XVII. Retour à la vie - (2/2)

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Anders suivit les deux jeunes femmes du regard d’un air songeur. Dès que la porte se referma sur elles et qu’ils furent seuls, le soldat se détendit. Sa posture se relâcha légèrement.

— Vous croyez qu’elles vont faire ce que je pense ? demanda-t-il.

— J’en doute, Salomé préfère les hommes. Beaucoup d’eunuques dans le harem peuvent en témoigner. Toutefois, l’exotisme de Dursun invite aux caresses. Moi-même, j’ai parfois manifesté de la curiosité à son égard.

— Je serais curieux de savoir ce que cela va donner.

Devant l’air entendu de Deirane, il se sentit gêné.

— Pas comme cela, se dépêcha-t-il de dire. De toute façon, mon cœur est déjà pris.

— Ah ah ! Et comment s’appelle la belle demoiselle ?

— Umbria.

— Et où se trouve-t-elle actuellement ?

— En ville.

— En ville ! Pourquoi ne l’avoir pas fait venir au palais ?

Finalement, Anders accepta l’invitation de Deirane et s’assit sur le bord du lit.

— J’ai connu Umbria il y a quatre ans. Nous nous sommes fiancés deux ans plus tard, nous avions prévu de nous marier. Mais peu de temps après, le père d’Umbria a trahi le seigneur lumineux. Ce dernier s’est vengé de façon particulièrement violente. Il a détruit sa famille. Tous ses fils ont été livrés aux velors du cirque, sauf le plus jeune, à peine âgé de trois ans. Quant aux femmes, elles ont été vendues aux maisons closes. Brun l’a obligé à assister aux deux spectacles. Quand il a estimé que cela suffisait, il l’a fait supplicier jusqu’à ce qu’il en meure.

— Votre fiancée est retenue dans une maison close !

— Depuis deux ans.

— Mais pourquoi ne l’en sortez-vous pas ?

— Nous sommes fiancés, pas mariés. Je ne peux faire valoir aucun droit la concernant. Et je ne suis pas assez riche pour la racheter.

— Combien son propriétaire en demande-t-il ?

— L’équivalent d’un an de passe. Soit deux mille cels.

L’énormité de la somme souffla Deirane. Quatre fois ce que Brun l’avait payée ! Avec une telle somme, il n’était pas étonnant qu’il ne puisse la racheter. Même en économisant la totalité de sa solde, il lui faudrait des années pour accumuler la somme nécessaire. Si on prenait en compte que l’entretien de leur équipement était à la charge des gardes rouges, il mettrait au moins une décennie à la rassembler. Les prostituées du port avaient une vie courte, elle serait certainement morte avant.

Un silence pesant s’installa. Ce fut Deirane qui le brisa.

— Faites entrer mon commis.

Le capitaine se leva et s’exécuta. Il invita Venaya à entrer avant de sortir en fermant la porte derrière lui.

— Votre visite est bien proche de la précédente, remarqua Deirane.

— J’ai trouvé l’information que vous avez demandée, répondit la veuve de Biluan.

— Nous verrons cela dans un instant. Tout d’abord, j’ai une question à poser. À combien s’élève ma fortune ?

Venaya hésita.

— Difficile à dire, répondit-elle enfin. Si on tient compte des bateaux, des bâtiments, de la marchandise…

— Pas du total. Si j’avais besoin d’argent, immédiatement, combien pourrais-je obtenir ?

— Nous avons peu de liquidité. La plus grande partie de notre argent travaille. Nous ne disposons que d’une réserve pour les affaires urgentes. Cinq mille cels. Mais si vous m’accordez un douzain, je pourrais facilement dégager vingt fois plus.

Deirane essaya de ne pas laisser transparaître la surprise que lui causait une telle somme. Elle savait Biluan riche, mais à ce point !

— La réserve suffira. Quand vous sortirez d’ici, vous remettrez de ma part deux mille cels au capitaine Anders.

— Le capitaine Anders, c’est ce garde rouge qui m’a introduite ?

— Lui-même.

— Pourquoi désire-t-il acheter un esclave ? Il ne pourrait pas le faire entrer dans la caserne. Il ne lui servirait à rien. Sauf si…

Elle regarda la porte par laquelle il était sorti.

— Il serait peut-être préférable que je l’accompagne. Les proxénètes sont durs lors des négociations. Ils ne laisseront pas échapper une gagneuse aussi facilement.

Deirane était surprise de la déduction de sa commis.

— Comment en êtes-vous arrivée à cette conclusion ? demanda-t-elle.

— Deux mille cels, c’est assez pour petite une maison, mais il en possède déjà une.

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai croisé parfois sortant du quartier pirate. Une des rues principales débouche devant l’entrée du sérail.

— Vous disiez donc que deux mille cels ne lui serviraient pas à acheter une maison.

— Elles ne serviront pas à lui acheter des biens, reprit Venaya. Et s’il décidait de renouveler son équipement et de redécorer sa cellule, il n’aurait besoin que d’une fraction de cette somme. Même un cheval ne coûte pas si cher, harnachement compris. J’ai aussi envisagé une participation dans une affaire. Mais nous sommes en Orvbel et la plupart des affaires tournent autour de l’esclavage, ce que vous n’auriez jamais cautionné. Il ne reste que les esclaves eux-mêmes. Mais à un tel prix, c’est très élevé. Surtout qu’un capitaine des gardes rouges n’en a pas l’usage. Toutefois, cette somme correspond à peu près à un an de passe pour une prostituée du port. Il veut racheter une femme à son proxénète. Et cela correspond bien à ce que je sais de vous.

— Vous avez raison. Vous lui donnerez ces deux mille cels et vous négocierez pour faire baisser le prix. Avec le reste, il pourra entretenir sa femme.

— Je m’en chargerai dès notre retour. Toutefois, je pense pas que ce soit une bonne idée qu’il l’installe dans sa maison. Je vous conseillerais de la confier au refuge de Maritza. Les maisons closes du port sont horribles, elle aura besoin qu’on s’occupe d’elle un moment.

Deirane hocha la tête face à ce conseil sensé.

— Venons-en à notre affaire.

— Vous devriez vous relever, j’ai apporté des documents à vous faire lire.

Venaya aida Deirane à se redresser. Quand elle fut confortablement installée, Venaya s’assit sur le lit et posa sa serviette sur les cuisses de la jeune femme.

— Comme vous le savez peut-être, la chute de Miles a produit un choc dans la vallée de l’Unster. Les armées de Falcon II ont procédé à un massacre qui a choqué tout le monde. Cela a entraîné des menaces, des déclarations de guerre, des arrestations. Seule la mort de Falcon a permis de normaliser la situation. Mais la paix a coûté très cher à l’Yrian. Exactement dix pour cent de son territoire, qu’il a depuis reconquis d’ailleurs.

— Je suis au courant pour la mort de Falcon. Il a été tué par son propre fils, Menjir II.

Venaya tendit une feuille à Deirane.

— Sauf que dans un premier temps, la responsabilité de sa mort avait été attribuée à un guerrier libre avant que Menjir n’en endosse la culpabilité.

— Qu’est-ce que ce document ? demanda Deirane.

Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle lisait. Il fallut que Venaya le lui confirme.

— Un ordre d’arrestation dressé à l’encontre de la guerrière libre Saalyn.

— Il est signé de Wuq.

— Elle s’est présentée au palais de Sernos, armée, pour le tuer. Mais elle a été refoulée. Il s’est de plus avéré qu’au moment de la mort de Falcon, elle était sur un bateau qui descendait l’Unster. Trop loin pour avoir parcouru la distance en aussi peu de temps. Et comme Menjir s’est dénoncé, les charges ont été abandonnées.

— Cela lui ressemble peu de réagir ainsi. Qu’est-ce qui lui a pris ?

— Ah, ça, c’est facile par contre. Quand Miles est tombée, les soldats ont incendié la ville. Toute la ville, y compris les délégations consulaires étrangères. Huit Helariaseny sont morts ce jour-là, plus trois autres habitant au palais ducal et vingt-sept Naytains. Elle a voulu les venger.

Deirane sourit en se rappelant le nombre plus élevé de victimes que lui avait annoncé Dursun quelques douzains plus tôt. Les chiffres de Venaya lui semblaient bien plus réalistes.

— Vous avez la liste ?

— Bien sûr.

La commis fouilla dans sa serviette et en tira un parchemin portant une série de noms. Ils étaient présentés à la façon helarieal, le nom d’usage suivi de celui des parents. Deirane n’était pas à l’aise avec l’alphabet helarieal, elle parcourut la feuille, sans entrer dans la filiation.

— Vous aviez bien dit huit morts dans le consulat et trois au palais ? remarqua-t-elle.

— C’est cela.

— Cela fait onze. Cette liste porte treize noms.

Venaya se pencha sur sa patronne pour lire le document.

— J’avais remarqué, expliqua-t-elle. Onze sont bien morts dans les incendies, mais un douzième avait disparu sans laisser de traces. Il a été retrouvé un douzain plus tard dans un village des montagnes. Et pour finir, un dernier corps a été trouvé en ville. Celui-là a été assassiné et dépouillé. Je suppose que quelqu’un a profité du sac de la ville pour régler ses comptes. Et c’est intéressant parce que ce dernier pourrait bien être l’homme que vous m’avez demandé de chercher.

— Lequel est-ce ?

— Le dernier de la liste.

Elle descendit au bas de la feuille. Deux noms étaient isolés des autres par une ligne vide. Elle les déchiffra, non sans peine.

— En effet, Ksaten vit toujours, elle était au palais il y a quelques mois seulement. Quant au dernier, Dercros, qui est-ce ?

— Je sais que c’était le parrain des petites duchesses, répondit Venaya. Le fait est connu qu’il a cherché à les sauver quand elles ont été capturées, mais je n’en sais pas plus sur lui. Je peux me renseigner si vous le désirez. Qui sont ses parents ?

Deirane lut la ligne.

— Dercros de Lar…

Sous la stupéfaction, elle s’interrompit. Décidément, cette journée était riche en surprises.

— Un problème ? demanda Venaya.

— Non, bien au contraire. J’ai toutes les informations dont j’ai besoin.

Elle s’enfonça dans son oreiller, un sourire aux lèvres.

— C’est un excellent travail que vous avez accompli là.

— J’en conclus que cela va dans le sens de nos affaires.

— Oh oui.

Venaya récupéra les documents. Elle jeta un coup d’œil sur la liste des morts helarieal. Un instant, elle envisagea d’interroger Deirane. Ce Dercros recelait un secret. Elle ignorait lequel, mais si Deirane avait pu trouver aussi vite, elle y arriverait aussi.

Elle allait sortir quand Deirane émit une dernière requête.

— Quand vous croiserez Dursun, vous lui direz de m'envoyer Naim ?

— Naim ! Pourquoi ?

— Elle repart en mission.

— Mais sa tête est mise à prix.

— Plus pour très longtemps.

Dès qu’elle se retrouva seule, Deirane se laissa glisser sous les couvertures. Elle venait de tout comprendre. Pourquoi Saalyn s’était comportée de façon si bizarre. Ainsi donc, le parrain de Mericia n’était autre que le frère de la guerrière libre. Et il était mort en la défendant. Tout était clair maintenant, la bague et le bracelet de Mericia, pourquoi Brun la cachait. Et par la même occasion, elle venait de trouver le moyen de sauver Naim.

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