XVII. Retour à la vie - (1/2)

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Pendant plusieurs jours, Deirane resta dans un état comateux. Elle était à peine consciente de ce qui se passait autour d’elle. Dans ses moments de lucidités, elle entendait bien des gens parler à proximité d’elle, mais elle aurait été incapable de dire de qui il s’agissait, voire si elle les connaissait. Enfin, après presque un douzain, elle se réveilla. Elle ouvrit les yeux. Elle se retrouva dans une salle peinte en blanc. Elle était allongée sur un lit aux montants relevés. Sa tête était appuyée contre un oreiller bien épais. Ce n’était pas du luxe vu la façon dont celle-ci l’élançait. Elle baissa les paupières un instant pour échapper à la douleur lancinante. Puis elle les rouvrit. La lumière, qui lui avait paru violente la première fois, était en réalité tamisée par un fin rideau qui couvrait l’éclat du soleil. Elle reconnut l’infirmerie, peut-être l’une des zones du palais situées hors du harem qu’elle connaissait le mieux. Cette idée lui arracha un bref sourire.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait, malgré toutes les précautions que l’arrivant avait prises, la réveilla. Elle tourna la tête dans la direction de l’entrée. Elle reconnut Dursun. Mais la jeune fille arborait un ton grave, inhabituel chez elle. On ne pouvait pas dire que d’habitude elle débordait de joie, plus depuis la mort de sa sœur, mais sa nature enjouée transparaissait malgré tout.

— Tu es réveillée, s’écria la nouvelle venue.

— Bonjour Dursun.

L’adolescente se précipita dans les bras de son aînée et enfouit sa tête dans la poitrine. Pour une fois, Deirane n’éprouva pas la sensation habituelle quand Dursun tentait de lui voler une caresse, mais plutôt une intense soif d’affection. Nëjya, sa compagne, avait quitté le harem il y avait quelques mois. Et personne ne l’avait réellement remplacée. Sarin comblait parfois son besoin de contact, ainsi que de nombreuses autres concubines, mais elles n’étaient pas Nëjya.

— On dirait que je t’ai manqué, remarqua Deirane d’une voix faible.

Dursun leva vers elle un visage baigné de larmes.

— Mais que t’arrive-t-il ?

— J’ai eu si peur de te perdre, ânonna-t-elle entre deux sanglots.

— Je suis solide, tu sais. Je suis une paysanne de la campagne, élevée à la dure.

— Tu perdais du sang partout, même pas les yeux. Et tu ne réagissais plus. On a cru que tu allais mourir.

— Eh ! Je ne suis pas morte.

Deirane enlaça le corps frêle de la jeune femme dans ses bras, autant que sa vigueur évaporée le lui permettait.

— J’ai promis que je m’occuperai de toi, lui murmura-t-elle à l’oreille. Et je tiens toujours mes promesses.

La bouche de Dursun dessina un sourire triste. Puis elle reposa la tête sur la poitrine confortable de la concubine.

— Tant de gens sont morts en ville, j’ai eu si peur.

Deirane repoussa Dursun sur le côté. Cette dernière s’allongea et se blottit contre son amie. Elle posa une main sur son torse, enveloppant un sein. Finalement, elle n’avait pas si changé que cela. Deirane ne la rejeta pas.

— Je suis depuis combien de temps à l’infirmerie ?

— Deux douzains.

— Deux !

La durée la surprenait. Elle pensait qu’elle n’était alitée que depuis quelques jours. Elle était restée très longtemps inconsciente.

— L’avantage, c’est que les cérémonies du printemps sont passées. Cette année, elles ont été annulées. C’est la dernière décision prise par Brun.

Deirane ne put s’empêcher de sourire. L’approche de cette cérémonie, et ce qu’elle impliquait, la terrorisait. Qu’elle puisse y échapper la rassurait. Elle nota soudain un détail qui l’interpella.

— La dernière décision de Brun ? Pourquoi ?

— Ah oui, tu ne sais pas. Tous ceux qui participaient à notre réunion ont été contaminés. Sauf moi. Je suis la seule à ne pas être tombée malade.

— Et Brun est malade aussi ?

— Tout comme Mericia et Lætitia. Ils sont dans les chambres voisines.

— Mais alors ? Qui dirige l’Orvbel.

— Au début, c’était Orellide. Mais elle a été aussi contaminée et maintenant il n’y a plus personne.

— Qui gère les affaires courantes.

— Les fonctionnaires.

La question était stupide. C’était toujours eux qui géraient le pays au jour le jour. Le ton employé par Dursun le montrait clairement. L’adolescente posa la tête sur la poitrine de Deirane.

— Tu te rends compte que tu es la seule membre du gouvernement à être consciente ? fit remarquer Dursun.

— Que veux-tu dire par là ?

— Ça veut dire qu’à partir d’aujourd’hui, c’est toi qui diriges l’Orvbel.

Deirane baissa la tête pour tenter de regarder sa jeune amie, mais elle ne vit que sa magnifique chevelure lisse d’un noir brillant.

— Je n’avais pas envisagé ça, répondit-elle.

— Pourtant tu savais qu’un jour tu serais reine d’Orvbel. Ton règne commence juste un peu plus tôt que tu ne l’avais prévu.

Deirane caressa les cheveux de son amie.

— Un règne très temporaire. Dès que Brun se réveillera, il prendra fin.

— S’il se réveille un jour.

— Comment ça ?

— En ville, la maladie fait des ravages. On compte plus de cinq cents malades et une cinquantaine d’entre eux sont déjà morts. Et ce nombre augmente tous les jours. On est actuellement à vingt nouveaux malades et trois morts chaque jour.

— Et au palais ? demanda-t-elle.

— La situation est moins grave. Les décisions de Brun ont permis d’éviter le pire, mais on n’est pas épargné pour autant. On a une trentaine de malades, surtout au sein des domestiques. Mais on ne compte qu’un seul mort. Un eunuque parmi les plus vieux.

Deirane retourna un instant ces chiffres dans sa tête.

— C’est très intéressant, dit-elle soudain.

— Comment ça ?

— L’épidémie tue moins au palais qu’en ville.

— Oui ? Et alors.

— Et alors, le palais a moins souffert de la pénurie de nourriture que le reste de la ville.

Dursun se redressa, toujours en prenant appui sur Deirane.

— Tu veux dire que la maladie est provoquée par le manque de nourriture.

— Non, mais il l’aggrave.

Dursun se rallongea.

— C’est logique, dit-elle enfin. Le corps sait combattre la maladie. Mais s’il doit s’occuper de la famine, il n’a plus la force.

— La solution à cette épidémie est toute trouvée.

— Toute trouvée, c’est vite dit, remarqua Dursun, cela fait des semaines que tu cherches de la nourriture. Et jusqu’à présent, tu n’as pas trouvé grand-chose.

— Ça me donne une raison de plus pour chercher. Et maintenant que j’ai tout l’Orvbel à ma disposition, je vais pouvoir mettre les bouchées doubles.

Deirane tenta de se redresser, le poids de la tête sur sa poitrine suffit à l’en empêcher. Dursun posa un doigt sur la bouche de Deirane.

— D’accord pour mener ces recherches. Mais demain. Là maintenant, tu dois te reposer.

— Tu as peut-être raison, confirma Deirane.

La jeune femme chercha la main de son amie pour la replacer à son ancien emplacement. Puis elle ferma les yeux, pour quelques instants seulement. Mais quand elle les rouvrit, le soleil avait traversé le ciel.

Quand Dursun avait annoncé à Deirane qu’elle était la seule membre du gouvernement encore debout, elle n’avait pas pris pleinement conscience de ce que cela signifiait. Pour la gestion des affaires courantes, l’Orvbel pouvait s’administrer seul. Les fonctionnaires remplissaient minutieusement leur tâche. Ils s’en tenaient aux derniers ordres donnés par Brun, à savoir que personne n’entra ni ne sortit du palais. Cette situation les arrangeait. Cela leur fournissait une excuse pour éviter de se mélanger avec la population malade – seuls certains, qui avaient une famille en ville, avaient décidé de rentrer chez eux et de ne plus revenir. Mais dès qu’une prise de responsabilité s’avérait indispensable, ils se défaussaient sur une autorité. En remontant la hiérarchie, la demande finissait par arriver sur le bureau de Deirane.

La jeune femme était encore faible. Elle n’avait pas réintégré sa suite. Cela n’empêchait pas ceux qui avaient besoin d’elle de la trouver dans sa chambre. La table roulante qui servait aux infirmiers à poser leurs instruments était couverte de dossiers. Dans la journée, Dursun restait avec elle pour l’aider. Salomé n’avait pas tardé à la rejoindre. Toutefois, dans ce dernier cas, Deirane estimait qu’elle n’était pas là pour alléger sa tâche, mais plutôt pour contrôler qu’elle n’en profitait pour spolier Mericia.

Le capitaine Anders entra dans la chambre alors que ses deux assistantes donnaient à Deirane le résultat de leur premier tri.

— Capitaine, le salua Deirane, c’est toujours un plaisir de vous voir. Venez vous asseoir.

De la main, elle tapota le lit à hauteur de sa hanche. Le garde rouge ignora l’invite. Il lui offrit un salut militaire, jambes serrées, corps droit, une légère inclination du buste.

— Dame Deirane, annonça-t-il, votre commis vous attend au parloir.

Deirane tenta de se redresser. Elle était encore trop faible, la tête lui tourna. Elle se rallongea.

— Je ne pourrais pas y aller, répondit-elle.

— Je m’en doutais. Toutefois, il s’avère que l’infirmerie ne fait pas partie du harem. J’ai donc pris l’initiative de l’amener avec moi. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de cette petite entorse.

La jeune femme eut du mal à retenir un sourire. L’humour transparut dans sa réponse.

— Je pense que nous pourrons fermer les yeux sur cette faute.

Elle interpella la subordonnée de Mericia.

— Salomé, il s’agit d’affaire privée me concernant. Pourrais-tu nous laisser ?

Anticipant une réticence de la concubine, Dursun se leva et l’entraîna hors de la pièce.

— Viens, dit-elle, j’ai déjà assisté à ces rencontres. C’est chiant. On va s’occuper en attendant.

La façon dont elle avait pris la main de son aide indiqua clairement quel genre d’occupation Dursun envisageait avec elle. Elle risquait d’être déçue, à sa connaissance, Salomé ne goûtait pas aux plaisirs saphiques. D’un autre côté, le côté exotique de Dursun intriguait plus d’une personne, il était possible qu’elle arrive à ses fins.

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