XXIV. Boulden - (1/2)

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Quand Naim ouvrit les yeux, elle ne reconnut pas l’endroit où elle se trouvait. Elle était allongée dans un lit, dans des draps propres. La pièce qu’elle découvrit en tournant la tête était sombre, et sans être luxueuse, semblait confortable : quelques meubles en bois, des murs peints à la chaux, une fenêtre vitrée, actuellement occultée.

Elle tenta de se lever, mais aussitôt, la douleur lui vrilla le crâne, elle renonça. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit. Une femme qu’elle ne connaissait pas entra.

— Oh ! Vous êtes réveillée ! s’écria-t-elle. Comment vous sentez-vous ?

— Soif, parvint juste à articuler Naim.

— Bien sûr. Je vais vous aider.

L’arrivante prit un verre qu’elle remplit avec carafe posée sur une table de nuit. Puis elle s’assit à côté de Naim et l’aida à relever la tête pour boire. Aussitôt, la Naytaine se sentit mieux. Pourtant ce simple geste l’épuisa. Elle se laissa aller contre la poitrine de sa soigneuse qui ne s’en formalisa pas. Un corps ferme malgré sa sveltesse, et froid : une stoltzin. Elle pensait savoir où elle se trouvait. Elle préféra vérifier.

— Où suis-je ? demanda-t-elle.

Elle avait posé la question en yriani, mais c’est en helariamen qui l’inconnue répondit.

— À Boulden, au consulat de l’Helaria.

— Et Saalyn ?

— Elle explore la ville. J’ignore ce qu’elle fabrique, mais elle court partout. Affaire de guerrier libre peut-être.

Naim ferma les yeux. Elle était très fatiguée. Son infirmière le remarqua.

— Je vais vous laisser dormir. Vous avez besoin de vous reposer.

— Combien de temps ?

— Que vous êtes ici ? Dix-huit jours.

Dix-huit jours. Que de temps perdu à cause d’une simple maladie !

— Vous avez de la chance, dit la stoltzin en s’éloignant, vous étiez en bonne santé, bien nourrie. Vous vous êtes remise. Dans la principauté, une personne sur douze est déjà morte. Et si on va voir dans les quartiers pauvres de la ville, ça monte à une sur quatre.

Cela confirmait ce qui se passait en Orvbel, qui ne comptait quasiment aucun décès dans le palais, mais subissait une véritable hécatombe en dehors.

— Si cette épidémie était arrivée à un autre moment que pendant une pénurie de nourriture, elle n’aurait laissé que peu de traces, reprit l’infirmière.

Puis elle sortit, refermant derrière elle.

Le surlendemain, ce fut le bruit de la porte qui s’ouvrit qui la réveilla. Naim ouvrit les yeux pour découvrir Saalyn qui entrait.

— Vous ne dormez pas, constata-t-elle, c’est parfait.

Naim grogna. Elle voulait répliquer, mais elle renonça.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Saalyn.

— Je suis fatiguée.

— Dans ce cas, je vais vous laisser vous reposer. Vous devez être en forme pour repartir. Je ne tiens pas à ce que vous refassiez une rechute sur la route.

Naim se contenta de fermer les yeux pour acquiescer. Elle l’entendit faire du bruit juste à côté d’elle puis elle sentit le matelas s’enfoncer. Saalyn, au lieu de sortir de la chambre, s’allongeait à côté d’elle. Elle tourna la tête vers elle, intriguée. La guerrière libre avait enlevé ses vêtements, ne gardant que sa culotte.

— J’ai aussi besoin de dormir un peu, expliqua-t-elle.

— Ici ?

— Le consulat accueille les malades de l’épidémie. Il n’y a plus de lits disponibles.

À peine couchée, Saalyn se tourna, dos à la Naytaine, se blottissant frileusement dans les draps. Elle ne tarda pas à s’assoupir. Naim l’imita peu après.

Tous les matins, Saalyn partait à l’aurore et rentrait le soir. Elle revenait toujours assez tôt pour aider Naim à procéder à sa toilette, ce que cette dernière apprécia. Le personnel qui s’occupait d’elle quand Saalyn s’absentait changeait chaque fois en fonction des disponibilités. Il arrivait que ce soit un homme qui la prenne en charge. Toutefois, une fois guérie, elle reprit rapidement des forces et il ne fallut que huit jours à Naim pour qu’elle se sentît capable de reprendre la route. Saalyn ajouta deux jours par sécurité. C’est ainsi que presque un mois après leur arrivée dans le consulat, elles repartirent.

Alors qu’elles équipaient leurs hofecy, dans une écurie proche de la légation, Saalyn donna les dernières explications à Naim.

— Pendant votre maladie, j’ai exploré toute la ville en vain. Personne ne se souvenait d’une troupe nombreuse qui serait passée par ici il y a quatorze ans. Et puis, il y a dix jours, quelqu’un s’est présenté spontanément au consulat. Lui, il se souvenait.

— Et il s’est pointé comme ça ! Juste pour aider ! objecta Naim.

— Non bien sûr. Il n’a lâché l’information que moyennant finances. Ça m’a coûté deux cels.

— Ce prix me paraît bien faible. L’information est-elle fiable ?

— Non, mais elle dénote une certaine cohérence. Il n’est pas un témoin oculaire de leur passage, mais a rencontré quelqu’un qui l’a été. Les ravisseurs se sont rendus directement au port sans faire d’escale en ville. Un passeur les a vus. Il est possible que nous trouvions d’autres informations là-bas. Qui sait, peut-être que ce passeur exerce toujours. Le travail demande une certaine expérience longue à acquérir et ils sont bien payés. Ils peuvent rester longtemps en place.

Naim hocha la tête.

— Quatorze ans c’est long quand même, fit-elle remarquer. Presque la moitié d’une vie.

— C’est vrai que vous avez une vie courte, vous autres humains.

— Ce n’est pas la longueur qui compte, mais ce qu’on en fait.

— Comme par exemple, commettre un meurtre pour le compte d’un état esclavagiste.

Naim se renfrogna.

— Croyez bien que j’ai regretté ce geste, je le regrette encore.

— Je n’en doute pas, répliqua Saalyn. Maintenant en route.

La traversée du marécage qui reliait Boulden à l’Unster se faisait par une avenue large et bien entretenue qui le surmontait de presque une perche. Elle ne protégeait cependant pas des effluves nauséabonds qui s’exhalaient de la fange. La principauté s’était lancée d’un processus pour purifier les eaux, mais il faudrait des décennies pour qu’il aboutisse et pour le moment, les travaux engagés n’avaient produit aucun effet sur la salubrité des lieux. Aussi, quand elles atteignirent le port, qu’un souffle descendant de la vallée de l’Unster nettoyait des miasmes les plus prégnants, les deux femmes furent soulagées. De temps en temps, des relents leur provenaient de cette zone morte, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’elles avaient subi un instant plus tôt.

Le port de Boulden était construit sur une bande de terre très allongée qui s’étendait sur plus d’une longe du nord au sud. Dessus, quelques bâtiments abritaient tous les services, la garde bien sûr, mais aussi des entrepôts, des auberges, des hôtels. Un petit village s’y était installé. Les quais eux-mêmes s’étiraient dans le lit du fleuve. Quelques bateaux s’y arrêtaient et on retrouvait toutes les nationalités. Les magnifiques vaisseaux du Mustul côtoyaient les fiers catamarans helarieal. Même des navires originaires de l’Orvbel y étaient amarrés. Et on voyait bien la différence entre ceux construits il y a plus de dix ans et les derniers tous juste sortis des chantiers navals. S’ils étaient loin de rivaliser avec ceux de leurs conquérants, ils s’étaient bien perfectionnés. Contrairement aux anciens pirates qui avaient misé sur la vitesse, les Orvbelians avaient favorisé une grande capacité. Ils produisaient des navires ventrus sans charme. Mais depuis peu, ils arrivaient à leur donner une certaine esthétique.

Toutefois, ce n’était pas les bateaux qui intéressaient des deux voyageuses, mais le bac. La position de Boulden juste au pied du plateau d’Yrian en avait fait un point privilégié pour traverser le fleuve. Plus bas, sa largeur qui augmentait encore rendait l’opération plus délicate. Plus haut, les falaises l’interdisaient totalement. C’était ce bac qui enrichissait le pays, plus que le port qui n’était qu’une conséquence du bac. L’embarcadère se trouvait au nord de la bande de terre. Ce fut là-bas que Saalyn et Naim se dirigèrent.

Chaque fois que Saalyn se rendait à Boulden, elle logeait en ville. Le bac ne représentait qu’un point de passage. Elle n’avait pas l’habitude de fréquenter les auberges qui bordaient le quai. Mais ce jour-là était différent. Elle venait à la pêche aux informations. Aussi elle attacha sa monture à l’entrée de la première. Naim l’imita. Elle allait rentrer quand la Naytaine l’interrompit.

— On peut les laisser sans surveillance ?

— La prospérité de Boulden dépend de la sécurité des voyageurs. Et puis, qui s’en prendrait à des hofecy.

Saalyn avait raison, leurs lézards-dragons ne risquaient rien. Saalyn entra dans l’auberge. Elle n’était pas faite pour dormir, mais pour patienter le temps que leur tour de prendre le bac arrive. Il y avait bien des chambres, au cas ou un voyageur aurait raté la dernière rotation, mais elles étaient petites et peu nombreuses. Ceux qui restaient plus longtemps étaient invités à se rendre en ville, de préférences en y dépensant un maximum d’argent. En revanche, les tables étaient nombreuses et petites. Si les gens n’y restaient pas, les transactions y étaient nombreuses. Saalyn selectionna l’une d’elle, un peu à l’écart et s’installa de façon à surveiller la porte. Naim s’installa en face d’elle.

— Et maintenant ? demanda-t-elle.

— On patiente. En ville, j’ai fait courir le bruit que je cherchais des renseignements. Les filets sont lancés, on va voir ce qu’on ramène.

— Et si personne ne vient ?

— Quelqu’un viendra. Mais on n’est pas obligée de rester passive en attendant. Regarde et apprends.

Elle leva la main pour attirer l’attention du maître des lieux qui ne tarda pas à venir.

— Vous désirez ? s’enquit-il.

— Que proposez-vous ?

— Bière yriani, hydromel helarieal ou vin naytain.

— Une bière, réclama Naim.

— Du vin de Burgil ? s’informa Saalyn.

Le barista écarta les bras pour manifester son dépit.

— Hélas, Burgil est loin. Son vin est cher et je ne suis qu’un petit établissement. Le mien vient de Tolos.

— Dans ce cas, je prendrais aussi une bière.

— Cela fera vingt centimes.

— Qu’acceptez-vous comme argent ?

— Cels yrianii, mark salirianer, drirjety helarieal, écus naytains ainsi que toute forme de monnaie en métal.

Saalyn sortit une pièce de sa poche de poitrine et la posa sur la table.

— Ceci conviendrait ?

L’aubergiste ouvrit les yeux d’étonnement. La somme exposée devant lui était trop importante. Mais surtout, elle ne ressemblait pas à l’argent qu’il rencontrait habituellement. Il prit la pièce et l’examina en détail.

— Un cel frappé aux armes de Miles ! s’écria-t-il. Cela fait longtemps que je n’en avais pas vu. Je croyais que le roi les avait tous récupérés et refondus.

— Il en reste quelques-uns, répondit Saalyn.

Après l’avoir retourné dans tous les sens, il le restitua à la guerrière libre.

— Je ne peux pas l’accepter, vu sa valeur et sa rareté, vous pourriez acheter toute mon auberge avec. Je ne pourrais jamais vous rendre la monnaie.

Déstabilisé par ce qu’il venait de voir, il regagna son comptoir afin de chercher les consommations commandées, sans réclamer son dû.

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