— Il provient d’une vallée, tout à l’est de leur territoire, bien au delà de la Nayt.

— J’ignorai que les Sängarens produisaient quelque chose.

— Ils produisent beaucoup de choses, mais ils exportent peu.

— Mais les Sängarens sont des nomades. Comment font-ils pour cultiver quelque chose ?

Rene haussa les épaules tout en retournant à ses fourneaux.

— Je ne sais pas, répondit-elle.

Meghare se leva à son tour.

— Que prépares-tu ?

— Des raviolis.

— Ça irait plus vite à deux. Et puis ça me changerait.

Rene allait protester. Mais elle se ravisa.

— D’accord, dit-elle.

Meghare alla décrocher un des tabliers que la cuisinière utilisait pour se protéger des salissures. Ses riches vêtements à l’abri de toute trace de farine ou de sauce, elle se plaça à côté d’elle. Rene avait déjà préparé la pâte. Elle était en train de l’étaler au rouleau. Devant elle se trouvaient des saladiers avec les différentes garnitures qu’elle avait prévues : du fromage, de la viande et une dernière à base de légumes. Les deux femmes passèrent une bonne partie de l’après-midi à découper des rondelles de pâtes en se servant d’un verre comme modèle, à les garnir puis à les sceller une par une. Il existait des moyens plus rapides, mais cette méthode donnait les meilleurs résultats. Et elle préparait à manger pour le couple ducal quand même. Claire et les jumelles profitèrent de ce que les adultes ne s’occupaient pas d’elles pour s’empiffrer de gâteaux. Mais sa mère les avait cuisiné pour la fillette, alors où était le mal ?

Le ciel commençait à s’assombrir quand elles achevèrent les raviolis. Elles en avaient préparé une quantité phénoménale.

— Nous avons bien travaillé, remarqua Meghare, je ne pensais pas que nous en avions fait autant.

— Une fois dans le rythme, ça va vite.

Rene se tourna vers sa maîtresse.

— Oh, mais vous vous êtes toute salie, déplora-t-elle en apercevant les traînées de farines sur le visage de la duchesse.

— Où ça ?

En portant la main à sa joue, elle rajouta une nouvelle trace bien claire sur sa peau noire.

— Toi tu es toute propre, ce ne doit pas être bien grave, remarqua-t-elle.

Elle prit une des casseroles en cuivre soigneusement astiquées pendues au-dessus de la paillasse et examina son reflet.

— Oh ! s’écria-t-elle, je suis toute sale !

Elle poussa l’ustensile pour regarder Rene.

— Et toi, avec ton visage immaculé. C’est inadmissible !

Elle passa sa main sur la joue de Rene, y laissant une traînée blanche.

— Oh ! protesta cette dernière, faussement outragée.

Elle ramassa un peu de farine étalée sur la paillasse.

— Attention à ce que tu vas faire, objecta Meghare, je suis ta suzeraine.

— Ici c’est ma cuisine. C’est moi qui commande.

— Tu le prends comme ça ? D’accord !

Meghare s’empara d’un sachet de farine et s’enfuit à l’autre bout de la pièce, protégée par la table. Rene se lança à sa poursuite.

Du haut de son perchoir, Claire et ses compagnes assistaient à cette scène qui leur semblait surréaliste : deux adultes qui chahutaient sans elles.

Les deux femmes ne tardèrent pas à se retrouver allongées par terre, tête contre tête. Elle était tellement couverte de farine qu’on ne pouvait plus distinguer la couleur de leurs vêtements ni de leur peau. Elles étaient encore essoufflées de leur bagarre. Sa respiration se calma enfin assez pour que Meghare pût parler.

— Ça fait longtemps que je ne m’étais pas autant amusée.

— Et moi donc, renchérit Rene.

Elle laissa un moment à souffle pour s’apaiser.

— Tu m’as manqué, Rene.

— Toi aussi, Meghare.

Les deux femmes se tournèrent l’une vers l’autre, elles s’enlacèrent longuement avant de se séparer. La complicité qu’elles avaient éprouvée autrefois était toujours présente. Meghare savait qu’elle pourrait compter sur Rene. Et dire qu’il avait fallu deux ans pour qu’elles renouassent ainsi leur ancienne amitié.

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