XIII. Venaya
Deirane entra dans l’ancien bureau de Dayan, laissant son eunuque dehors. Venaya était déjà là. Elle attendait, assise à l’une des chaises placées près d’un angle de la grande table de travail. Une pile de dossiers était posée devant elle. Étrangement, il y avait aussi de la vaisselle. Bien qu’elle garda un visage neutre, Deirane connaissait tout le bien qu’elle pensait d’elle. Elle était responsable de la mort de Biluan, son mari ; et de propriétaire, elle était devenue employée de sa propre compagnie. Mais Deirane s’était révélée habile en la nommant gestionnaire de la société. Son train de vie dépendant directement de son travail, elle était motivée pour le faire correctement. Et comme elle avait assisté son mari pendant des années, elle s’était montrée très compétente. Et bien qu’elle n’aimât pas Deirane, le projet que lui avait présenté celle-ci de sortir de l’esclavage avait emporté son adhésion.
Deirane prit place sur l’autre côté de l’angle choisi par Venaya.
— Bonjour, dit-elle, comment allez-vous ?
— Bien merci. Et vous ? Comment allez-vous ?
La concubine mettait un point d’honneur à rester polie, mais il était rare que la jeune femme lui rendît ses salutations. Si en plus elle s’enquérait de la santé de Deirane, elle était d’humeur exceptionnelle.
L’Orvbelianne prit l’assiette posée à côté d’elle et la tendit à Deirane. La concubine la saisit et l’examina. La porcelaine était fine, très blanche. Le dessin représentait un oiseau, un échassier au plumage bleu éclatant entouré d’une frise dorée qui courait le long de la bordure.
— C’est magnifique, mais pourquoi me montrez-vous ça ? demanda-t-elle.
— Regardez dessous.
Deirane retourna l’assiette. Des inscriptions y figuraient. Elle les déchiffra : « Maison Biluan », puis en dessous : « made in Orvbel ».
— C’est nous qui les importons ?
— C’est nous qui les fabriquons. Cette assiette est la première qui sort de nos ateliers.
— Je n’ai jamais rien vu de tel.
— C’est là-dessus que je compte. C’est une production de luxe que je prévois d’offrir à un prix élevé à une clientèle aisée. Et ce n’est qu’un début. J’envisage de créer d’autres motifs, mais aussi des gobelets, des bols, des tasses et divers objets utilitaires ou décoratifs. Qu’en pensez-vous ?
— Mais comment en avez-vous eu l’idée ?
— C’est votre amie Dursun qui en est à l’origine.
— Et cette technique, où l’avez-vous acquise ?
— La conception de l’objet vient des bawcks. Pour les dessins, j’ai recouru aux compétences de nos propres artisans. Pour le vernissage, c’est la méthode que les Helariaseny utilisent pour étanchéifier la vaisselle de leurs navires.
— Les artisans, des esclaves.
— Non, je les rémunère. À l’heure actuelle, cinq peintres travaillent pour moi, plus trois qui fabriquent les objets. Dans un premier temps, j’envisage de doubler le nombre de peintres. C’est le facteur limitant de la production.
— C’est parfait, je voudrais juste émettre une suggestion. Vous devriez changer le nom de l’entreprise.
— Que voulez-vous mettre à la place ? demanda-t-elle d’un ton rogue. Maison Serlen.
— Ou maison Venaya.
La réponse de la concubine laissa l’ancienne épouse muette. Elle ne s’y attendait pas.
Deirane lui rendit l’assiette. Pendant que Venaya la rangeait, elle reprit :
— J’ai reçu votre message, dit-elle.
— Donc Maritza a tenu parole.
— Vous en doutiez ? Elle fait partie de celles qui se félicitent de la mort de mon mari.
— À tort ?
— Bien sûr à tort, s’emporta Venaya. Elle n’a jamais eu directement affaire à Biluan. Elle en a juste entendu parler. Quant aux autres, il leur a offert un moyen de s’en sortir. Que voulaient-elles qu’il fasse de plus, leur donner directement de l’argent ?
— Il aurait pu trouver une autre solution que la prostitution.
— Ce n’est pas de sa faute si elles se sont endettées. Sans Biluan, la plupart de ces femmes auraient été arrêtées et emprisonnées pour vol.
— Donc il a fait œuvre de charité.
La jeune femme allait répondre. Mais elle se rendit compte juste à temps de l’ironie dans la voix de Deirane.
— Vous non plus vous n’aimiez pas Biluan, conclut-elle, quoi que je dise, vous ne me croirez pas.
— Il a fait tuer mon mari ! s’écria Deirane.
Par réflexe, Deirane chercha l’espion feytha au plafond. Mais il n’y en avait. Cette partie du palais était trop récente. Elle avait été construite après leur défaite. Elle ne comportait comme équipement que ceux que les humains pouvaient récupérer ailleurs et installer ici. Les espions étaient trop complexes pour cela.
— Faux, riposta Venaya. Il n’a tué personne. C’est Jevin, l’assassin du roi qui l’a fait. Biluan n’a fait que vous transporter. Il n’est pour rien dans vos souffrances.
Deirane se retint de parler des tortures que lui avait infligées le négrier avec sa matraque électrique, le plaisir qu’il éprouvait à l’entendre hurler et à la voir perdre le contrôle de son corps. Et quand il s’était rendu compte que son tatouage la protégeait, que rien de ce qu’il pourrait lui infliger ne lui laisserait sur la peau de marque qui auraient diminué sa valeur, il s’en était donné à cœur joie. Il avait fait de sa vie un enfer. Elle ne savait pas qui était le pire des deux ; le Poing qui avait violé une adolescente ou Biluan qui l’avait torturée par plaisir.
Venaya prit le silence de Deirane pour une acceptation de ses paroles.
— J’ai reçu le message, reprit-elle, à la perfection. Mais ne croyez pas que cela vous dédouane de quoi que ce soit. Je vous tiens responsable de la mort de Biluan. Le fait que vous ayez eu l’accord du roi pour cet assassinat ne vous rend pas innocente pour autant.
— Qu’allez-vous faire ?
— Votre maître s’est occupé de me charger de chaîne et de me livrer à vous. Vous détenez l’avenir de mes enfants entre vos mains.
— Je me suis engagé à leur offrir ce qui il a de mieux pour eux.
— Et qui va décider ce qu’il y a de mieux ? Vous ? Ou le Seigneur lumineux ?
Deirane se cala dans sa chaise et sourit à la jeune femme. Cette dernière ne s’attendait pas à cette réaction. Elle resta interdite.
— Et si je vous rendais votre maison et votre entreprise ? dit-elle enfin.
— Vous n’en avez pas le pouvoir, objecta Venaya, le roi vous le défendra.
— En effet, Brun me l’interdira.
Deirane se tut et attendit. Venaya la dévisagea. Elle essayait de deviner ce qui pouvait bien se cacher dans cette tête. Soudain, ses yeux s’agrandirent sous la surprise. Elle avait compris la signification des paroles de la concubine.
— Jusqu’où seriez-vous prête à aller pour recouvrer le contrôle de votre vie ? reprit Deirane.
— Une collaboration entre nous ? Vous n’y croyez pas !
— Personne n’y croira, c’est ça l’avantage. Tout le monde sait que vous me détestez. Comment pourrait-on imaginer que nous complotons ensemble ?
— Si nous sommes découvertes, nous serons exécutées.
— C’est un risque. Mais si nous ne faisons rien, nous demeurerons esclaves tout le reste de notre vie.
Venaya resta longuement à réfléchir.
— En quoi pourrais-je vous être utile ? demanda-t-elle enfin.
— Vous pouvez entrer et sortir du harem.
— Maritza aussi. Et elle vient ici plus fréquemment que moi. Elle serait plus efficace que moi.
— Elle n’est pas mon ennemie. Elle est fouillée soigneusement quand elle arrive et quand elle repart. Elle peut transporter des messages, mais aucun objet ni document.
— Et moi, je ne suis pas fouillée parce que comme nous nous détestons, je ne pourrais jamais trahir le roi pour vous aider.
Deirane hocha la tête. L’ancienne femme de Biluan était intelligente. Mais l’avait-elle convaincue ?
— Je suppose que cette idée vous trotte dans la tête depuis un moment. Si vous ne m’en parlez qu’aujourd’hui, c’est que vous avez besoin de moi.
— En effet.
— Dites-moi ce que vous voulez ?
— Vous acceptez ?
— Je n’ai pas dit cela. Je verrais une fois que je saurais ce que vous attendez de moi.
Deirane hésita. Pouvait-elle lui faire confiance ? Elles partageaient une haine commune, mais serait-ce suffisant pour qu’elle collabore ? Cependant, elle n’avait pas le choix. Elle se décida.
— Anastasia Farallon, dit-elle enfin.
— Elle est morte. Toute la famille a été assassinée.
Deirane était surprise. En Yrian, on ne parlait pas de cette période honteuse de l’histoire du pays. Elle même en ignorait tout quelques jours plus tôt. Apparemment en dehors des frontières du pays, elle était connue.
— J’ai besoin de renseignements sur elle.
— À quoi cela pourra-t-il bien servir ?
— Je l’ignore encore, mais j’ai l’impression que cela pourrait être important.
— En fait, vous ne savez pas où vous allez.
— Dans ce harem, je suis un peu isolée de l’extérieur.
D’un hochement de tête, Venaya concéda ce handicap à Deirane.
— Continuez.
— Anastasia Farallon détient un objet qui appartient à un autre. Il était helarieal ou a vécu en Helaria. Et je crois qu’il est mort lors de la prise de Miles. Mais elle n’a pas voulu me donner son nom. Je la soupçonne même de l’ignorer. J’en ai besoin.
— Beaucoup de monde a été assassiné ce jour-là. Helariaseny, Naytains, même des Orvbelians.
— Seul cet homme m’intéresse. Je veux savoir de qui il s’agit.
— Comment pourrais-je trouver son identité avec aussi peu d’informations ?
— C’est un apprenti, mais j’ignore de quelle corporation. Et son bracelet a été signé par Larsen.
— Larsen ! Il prend peu d’apprentis. Cela ne devrait pas être si difficile que cela de trouver.
— Vous connaissez ce stoltz?
— Quel commerçant ne le connaît pas ? Un des meilleurs bijoutiers qui soient. Il produit peu, mais chacune de ses œuvres s’arrache à prix d’or. Il est vieux maintenant, j’ignore s’il est toujours vivant.
— Il y a quelques mois, j’ai rencontré sa femme Hylsin, elle en parlait comme d’une personne vivante.
— C’est une bonne nouvelle. Je vais vérifier parmi ses apprentis d’il y a quinze ans.
— Larsen a signé le bracelet, mais rien ne dit qu’il était le maître de cet homme. Ou cette femme.
— Je vais y réfléchir.
Venaya rangea les documents dans sa serviette. Elle allait se lever, mais elle s’immobilisa en plein.
— Vous avez bien dit qu’Anastasia ne vous avait pas donné le nom de cet homme.
— Ce sont mes paroles en effet.
— Cela signifie-t-il qu’elle est vivante ? Elle est dans le harem ?
— En effet.
La jeune femme retint une exclamation de joie.
— Si l’Helaria l’apprenait…
— Elle ne ferait rien du tout, l’interrompit Deirane. Elle ne bouge pas alors que les actions de Brun leur portent préjudice. Elle serait tout aussi pieds et poings liés pour récupérer la fille d’un ancien duc yriani.
— L’Helaria non, mais la Nayt. Le grand-père d’Anastasia est un noble.
— Un vidame, je sais. Le Sangär constitue une barrière qu’ils ne pourront jamais franchir. En plus, Anastasia pense avoir reconnu Mudjin parmi ses ravisseurs. Il y a des traités entre Mudjin et l’Orvbel. Jamais la Nayt ne prendra un tel risque.
— Et l’autre sœur ?
— Aucune trace. En tout cas, pas dans le harem.
Venaya se dirigea vers la porte.
— Je vais chercher cette information. Si je vous la donne, c’est que je marche avec vous. Dans le cas contraire, vous n’aurez rien.
Dès qu’elle fut sortie, Deirane exulta. Elle était sûre que ça allait marcher. Elle avait hésité à lâcher la présence d’Anastasia dans le harem. Mais cela s’était révélé le petit coup de pouce qui avait remporté l’adhésion de son ennemie.
La porte s’ouvrit livrant de nouveau le passage à Venaya.
— Vous avez oublié quelque chose ? demanda Deirane.
— Oui. J’ai oublié de vous dire que Serig de Pers n’est plus vidame.
— Comment ça ? Il a été destitué ? Il a perdu les élections ?
— Non, il les a gagnées au contraire. Maintenant, il est archiprélat.
Puis elle quitta le bureau, très fière de son petit coup qui avait laissé Deirane totalement muette de saisissement.
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