XX. Saalyn
Ainsi que l’avait promis Ksaten, Saalyn mit trois douzains pour arriver. Cela paraissait long quand on était enfermée dans une cellule avec tout juste le droit de sortir un monsihon par jour pour prendre l’air. Mais c’était étonnamment peu si on considérait la taille de l’Ectrasyc et les délais pour voyager sur le continent. Ces trois douzains furent loin de se montrer aussi ennuyeux que Naim l’avait craint. Dès le deuxième jour après son arrivée, elle put participer à l’entraînement avec les soldats du palais. En fait, elle ne pouvait pratiquer que les exercices physiques, mais quand le véritable entraînement commençait, on la ramenait dans sa cellule. Cela lui fit du bien de bouger. Elle en profita aussi pour se perfectionner dans le domaine de la lecture. Elle connaissait l’alphabet naytain depuis son enfance ; l’alphabet yriani lui restait un grand mystère et le resterait encore longtemps. Mais pendant sa formation en Orvbel, elle avait appris à lire l’alphabet moderne helarieal. Il s’agissait d’un savoir récent qui devait être travaillé. Elle s’attela à cette tâche. Depuis quelques années, la Bibliothèque de Jimip avait entrepris de recopier tous les documents qu’elle contenait pour les répartir hors de ses murs et ainsi se mettre à l’abri d’une éventuelle catastrophe. L’ambassade de Sernos, la plus grande créée par l’Helaria, avait été la première à bénéficier de cette mesure. Chaque caravane qui remontait depuis l’Helaria transportait avec elle une vingtaine de livres. Elle avait là de quoi lire jusqu’à la fin de sa vie.
Et ce matin qui commençait, c’était dans la bibliothèque qu’elle se trouvait. La Pentarchie avait prévu des travaux pour agrandir la villa et la doter d’une salle dévolue à la conservation des livres. Mais l’aile qui devait les accueillir n’était pas encore prête, même si par la fenêtre on voyait les poteaux qui délimitaient le futur bâtiment. Pour le moment, un des appartements du premier étage avait été réquisitionné pour installer les rayonnages. La bibliothécaire attitrée avait son bureau dans un coin. C’était étroit et très vite, les étagères allaient être saturées. Naim explorait la rangée qui abritait les romans, la seule qui lui soit autorisée. L’origine des œuvres était variée puisqu’il y avait là des auteurs stoltzt, gems, edorians, humains et dwergr. Il ne manquait que les bawcks, qui n’avaient pas de littérature, et les drow. Ces derniers écrivaient surtout des traités militaires, chose qui figurait au sommet des interdits auxquels était soumise Naim.
Justement, le livre qui retint son attention mettait en scène un drow, mais il avait rédigé par un humain. Voilà qui était intéressant. En lisant le premier chapitre, elle comprit que le héros n’était pas un drow tel qu’on les connaissait aujourd’hui dans leur monde, mais un représentant des légendes imaginées par les humains. En aussi peu de pages, elle décela deux différences fondamentales. Le premier était la société régie par les femmes, ce qui était inconcevable au sein de l’espèce créée par les feythas. Avec une seule femme par groupe, elles n’avaient aucune possibilité de former des assemblées, elles étaient juste trop peu nombreuses. Le second était encore plus incroyable, ces drows maîtrisaient la magie, alors qu’aucun Nouveau Peuple ne possédait de pouvoir. Ils ne pouvaient qu’utiliser les sorts préparés par les gems.
Elle avait fait son choix. Naim se dirigea, le livre en main, vers le bureau de la bibliothécaire.
— Excellent choix, se contenta de dire la jeune edoriane qui officiait ce jour là.
Naim ne prononça pas le moindre mot. Elle avait essayé de briser la glace par le passé, avec elle et ses deux collègues. Mais elle avait vite compris qu’elle n’était pas la bienvenue en ce lieu. Elle avait assassiné un Helariasen, edorian de surcroît. Elle avait le même problème avec les soldats lors de l’entraînement. Si certains se mettaient avec elle pour pratiquer les exercices – sa taille et sa force représentaient un défi –, aucun n’avait partagé sa gourde avec elle pour se désaltérer ni ne l’avait aidée quand dans les premiers temps, ses muscles, qui venaient de découvrir en quoi consistait un véritable entraînement, avaient protesté du traitement qu’elle leur avait infligé. Elle avait vu des soldats échanger des massages pour soigner des crampes et des courbatures, mais elle n’en avait jamais bénéficié.
Après avoir empoché le livre, elle remercia la bibliothécaire qui réagit par des paroles si inintelligibles qu’elle ne put déterminer s’il s’agissait bien d’Helariamen ou d’une autre des centaines de langues parlées dans la Pentarchie. Puis elle sortit. Pendant qu’elle choisissait sa lecture, son garde avait été relevé. Le nouveau venu était un stoltz, mais contrairement à ses compatriotes helariaseny, celui-là était immense. Elle pouvait le regarder droit dans les yeux, alors que même en Nayt, cela était rare.
— Où est passée mon escorte ? demanda-t-elle.
— Je la remplace, répondit l’inconnu. Suivez-moi.
Lui ouvrant la marche, il se dirigea vers le grand hall de la villa, puis de là dans la cour. Une stoltzin assise sur un banc les attendait. À leur arrivée, elle se leva et les rejoignit. Naim la détailla pendant qu’elle avançait vers eux. La femme était blonde, la silhouette athlétique, une taille plus normale pour un stoltz. Elle était habillée de la même façon que l’homme, un pantalon en velours épais, des bottes fourrées de feutre et une veste molletonnée qui devait bien lui tenir chaud.
En traversant la cour, Naim remarqua que les soldats à l’entraînement s’interrompaient pour les saluer. Le couple qui l’avait prise en charge semblait bien populaire en Helaria. Alors qu’elle s’attendait à réintégrer sa cellule, son escorte la conduisit vers une autre entrée de la caserne. Ils se retrouvèrent dans une grande pièce dont une table autour de laquelle étaient disposées plusieurs chaises occupait le centre. L’homme invita Naim à s’asseoir. Pendant qu’elle prenait place, la femme enleva sa veste qu’elle accrocha à une patère. En dessous, elle portait une tunique beige clair en velours épais au corsage mal fermé par un lacet de cuir. Elle tira une chaise et s’installa en face de Naim, pendant que son compagnon restait debout.
— Si nous nous présentions, commença-t-elle, qui êtes-vous ?
— Je suis Naim, originaire de la Nayt, et actuellement esclave au service du seigneur Brun d’Orvbel. Et vous ?
— Je suis Saalyn, voici mon partenaire Öta.
Naim s’en doutait depuis un petit moment. Elle n’attendait personne d’autre. En plus, elle correspondait à la description que lui avait faite Deirane.
— Je constate que vous avez fait vite pour arriver, remarqua-t-elle.
— Venons-en au fait. Pourquoi voulez-vous me voir ?
— Je suis venu pour vous recruter pour le compte de ma commanditaire.
Saalyn éclata de rire.
— Me recruter ! Vous ! Une meurtrière ! Avec sa tête mise à prix par les guerriers libres ! Si vous n’êtes pas morte, c’est parce que vous vous êtes rendue sans résistance et que les pentarques veulent que la justice soit respectée.
— Vous ne souhaitez pas connaître ma commanditaire ?
— Je n’ai pas trop envie de connaître celle qui a fait appel à quelqu’un comme vous.
Ainsi Ksaten ne lui avait pas tout raconté de leur discussion. Peut-être voulait-elle la laisser se forger une opinion avant de confronter leurs déductions.
— Elle n’avait pas le choix, plaida Naim. Je suis la seule personne de son entourage qui peut aller et venir partout en et hors de l’Orvbel.
Saalyn s’appuya sur les coudes, les mains croisées sous le menton.
— D’accord, allez-y.
— J’opère pour le compte de ma dame Serlen d’Orvbel.
Saalyn se redressa dans sa chaise.
— J’avoue, là je suis surprise, lâcha-t-elle.
— J’en conclus que vous connaissez ce nom.
— Bien sûr. Ksaten est une de mes plus proches amies et je suis la marraine de Calen. Les deux m’ont raconté leur visite en Orvbel. Deirane a bien changé depuis qu’elle est arrivée à l’ambassade il y a cinq ans.
— Dans le harem d’Orvbel, si on ne change pas, on meurt.
— D’accord. Et pourquoi Deirane veut-elle me recruter ?
— Pour rechercher une personne disparue.
— Pourquoi moi ? Il y a plein de guerriers libres. Si vous aviez signalé sa disparition à un de nos bureaux, cela aurait été suffisant.
— Sa disparition remonte à presque quinze ans. Et elle voulait la meilleure pour cette mission.
— La flatterie ne marche pas avec moi. Si vous espérez que je travaille pour vous, vous allez devoir vous montrer très convaincante.
Pendant la discussion, Naim avait sorti quelque chose de sa poche. Elle gardait les doigts repliés dessus, empêchant Saalyn de voir de quoi il s’agissait. Elle le posa sur la table devant elle, conservant la main par-dessus.
— Ceci devrait vous persuader, dit-elle.
Elle retira sa main. En découvrant l’objet, toute expression d’amusement déserta le visage de Saalyn. Si elle avait été humaine, elle serait devenue pâle. Öta aussi avait réagi. Alors qu’il se tenait jusqu’à présent avec les bras croisés sur la poitrine, il s’était penché en avant pour observer l’objet. C’était un bracelet d’identité helarieal brisé dont seul le fermoir était visible, ainsi que la dernière lettre du nom du propriétaire. Apparemment, cela avait suffi pour que Saalyn le reconnaisse.
— Où avez-vous eu ça ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
— J’en conclus que cela vous intéresse.
Saalyn se leva brutalement, repoussant sa chaise qui bascula en arrière.
— Où avez-vous eu ça ? cria-t-elle.
Öta avait rejoint sa compagne et lui avait pris le bras. Il était rare que Saalyn perdît le contrôle de ses nerfs.
— Calme-toi, dit-il, elle ne sait pas lire l’alphabet traditionnel, elle ignore ce que c’est.
— Détrompez-vous, monsieur Öta. Je ne sais pas lire cet alphabet, mais je sais très bien ce que c’est que cet objet. C’est le bracelet d’identité d’un certain Dercros.
Dercros ! Le nom éclaira aussitôt Öta.
— Vous allez nous dire comment il est entré en votre possession ? demanda Öta.
— Dès que vous serez disposés à m’entendre.
Sans lâcher Saalyn, Öta redressa la chaise. Puis lui posant la main sur l’épaule, il l’incita à s’asseoir. Au début, Naim crut que c’était la force du stoltzen, très supérieure à celle de sa partenaire, qui avait obligé celle-ci à obéir. Mais elle se rendit vite compte qu’en fait, elle se laissait maîtriser sans difficulté par son assistant. Elle remarqua aussi qu’elle recherchait son contact, comme si au lieu qu’il utilise sa vigueur contre elle, c’était elle qui en usait pour se recharger grâce à la présence de ce colosse impressionnant.
— Allez-y, dit enfin Saalyn, je suis prête à vous entendre. Comment avez-vous eu le bracelet de mon frère ?
— Je l’ai volé. Ou plutôt, Deirane l’a fait voler.
— Où ?
— Dans la chambre d’une concubine du harem d’Orvbel.
— Comment une concubine pouvait-elle l’avoir en sa possession ?
— Elle n’a pas trouvé que cela. Celui-là se trouvait juste à côté.
Naim sortit un second bracelet de sa poche, intact celui-là, mais adapté à un poignet d’enfant. Il arborait la signature de Saalyn sur le fermoir.
Saalyn se leva à demi. Mais elle se rassit sans qu’Öta ait à intervenir. Elle n’était pas furieuse, mais stupéfaite.
— Comment une concubine est-elle entrée en possession du bracelet d’Anastasia Farallon ?
— C’est simple, c’est le sien.
— Vous voulez dire que les sœurs Farallon vivent au sein du harem d’Orvbel ?
— Une seule des deux. Anastasia.
— Une seule ?
Naim hocha la tête.
— Lors de sa visite, Ksaten n’a vu personne qui lui ressemble de près ou de loin.
— Ksaten ne recherchait pas les sœurs dans le harem. Elle n’était préoccupée que par Deirane. Et puis, Brun a tendance à la cacher lors de la visite d’une délégation étrangère.
— Tu m’étonnes. Il a trop peur que quelqu’un la reconnaisse.
— Elle a disparu à six ans, fit remarquer Öta. Elle a dû changer depuis. Elle doit avoir la vingtaine.
— Vingt ans tout rond en fait. Un eunuque qui a travaillé en Nayt comme précepteur l’a cependant confondue avec sa mère. Bien qu’elle ait changé, le risque est trop grand de la montrer.
— Donc Anastasia Farallon se trouve au harem. Mais Ciarma n’y est pas et vous voulez que je recherche l’autre, en déduisit Saalyn.
— Une opération où nous serions toutes gagnantes.
— Soyez plus claire.
— Deirane a besoin de Ciarma Farallon. Et Ciarma retrouverait ainsi sa jumelle disparue.
— En quoi trouver Ciarma Farallon pourrait-il aider Deirane dans ses projets ?
— Actuellement, Anastasia est fidèle à Brun. Mais si j’en juge par ce que je sais d’elle, si elle découvre qu’elle a une sœur vivante à l’extérieur du harem, elle mettra tout en œuvre pour la rejoindre. Brun aura du mal à résister à une coalition entre elle et Deirane.
— Et moi là-dedans ? Qu’est-ce que j’y gagne ?
— Si Anastasia a pu récupérer le bracelet, c’est qu’elle a assisté à la mort de son parrain. Elle était en état de choc et le visage de l’assassin est flou dans son esprit. Après tout, Biluan lui-même l’a transportée jusqu’en Orvbel. Il n’a rien dû faire pour atténuer ses souffrances. Mais à cet instant, Ciarma se tenait juste à ses côtés. On trouve Ciarma, on trouve le meurtrier.
Saalyn réfléchit longuement. Elle se leva soudain.
— À partir de demain, vous aménagez dans la chambre à côté de la mienne. Je ne vous quitte plus des yeux. Et gardez toujours à l’esprit que même si nous arrivons à avoir des relations cordiales ensemble, cela ne signifie pas que je vous apprécie. Vous avez été surprise à violer l’un de nos plus puissants interdits et pour effacer votre crime, vous avez assassiné une personne. Je ne vous aime pas. Ne confondez jamais mon air affable avec de l’amitié. Nous ne serons jamais amies.
— Nous avons des missions en cours, fit remarquer Öta.
— Tu es capable de t’en occuper toi-même. Tiens, demande à Ksaten de t’accompagner. L’une de nos cibles lui plaira beaucoup, je pense.
— Comme tu veux.
Puis elle sortit la laissant seule avec son partenaire. Presque’aussitôt, elle rentra, s’empara des bracelets sur la table et quitta définitivement la pièce.
Annotations
Versions