XXIII. Dënea - (1/2)
Avec le retour de Brun, le règne de Deirane prit fin. La moitié des fonctionnaires étant absents, le travail tournait au ralenti. Elle put donc se consacrer à la mission que lui avait confiée Brun : trouver de la nourriture. Elle était descendue dans sa champignonnière voir comment évoluait la culture. Elle avait lancé ce projet peu de temps avant de tomber malade. Et la première récolte était déjà prête. L’une des concubines qui l’avaient suivie ne put réprimer une grimace quand les effluves douçâtres atteignirent ses narines.
— Ça put, remarqua-t-elle.
— Ça se développe dans du fumier, répondit Deirane.
— Et on les mange après.
— On les nettoie d’abord.
— Petite nature, l’invectiva Dursun.
Elle se dirigea vers une caisse et commença à récolter les champignons. Elle remarqua tristement que Deirane avait choisi le côté opposé de la salle où elle travaillait. Leurs assistants se répartirent entre les autres conteneurs. Il ne restait que quatre personnes, Deirane et trois eunuques. Ces derniers transportaient chacun un gros sac sur leur épaule. Ils le posèrent au sol. Puis, l’un après l’autre, ils l’ouvrirent et versèrent son contenu dans un grand bac. À l’odeur, il contenait beaucoup de fumier. Deirane et lui commencèrent à remplir des caisses vides avec ce substrat qu’elle ensemença avec morceaux de champignons prélevés sur la récolte. Quand ils eurent fini, leurs compagnons vinrent les aider. Ils continuèrent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de fumier disponible. Ils rangèrent ensuite les caisses sur leurs étagères. Les emplacements étaient presque totalement utilisés, ils allaient devoir en construire d’autres, voire annexer une autre pièce.
Deirane regarda le travail accompli, les mains sur les hanches. Puis elle compta les caisses. Plus d’une centaine
— Félicitations, les remercia-t-elle, voilà qui va grandement ajouter à notre ordinaire.
— Grandement, c’est vite dit, objecta Dursun, nous avons obtenu à peine de quoi nourrir le palais pendant quelques jours.
— Mais nous avons multiplié la production par quatre.
— Il n’y aura pas de quoi tenir entre deux récoltes successives. Et ne parlons pas de la ville. Ce n’est pas cela qui va nourrir la population.
— Tu te trompes, riposta Deirane. Maintenant que nous maîtrisons la culture, nous allons pouvoir exporter la technique en ville. Et dans un mois tout au plus, il y aura des champignonnières dans chaque quartier.
— Certes, mais disposerons-nous d’assez de fumier ?
La question était pertinente et Deirane mit longtemps à répondre.
— Nous trouverons une solution, dit-elle enfin, les champignons existaient bien avant que les chevaux ne soient introduits dans ce monde.
Alors que les deux femmes discutaient, le reste de leur équipe avait commencé à quitter les lieux pour échapper à l’humidité étouffante et à l’odeur. Et à l’exception du cageot que Deirane tenait en main, elles avaient emporté la récolte du douzain. Quand elles se retrouvèrent seules, Dursun alla fermer la porte pour les isoler.
— Où en sont les légumes ? demanda nerveusement Deirane.
— La récolte ne sera pas faramineuse, répondit Dursun, transporter la terre par sac à dos jusque dans l’antre de Matak est un énorme boulot. Par contre, ils poussent bien. La luminosité et la chaleur des lieux leur sont bénéfiques. La production ne pourra pas nourrir la ville, mais elle pourra fournir un appoint essentiel que les champignons ne fournissent pas.
— C’est une chance qu’il ait accepté de coopérer.
— Il faut bien qu’il justifie la nourriture qu’on lui donne. Ah, il a réclamé du bois.
— Du bois ? Pour quoi faire ?
— Je n’ai pas bien compris. Je crois qu’avec il pourra fabriquer une nourriture artificielle qui s’ajoutera à ce que nous produisons déjà.
— Quelle quantité de bois veut-il ?
— Il a dit qu’il avait besoin deux unités de bois pour une unité de nourriture produite.
— C’est énorme. Sa nourriture artificielle ne pourra pas suppléer au manque actuel.
— Non, remarqua Dursun, mais c’est un élément de plus qui nous permettra de tenir.
— Tu as raison.
Elle posa la main sur la poignée de la porte.
— Nous devrions remonter, les autres vont se demander ce que l’on fait.
— Oh non, riposta Dursun, ils vont plutôt se demander pourquoi on le fait là.
— Comment ça ?
— Tout le monde croit que l’on est amante.
La grimace de Deirane lui fit regretter sa plaisanterie. Depuis qu’elle l’avait agressée, la jeune femme ne lui faisait plus confiance même si en apparence, rien n’avait changé.
— Il y a longtemps, tu as fait semblant de m’embrasser pour détourner l’attention d’autre chose. Et quand j’ai profité un peu de l’occasion, tu n’as pas protesté.
— L’enjeu était énorme, répondit Deirane.
Elle se souvenait de cette fois, quand elle s’était vengée de Biluan. La jeune femme avait en effet un peu dépassé les bornes, ce que Deirane n’avait alors pas relevé sur le moment. Cela ne se reproduirait plus maintenant. Chaque fois que Dursun la frôlait, Deirane sursautait. Elle avait tout gâché entre elles. Jamais plus elle ne lui ferait confiance. Et si un jour elle avait eu une chance d’arriver à ses fins avec elle, elles s’étaient irrémédiablement enfuies.
Quelques volées de marche leur permirent d’atteindre le rez-de-chaussée. Paradoxalement, alors que les caves auraient dû être plus froides que la surface, depuis quelque temps c’était l’inverse. Contrairement au reste du palais, elles avaient gardé leur température qui paraissait chaude en comparaison celle qui régnait dans le hall. Les deux jeunes femmes se dirigèrent vers leur quartier général de la salle des tempêtes. Les enfants y jouaient sous la surveillance de quelques concubines. Les voir ainsi donna à Deirane la nostalgie du sien, que Brun lui avait enlevé. Quelques douzains plus tôt, sa nourrice avait pu venir à plusieurs reprises et permettre à la jeune mère de passer du temps avec sa fille. Mais depuis que Brun était tombé malade à son tour elle avait cessé ses visites. Elle ignorait comment elle allait, et personne dans le palais ne semblait le savoir. Personne en tout cas, parmi ceux à qui elle pouvait parler. Tout ce qu’elle pouvait espérer était qu’elles soient toutes les deux en bonne santé. En fait, c’était pour elle que Deirane continuait à chercher des solutions nourrir la population, pour être sûre que Bruna ne souffrirait pas de la faim. Elle devait maintenant être trop grande pour s’alimenter uniquement de lait, elle avait certainement commencé à manger des légumes ou des fruits, réduits en purée.
Ce fut Elya, immergée dans le bassin, qui en saluant Deirane de la main et en l’invitant à les rejoindre la tira de ses réflexions. Les trois fillettes étaient sous bonne garde. Au delà de les surveiller, quelques concubines inconnues étaient descendues avec elle jouer. Vu la rareté des enfants, elles n’allaient pas laisser passer une occasion de les approcher. La stérilité de Brun, parce qu’il fallait bien appeler les choses par leur nom, ne leur laissait aucune chance d’avoir les leurs un jour. Le risque était que tôt ou tard, Brun comprenne que sa fille n’était pas de lui. Peut-être le savait-il d’ailleurs, il n’était pas idiot. Son comportement à son égard avait changé après la mort de Dayan.
Tout en marchant à travers la salle, elle ôta la tunique de tissu brun épais et le pantalon qu’elle utilisait pour les travaux salissants, les laissant par terre derrière elle. Dursun la regardait faire, à la fois ravie et surprise de ce comportement qui lui ressemblait si peu. En imaginant des solutions pour retarder son habillage le plus longtemps possible et peut-être profiter de la situation d’une façon moins platonique, elle imita son amie. Non, se rappela-t-elle. Elle aurait pu tenter quelque chose de ce genre avant. Plus maintenant. Tristement, elle se dirigea vers une banquette inoccupée pour y laisser ses affaires.
Les trois fillettes nagèrent vers Deirane, elle enlaça les deux jumelles.
— Tu me fais mal, protesta l’une d’elle.
— Excuse-moi.
Elle relâcha son étreinte. Elle remarqua que le regard de Dursun, assise sur le rebord du bassin, ne se dirigeait plus vers elle, vers un endroit situé dans son dos. Elle se tourna, les concubines entrèrent dans son champ de vision. Elle n’en connaissait pas la moitié, mais elles étaient si nombreuses en ces lieux, qu’elle n’avait pas réussi à toutes les connaître. L’une d’elles avait retenu l’attention de son amie. Elle pencha pour celle originaire des rives de la Vunci, la seule qui semblait réagir à l’examen de Dursun. Elle ne l’avait jamais vu auparavant, contrairement à ses deux compagnes. Peut-être était-ce cette chanceuse que Brun avait achetée juste avant de tomber malade et qui était arrivée depuis deux douzains.
— Merci de les avoir gardées pour moi, leur dit Deirane. Maintenant, je reprends les choses en main.
— On ne peut pas rester ? demanda l’une d’elles.
— Si, bien sûr.
Elle remarqua Loumäi qui ramassait les affaires qu’elle et Dursun avaient abandonnées pour les laver. La jeune domestique avait lancé un regard triste sur les enfants. Elle aussi était dans le cas des concubines. Ses collègues avaient le droit d’avoir des enfants, mais l’amant de Loumäi était un eunuque.
— Loumäi, laisse ces affaires là, et rejoins-nous.
— Madame, commença-t-elle.
Mais elle n’acheva pas.
— Tu passes ton temps à travailler, viens t’amuser avec nous. Ces vêtements ne s’enfuiront pas.
— Je n’ai pas de tenue de bain, objecta-t-elle.
— Moi non plus ni personne ici présent.
— Mais vous, vous êtes une concubine. Vous êtes belle. Je ne suis qu’une domestique.
— Je pense que Daniel ne serait pas d’accord avec ces paroles.
La domestique rougit. Puis elle posa sa charge sur une banquette libre et commença à ôter son uniforme. Dursun, qui contrairement à Deirane ne l’avait jamais vue nue, n’en perdait pas une miette. Loumäi était gênée de se déshabiller sous tous ces regards, bien qu’aucun d’eux n’appartenait à un homme. Aussi elle hésitait. Le fait qu’elle pourrait utiliser une alcôve pour s’isoler lui était totalement sorti de l’esprit. Finalement, elle se décida et enleva sa tenue de soubrette. Si sa silhouette n’avait pas la perfection de celles qui avaient été sélectionnées pour être concubine, elle était loin d’être laide. En fait, elle était même plutôt mignonne, avec un côté fragile qui donnait envie de la prendre dans ses bras pour la protéger.
Elle descendit dans l’eau et nagea vers Deirane. Ses gestes fluides témoignaient d’une grande pratique.
— Il y a une piscine dans le quartier des domestiques ou tu avais appris avant d’arriver ici ? demanda Deirane.
— On est bien équipé, répondit-elle.
Elle renvoya un ballon qu’Elya lui avait lancé, là aussi avec la précision résultant d’une longue expérience. Voyant une compagne de jeu potentielle, les trois fillettes l’entourèrent et lui prirent la main pour l’entraîner vers le centre du bassin. Elle se laissa faire sans résistance. Dursun les suivit, mais elle avait une autre idée en tête. Deirane et les autres concubines les rejoignirent.
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