XXIV. Boulden - (2/2)

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Un instant plus tard, un homme apportait un plateau et déposa les verres devant les deux femmes. Seulement, au lieu de repartir, il s’installa sur une chaise libre.

— Ainsi vous enquêtez sur les événements de Miles, attaqua-t-il.

— Que savez-vous sur Miles et ce qui s’y est déroulé ?

— Que cherchez-vous exactement ? Ce n’est pas très sain de remuer le passé.

Ignorant la menace implicite, Saalyn continua :

— Vous connaissez la guerrière libre Ksaten ?

— Ouais ! J’ai entendu dire qu’elle a morflé lors de la bagarre.

— La prison de la ville a été détruite et elle avait contribué à son remplissage. Quand les fuyards sont tombés sur elle, ils se sont défoulés.

— C’est vrai qu’ils l’ont découpée en morceaux ?

Un sourire malsain éclaira le visage de l’homme à l’idée de ce qu’ils avaient infligé à la stoltzin autrefois. Saalyn éluda la question.

— J’enquête sur les exactions dont elle a été l’objet. Je recherche les hommes qui lui ont fait cela. Un groupe d’une vingtaine de truands avec des gueules patibulaires, surarmés, sur des chevaux, cela ne passe pas inaperçu.

L’inconnu recula dans sa chaise.

— J’ai peut-être vu quelque chose.

Puis il se tut. Il attendait les propositions. Saalyn dénoua sa bourse et en tira dix pièces d’un cel sans quitter le regard de leur informateur. Devant son absence de réaction, elle doubla là mise. Il daigna enfin se détendre.

— Je veux voir la pièce, requit-il.

Elle hocha la tête et ouvrit la poche de poitrine. L’homme ne perdit pas de vue son acte. Il se passa la langue sur les lèvres de nervosité, ou d’excitation. Saalyn tint le petit disque de cuivre entre le pouce et l’index à la vue de l’homme. Mais quand il tendit la main pour le prendre, elle referma les doigts dessus.

— Maintenant, tu parles, ordonna-t-elle.

L’informateur regarda la table devant lui, vide. Comprenant le message implicite, elle fit glisser sa choppe jusqu’à sa place et appela le tenancier pour obtenir une nouvelle bière. Il se désaltéra d’une longue gorgée avant de reposer la boisson et de pousser un soupir de satisfaction.

— Ça remonte à une quinzaine d’années, dit-il, au moment de la chute de Miles. C’était une bande de cavaliers, ils étaient un peu plus d’une douzaine. Je m’en souviens parce qu’ils portaient les écussons d’Elmin. Mais si ça avait été le cas, pourquoi fuir ? Ils venaient de gagner la guerre après tout. Ils étaient les vainqueurs.

— Peut-être un groupe voulant voyager tranquillement à travers un pays en guerre, suggéra Naim.

Saalyn adressa un signe discret à sa consœur pour lui signifier de se taire.

— C’est exactement ce que je me suis dit, reprit-il sans se démonter. Une escouade de cavaliers Milesites mettant en sécurité les héritiers du duc.

— Les héritiers ? intervint Saalyn.

— Ils escortaient des enfants. Trois. Deux fillettes et un bébé.

Saalyn exultait. Elles étaient sur la piste. Elle avait de la chance, quand elle avait enquêté, elle n’avait rien trouvé.

— Et vous les avez aperçus ici, au port ?

— Non, j’étais déjà passeur à l’époque. Je me trouvais en face, au débarcadère de la rive opposée.

Encore mieux. Il avait pu voir dans quelle direction ils étaient partis, même si elle avait peu de doute. Et cela expliquait pourquoi elle l’avait raté la première fois, il se trouvait de l’autre côté du fleuve, inaccessible.

— Donc ils ont traversé ici. Et une fois sur la grande route, vers où ont-ils continué ?

L’homme s’enfonça dans son siège et croisa les bras sur sa poitrine. Sans chercher à discuter, Saalyn déposa un nouveau tas de pièces devant lui. Son pot-de-vin atteignait déjà une trentaine de cels, un mois du salaire d’un journalier. Mais il ne broncha pas et Saalyn fut obligée d’en remettre.

— Ils sont partis vers le nord en direction de Karghezo, dit-il enfin.

— Merci.

Elle rajouta quelques pièces et commanda une nouvelle tournée pour eux trois.

— Et donc, dit-elle entre deux gorgées, vous avez reconnu l’armée régulière d’Yrian à leurs écussons. Comment savez-vous que ce n’étaient pas des pillards qui avaient récupéré des chevaux sur le champ de bataille ?

— À leurs armes. Ils étaient bien équipés. Tous possédaient une lance, un écu et une dague fixée à la ceinture. Et leur fourniment était trop bien entretenu. Leurs armes avaient été nettoyées et aiguisées depuis leur dernier affrontement.

— Donc pas des pillards venant de les ramasser sur les champs de bataille. Et pourquoi êtes-vous si sûr qu’il s’agissait malgré tout de Milesites ?

— J’ai vu passer des centaines d’Yrianii au cours de ma vie. Ceux-là ne venaient pas du nord du pays. Ils avaient le teint mat et les cheveux noirs de ceux du sud.

En fait, l’homme n’avait jamais croisé d’Alminatii. Ethniquement proches, les habitants de Miles et d’Elmin ne se distinguaient pas les uns des autres. C’est pour cela qu’ils avaient créé ensemble le royaume d’Yrian. Mais Miles s’était occupée des conquêtes vers le sud et les cités libres de l’Ocarian alors qu’Elmin s’était tourné au nord. Ils avaient annexé Sernos et ses ponts, ils n’avaient pas besoin du bac de Boulden pour traverser l’Unster. Quand ils envoyaient des gens dans le sud, c’était souvent des étrangers qu’ils avaient recrutés. Ces cavaliers qu'il avait transportés pouvaient aussi bien être de l’un ou l’autre bord, voire d’un troisième groupe. Des Alminatii ramenant les héritiers du duc au roi n’auraient rien eu de surprenant. De même que des Milesites qui auraient réussi à fuir avec ceux qui étaient maintenant leurs souverains non plus. Mais dans les deux cas, qu’étaient-ils devenus ? Falcon n’aurait pas manqué de se vanter d’avoir capturé la descendance de son ennemi. Et les Milesites auraient érigé ces héritiers en figure de proue d’une reconquête. Il restait la possibilité d’un troisième groupe qui se serait fait passer pour des Yrianii. S’emparer des petites comtesses lui permettrait de revendiquer en leur nom l’ancien duché de Miles, soit la moitié sud du plateau d’Yrian, une des zones les plus riches du pays. Le fait qu’une des fillettes se soit retrouvée en Orvbel lui faisait pencher pour cette troisième solution.

La journée s’était révélée satisfaisante à plus d’un titre. Elle déposa quelques cels supplémentaires sur la table.

— Je vous remercie de ces informations, dit-elle.

L’homme comprit qu’elle lui signifiait son congé. Il s’empara des pièces qu’il fit disparaître dans une de ses poches. Puis il se leva et quitta les deux femmes.

— Vous avez l’air bien contente, fit remarquer Naim.

— Il m’a donné des renseignements bien utiles.

— Quand même, je trouve qu’il est passé bien opportunement. C’est un coup de chance qu’il se soit trouvé là en même temps que nous.

— Je vous ai dis qu’un témoin était venu au consulat. Je savais où trouver cet indicateur et quand. Je n’ai eu qu’à l’inciter à nous aborder.

— Je comprend mieux. Vous ne comptez pas sur la chance, mais vous la provoquez. Ça vous a quand même coûté une belle somme.

— Ça valait le coup.

— Mais comment faisiez-vous, avant, quand la Pentarchie avait peu d’argent, pour payer vos informateurs ?

— Je payais autrement.

Comme Saalyn ne continuait pas, Naim insista.

— Comment procédiez-vous ? Je pourrais avoir besoin d’y faire appel.

Saalyn s’accouda à la table et posa son menton sur ses mains croisées. Elle fixa son regard de reptile sur Naim, ce qui la mit mal à l’aise. En temps normal, elle pouvait faire fi de cette étrangeté, mais pas sur le moment.

— Travailler avec Meton, à mes débuts, présentait deux avantages. La première c’est qu’il était très habile de ses mains. Pendant nos bivouacs, il fabriquait plein de petits objets, ou préparait des peaux que l’on pouvait vendre en ville. Sa deuxième qualité qui vous manque était son mutisme ; quand on ne répondait pas à une question, il n’insistait pas.

Naim regrettait d’avoir posé la question. Mais Saalyn continua.

— Meton rapportait pas mal d’argent à notre groupe. Mais ce n’était pas suffisant. C’était donc à moi de trouver le reste. Mes talents de chanteuse me permettaient souvent d’obtenir un repas gratuit, parfois une chambre, mais ils étaient rarement payés en espèce. Seulement, je ne possédais pas que ma voix comme atouts. J’étais aussi une belle femme. Et ça, c’est monnayable. Je finançais donc mes expéditions en louant mon corps. Ça vous choque ?

— C’était une période difficile, essaya Naim en tant qu'excuse.

— Et pourtant qu’est ce que je ne donnerais pas pour revenir à cette époque, avant que les feythas ne saccagent notre monde ?

Ce coup ci, la discussion était close. En se levant, Saalyn laissa quelques pièces de pourboire sur la table.

Pendant qu’ils rejoignaient leurs montures, Naim brisa le silence qui s’était installé.

— Je suppose que vous avez décidé d’une suite à nos opérations.

— Que feriez-vous si vous étiez à ma place ?

Naim n’eut pas beaucoup à réfléchir, la réponse était évidente.

— J’irai à Karghezo et j’enquêterai sur place. Un groupe important comme eux, même aussi longtemps après, cela doit se remarquer.

— En fait, nous allons bien nous rendre à Karghezo, mais pas pour enquêter. Je l’ai déjà fait autrefois, et cette troupe n’y est pas passée.

— Mais où ? Il n’y a aucune grande ville entre Karghezo et Ruvyin ?

— S’ils voulaient se montrer discrets, ils n’allaient pas traverser la plus grande ville du coin, expliqua Saalyn. Ils ont dû prendre les petits chemins qui mènent aux exploitations minières pour la contourner.

— Mais il doit y en avoir des dizaines.

— Par chance, Karghezo est construite très au sud du plateau d’Yrian oriental. Il existe peu de routes minières entre lui et la frontière sud du royaume. Et la plupart sont récentes. Une seule existait à l’époque. Elle menait à une mine d’or épuisée depuis quelques années à peine. Donc une voie très discrète pour un groupe en fuite. Maintenant, ce ne serait plus possible, des chaufourniers ont réoccupé les habitations.

— J’ai comme l’impression que vous l’avez déjà explorée.

— En effet. Mais ce que j’y ai trouvé avait une origine militaire. Comme je le disais, la mine fonctionnait encore peu avant et le royaume y entretenait une petite troupe de surveillance, au cas où un nouveau filon aurait été découvert, ce qui n’est jamais arrivé. Et à cette époque, j’ignorais que ceux je poursuivais s’étaient déguisés en soldats yrianii.

— D’accord, mais ils seraient allés où ? Nous allons suivre leur trace vers le nord, mais une des fillettes s’est retrouvée en Orvbel, dans la direction opposée.

— De toute façon, ils ne pouvaient pas prendre la route du sud. Cela les aurait obligés à traverser l’Helaria. Avec trois prisonniers, ils auraient été interceptés. Non je vois deux passages, par le Sangär et par la Nayt. Il reste aussi la voie fluviale, un bateau les attendant sur les bords de l’Unster entre le nord du plateau et l’Onus, ou directement dans l’embouchure de l’Onus.

— Et pourquoi pas plus au nord ?

— Parce qu’il faut traverser l’Onus. Et cet affluent très large ne peut l’être que par le pont, payant et surveillé. Or j’ai vérifié, aucun groupe important n’y est passé. Par contre, en longeant la rive gauche de l’Onus, on finit par arriver en Nayt. Et en Nayt, des cavaliers avec des prisonniers ne choqueraient personne.

— Et de la Nayt, comment rejoindre l’Orvbel sans traverser le Sangär ?

— On n’a même pas besoin d’aller jusqu’en Nayt. Une route commerciale part du Comptoir Neuf et rejoint les rives de la rivière Orvbel. À partir de là, on peut descendre le cours jusqu’en Orvbel, soit continuer jusqu’au Lumensten. Les Sangärens ne touchent pas aux convois qui parcourent ce trajet. Ils ont même construit un établissement sur le bord du fleuve.

Naim avait saisi que Saalyn ne l’aimait pas. Et pourtant, elle lui dispensait ses explications, la formant à l’instar d’une disciple. Tout en lui emboîtant le pas, elle réfléchissait à ce paradoxe. Elle se rendait compte qu’elle ne comprenait pas la stoltzin. Son peuple ressemblait tant aux humains qu’on avait tendance à les traiter comme tels, mais en réalité, ils étaient fondamentalement différents.

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