XXV. Ard

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Deirane se précipitait de toute la vitesse que lui permettaient ses jambes en direction de l’aile des eunuques. Loumäi la précédait pour lui dégager le passage. Parfois, ils croisaient un membre du personnel. La commisération qu’ils éprouvaient refermait leur visage. Mais Deirane ne voyait rien tant les larmes lui emplissaient les yeux. La porte de la petite infirmerie resta close. Elle s’acharna sur la poignée en criant. Un eunuque lui saisit la main et l’immobilisa.

— Il est dans sa chambre, lui expliqua-t-il.

— Merci, dit Dursun.

Elle se pencha sur son amie.

— Tu sais où elle se trouve ?

Deirane hocha la tête. Elle guida sa compagne vers l’escalier pour atteindre le quatrième étage où se situaient les cellules individuelles. Celle d’Ard était tout au fond, en face de celle de Chenlow. Elle frappa et entra sans attendre d’invitation.

En découvrant son mentor, allongé sur son lit, sa première réaction fut le soulagement de le découvrir encore vivant. Puis son immobilité l’inquiéta.

— Ard ! cria-t-elle.

Elle se précipita vers lui, s’arrêtant au bord du lit. En temps normal, un simple drap aurait recouvert son corps décharné. Le mauvais temps qui régnait depuis peu avait obligé à le compléter d’une couverture.

— La pièce n’est pas assez chaude, s’écria Deirane. Il faut lui rajouter une couverture, vous entendez comment il respire ?

En effet, la respiration du vieillard était sifflante, comme si ses bronches étaient bouchées.

— J’y vais, proposa Loumäi.

Elle allait quitter la chambre à la recherche des couvertures quand un eunuque s’encadra dans la porte. Il la retint par le bras pour l’empêcher de sortir. Elle tenta de se dégager, mais la poigne de l’homme était solide. Elle leva la tête, reconnaissant Daniel, son amant. Elle cessa de se débattre.

— Une couverture de plus ne servira à rien, dit-il, il fait bien assez chaud. Ce n’est pas le froid qui est responsable de son état.

Deirane tourna le regard vers lui avant de ramener son attention sur Ard.

— Bonjour, Daniel, que lui arrive-t-il ?

— La même chose qu’à beaucoup de gens ces temps-ci. La maladie.

— Elle a atteint le palais ?

— Tu es bien placée pour le savoir, fit remarquer Dursun.

— Ce n’est pas bien grave. Ici, on est bien nourri, on n’en meurt pas.

Daniel ne dit rien, mais Dursun avait compris le fond de sa pensée. Et certainement Deirane aussi, même si elle ne voulait pas l’admettre. Il était vieux, très vieux. Et faible. Il y avait des chances qu’il n’eût pas la force de combattre le mal.

Ard ouvrit les yeux. Il les tourna vers Deirane. Ses lèvres esquissèrent un sourire.

— Bonjour jolie demoiselle, la salua-t-il d’une voix ténue ?

Deirane le regarda, un peu affolée.

— Tu ne sais plus qui je suis ?

— Bien sûr que je sais qui tu es. Tu ne peux pas me laisser imaginer un instant que j’ai atteint le paradis, entouré des vierges que me promet ma religion.

La jeune femme lui sourit.

— Apparemment, tu ne vas pas si bien que ça ; je ne vois aucune vierge dans cette pièce.

— Techniquement, je le suis, intervint Dursun.

— Toi, alors que tu as fait plus souvent l’amour que moi.

— Qu’avec des femmes, ce qui me laisse techniquement vierge.

— Mais pas moralement.

Tout en regardant les deux amies chahuter, Daniel enlaça sa compagne qui se blottit confortablement entre ses bras. Un léger sourire illuminait le visage de la jeune femme. Finalement, elle ne s’en sortait pas si mal. Dans le harem, les concubines étaient soumises aux désirs du roi et les eunuques étaient privés de leurs attributs virils. Les domestiques par contre, étaient libres de leur vie et disposaient de leur corps à volonté. Une fois leur travail achevé, elles pouvaient faire ce qu’elles souhaitaient, mener les activités qui leur plaisaient et se donner à qui elles voulaient. Une place de domestique dans le harem était une sinécure, même si techniquement, elles étaient esclaves.

— Mesdemoiselles, appela Ard.

Comme Deirane et Dursun chahutaient encore, il répéta son appel. Sa voix trop faible ne parvenait malheureusement pas à atteindre les deux jeunes femmes. Ce fut Daniel qui les interrompit de sa voix grave.

— Mesdemoiselles, Soleil Ardent cherche à vous parler.

L’usage de son nom complet déclencha chez Ard une crise de rire qui se transforma en quinte de toux. Mais au moins, l’objectif était atteint. Elles s’étaient tues.

— Ça fait longtemps qu’on ne m’avait pas fait appelé comme ça, s'amusa-t-il quand sa toux se fut calmée.

Deirane se pencha vers lui, la voix de son mentor était si faible qu’elle préférait qu’il n’eût pas à forcer dessus.

— Alors, demanda-t-elle, que veux-tu nous dire ?

— Vous pourriez parler plus silencieusement ?

Deirane se releva, légèrement vexée.

— Tu veux qu’on parte ?

— Non, mais je suis un peu fatigué. J’ai besoin de me reposer.

— Bien sûr, excuse-moi.

Deirane se tourna vers ses compagnons.

— Ard doit se reposer. Je vais rester seule avec lui. Vous autres, rentrez dans vos quartiers.

— Bien sûr, répondit Daniel.

Mais le visage de Dursun devint soudain triste.

— Je ne peux pas rester ? supplia-t-elle d’une toute petite voix.

Deirane ne put lui résister.

— Si tu veux, céda-t-elle. On va rester toutes les deux. Le lit est assez grand pour trois. Surtout que ni toi ni moi ne prenons beaucoup de place.

Elle ne l’ajouta pas, mais Ard non plus ne prenait plus beaucoup de place. Il avait tellement maigri ces derniers mois. Les muscles qu’il possédait encore quand Deirane l’avait connu avaient disparu. En lui, ne subsistait plus aucune trace du bel homme qu’il avait été dans sa jeunesse, il y avait si longtemps.

Les mouvements de la domestique quittant la pièce attirèrent l’attention de Deirane.

— Loumäi, tu t’occupes des enfants pendant mon absence, lui lança-t-elle.

— Madame, répondit Loumäi.

En suggérant par cet ordre qu’elle risquait de ne pas accomplir ses devoirs, Deirane avait vexé la domestique, ce qui expliquait sa réaction solennelle, qu’elle n’utilisait que quand il y avait du monde autour d’elles. La concubine essaya de rattraper le coup.

— Excuse-moi, je sais bien que tu le feras. Mais je n’ai qu’une confiance limitée dans nos trois nouvelles recrues. Et Sarin n’a aucune autorité. Fais-leur bien comprendre qu’en mon absence, c’est toi qui commandes.

— Une odalisque ne commande pas à des concubines, protesta-t-elle.

— Toi si ! Et si elles protestent, je réglerai ça à mon retour.

Loumäi s’était amadouée. Elle envoya un sourire à Deirane avant de fermer la porte derrière elle et de se lancer à la poursuite de son amant qui l’attendait un peu plus loin.

Une fois qu’elles furent seules, Deirane proposa à Dursun :

— Tu t’installes de l’autre côté.

La jeune femme acquiesça d’un mouvement de tête et contourna le lit. Elles s’assirent sur le lit et s’allongèrent à côté du vieillard qu’elles enlacèrent de leurs bras croisés. Deirane appuya sa tête contre son épaule. Elle aurait préféré la poser dessus, mais il était si maigre. Elle avait peur de lui faire mal. En revanche, Dursun n’hésita pas. Ard baissa les yeux sur les deux jeunes femmes blotties contre lui, un sourire aux lèvres.

Elles somnolaient depuis un petit moment quand il fut pris d’une quinte de toux. Au début, Deirane ne s’en inquiéta pas. Il toussait beaucoup du fait de sa maladie. Et c’était le cas de beaucoup de monde au palais depuis le début de l’épidémie. Mais comme celle-là durait, elle s’inquiéta. Elle se redressa sur un coude pour mieux le voir. Elle remarqua les gouttes de sang, petites, mais nombreuses, qui constellaient les draps devant sa bouche. Elle secoua Dursun.

— Va chercher de l’aide ! ordonna-t-elle.

Le ton affolé de son amie la réveilla totalement. D’un regard, elle évalua la situation. Elle descendit du lit, remit ses pantoufles et sortit de la pièce.

La jeune femme ne tarda pas à revenir, en compagnie de deux eunuques, dont un soigneur. En temps, Deirane s’était assise sur le bord du lit pour aider Ard à se redresser.

— On s’en occupe, dit l’un d’eux.

Il soulagea Deirane de son fardeau. Pendant que l’autre glissait un coussin dans le dos du malade. Cette position sembla faciliter sa respiration, sa quinte de toux se calma. Pourtant, elle restait sifflante. Un des hommes lui essuya les lèvres.

De leur coin, Deirane et Dursun les observaient, effrayées par l’état de leur mentor. Quand les eunuques s’écartèrent, Deirane se rapprocha.

— Comment va-t-il ? demanda-t-elle.

— Il est malade, vous savez, répondit un eunuque.

— Je sais, mais va-t-il s’en remettre ?

— Difficile à dire, maintenant, si vous pouviez nous laisser. Nous devons procéder à sa toilette.

— Je vais vous aider, déclara-t-elle péremptoire.

Ard se tourna vers elle.

— Deirane, respecte la pudeur d’un vieil homme, la sollicita-t-il doucement.

Elle hocha tristement la tête, puis elle sortit, entraînant Dursun à sa suite.

Quand les eunuques quittèrent la chambre, ils furent à peine surpris de trouver Deirane assise par terre contre le mur. Dursun s’était installée à côté d’elle, la tête appuyée sur son épaule. Quelqu’un s’était occupé d’elles comme en témoignaient les tasses de thé encore fumantes posées juste à côté d’elles sur tablette pliante. Elles n’y avaient pas touché.

En les voyant, Deirane repoussa délicatement son amie et se leva.

— Alors, comment va-t-il ? demanda-t-elle.

— Pour le moment, il se repose, répondit le soigneur.

— Je peux le voir ?

— Il vaudrait mieux le laisser dormir. Repassez plus tard.

Elle resta immobile, ne sachant quelle décision prendre. Ce fut la main tendre de Dursun sur son épaule qui la ramena à la réalité.

— Vous avez raison. Je reviendrai ce soir.

Mais elle ne bougea pas davantage. Son regard restait fixé sur la porte de la chambre de son mentor, même après que les deux eunuques étaient retournés vaquer à leurs affaires.

Il fallut attendre l’arrivée de Chenlow pour qu’elle réagît. Il prit délicatement le poignet de la jeune femme pour la forcer à se tourner vers lui.

— Va te reposer, lui ordonna-t-il. Tu ne lui es d’aucune utilité comme ça.

Elle leva la tête vers lui. L’eunuque avait bien vieilli depuis son arrivée. Le beau visage empreint de dignité était maintenant marqué par les rides. Cette crise l’usait, lui aussi. Faire fonctionner le harem en cette période épuisait ses ressources. Sans compter la mort de Cali, quelques mois plus tôt, qui l’avait beaucoup affecté. Elle savait qu’il était vieux, mais jamais elle n’en avait pris conscience à ce point. Il avait besoin de prendre sa retraite. Mais il n’y en aurait jamais pour lui. Seule sa mort lui permettrait de déposer son fardeau. Sa mort, ou celle de Brun. Pour ne pas rajouter à ses soucis, elle ne s’opposa pas à lui.

Dursun attrapa la main de son amie et l’entraîna à sa suite vers la sortie.

— Deirane ! l’interpella soudain Chenlow.

Les deux femmes se tournèrent vers lui. Pour que l’eunuque utilisât le vrai nom de la jeune femme et pas celui que Brun lui avait imposé, il devait avoir des choses graves à lui dire.

— Tu dois te préparer, annonça-t-il. Il est vieux et faible. Cette maladie, il ne s’en sortira pas.

— Non, protesta-t-elle en secouant la tête.

— Combien de temps lui reste-t-il ? demanda Dursun.

— D’après le médecin, il ne passera pas la nuit.

— Non ! répéta Deirane.

En deux pas, il les rejoignit. D’une main sous le menton, il leva le visage de Deirane vers lui. Du pouce, il essuya les larmes qui coulaient le long des joues. C’était une adolescente qui était arrivée dans le harem. Au cours des années, elle était devenue une femme. Mais devant lui, en cet instant, il ne voyait qu’une fillette terrorisée par la disparition prochaine de celui qui avait remplacé le père auquel on l’avait arrachée. Il enlaça son corps frêle et la serra contre elle. Surprise face à la tendresse inattendue du chef des eunuques, elle craqua. Les larmes se déversèrent. Elle tenta de dire quelque chose, mais ne parvint qu’à hoqueter.

— Je sais, dit-il simplement. Il ne sera bientôt plus là. Mais moi, je vais rester encore longtemps.

Il tourna son visage vers Dursun. La chanceuse avait également le visage baigné de larmes.

— Toi aussi tu l’aimais, dit-il.

Il tendit un bras vers elle.

— Je suis assez large pour vous deux.

Elle se précipita vers lui et enfouit son visage dans sa poitrine. Il resta longtemps à réconforter les deux jeunes femmes.

— Cette nuit, je reste avec lui ! déclara Deirane.

— Bien sûr.

Quand Chenlow quitta la chambre, Deirane et Dursun reprirent leur place auprès du vieillard, chacune d’un côté et se blottirent contre lui.

C’est entouré des deux personnes qu’il aimait le plus que dans la nuit, Ard cessa de respirer.

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