XXXIII. Le Sangär - (1/3)
L’Yrian oriental était un territoire mortel. Soumis à des pluies de feu abondantes que ne venaient diluer aucune source d’eau saine, il était déconseillé de voyager hors des routes. La voie principale qui reliait Karghezo à la capitale Sernos était orientée du nord au sud, ce qui ne convenait pas à Saalyn qui voulait aller vers l’est. Heureusement, les nombreuses exploitations minières qui parsemaient le plateau permettaient d’avancer assez loin dans la bonne direction sans sortir des zones protégées. Si aucune de ces routes ne rejoignaient le Sangär, elles permirent aux voyageurs de bien progresser.
Le chemin étant facile à suivre, Saalyn ne jugea pas utile de guider sa troupe. Elle préféra rester en arrière, seule avec sa mère.
— Où as-tu dégoté une telle femme ? demanda Hylsin. Les Naytains sont grands, mais elle, elle bat le record absolu.
Saalyn jeta un bref coup d’œil sur le dos massif de Naim qui chevauchait quelques perches devant elle.
— Tu serais surprise, répondit Saalyn.
— J’ai hâte.
— C’est une guerrière libre Orvbeliane.
— Une quoi ?
Saalyn allait répéter. Sa mère fut plus prompte à reprendre la discussion.
— Cela devait arriver un jour. Il n’y a aucune loi qui interdise aux autres pays de nommer des guerriers libres. Nous n’avons pas le monopole de la fonction. Mais l’Orvbel ! Pourquoi eux ?
— Parce que Brun est malhonnête. Il comptait utiliser notre prestige pour faciliter la tâche des siens. Il envisageait de détourner les traités que nous avions signés pour son usage personnel.
— Et Wuq accepte ça ?
— Il ne lui a pas dit.
— Je vois. Et que fait-elle à tes côtés dans ce cas, sa présence met en l’air toute la stratégie de l’Orvbel.
— Elle change de camp. Elle a décidé de trahir Brun au profit de Deirane, une de ses esclaves.
— Deirane, c’est bien cette jeune femme dont tu t’es occupée à l’ambassade d’Helaria ?
— Une enfant plus tôt, corrigea Saalyn. Elle n’était même pas adulte.
— C’est étrange comme prénom. Il est plutôt utilisé dans le sud de l’Yrian, voire en Ocarian. Deirane fait référence à la vallée de la Deira qui abrite le dernier vestige de l’empire Ocarian.
— Maman ! Cela fait plus d’un siècle que je parcours la vallée de l’Unster dans tous les sens. Je suis déjà allée en Deira. Je suis au courant de tout cela. Tu n’as pas besoin de m’expliquer la géographie.
— Je suis désolée si je t’ai vexée. Je faisais juste remarquer que Deirane n’est pas un prénom très courant pour une Yriani.
— Je n’y vois rien d’étrange. Sa mère s’appelle Daisuren, elle est née en Osgard. Elle a pris un prénom provenant de la contrée la plus lointaine de son pays d’origine.
Hylsin hocha la tête.
— Tu as raison. J’ignorais qu’elle venait d’Osgard. Je comprends mieux. Mais, elle n’a pas changé d’identité ? C’est la première chose qu’elles font en général quand elles arrivent dans leur pays d’accueil.
— En Nayt oui. Ce pays a même mis en place une cérémonie spéciale pour accueillir les réfugiées osgardiennes. Officiellement, c’est la cérémonie du nom, mais les Osgardiennes l’ont surnommée leur vraie naissance.
— Un nom bien évocateur.
— En effet. Beaucoup d’entre elles considèrent qu’elles commencent réellement à vivre quand elles arrivent en Nayt. Mais bien peu de réfugiées s’orientent vers l’Yrian et ce royaume n’a rien prévu de particulier pour les accueillir. La plupart gardent leur nom quand elles s’y installent.
— Je suis content que tu aies trouvé cette adolescente à un moment où tu en avais besoin.
Saalyn examina longuement le profil de sa mère.
— Tu es au courant ? demanda-t-elle enfin.
— Que tu es restée prisonnière de l’Orvbel pendant presque un an ? C’était largement connu et discuté en Helaria. Que tu en es sortie dans un état tel que tu t’es planqué pendant des mois avant de réintégrer le monde ? Wotan m’a tout raconté. Après. Une fois que tu as été guérie. Il m’a expliqué les tortures que tu avais subies dans les geôles de l’Orvbel et les difficultés que tu avais éprouvées à t’en remettre. Ce que je regrette c’est que ni toi ni lui n’ayez jugé bon de me prévenir quand je pouvais encore y faire quelque chose.
Intérieurement, la guerrière libre remercia son pentarque de s’être chargé de prévenir sa mère. Elle n’aurait pas supporté sa colère d’avoir été mise à l’écart.
— Comment as-tu pris la chose ? demanda Saalyn.
— À ton avis ? J’ai quand même découvert que Wotan encaissait bien les gifles quand il estimait les avoir méritées.
— Tu as frappé Wotan ?
— Je me serai gênée.
Saalyn ne put s’empêcher de pouffer en imaginant le pentarque avec une trace de main sur la joue.
— Ce qui m’a le plus surpris, c’est Wuq qui a serré les dents en attendant sa correction et qui a été très étonnée de ne rien recevoir.
— Nos pentarques savent assumer les conséquences de leurs erreurs, fit remarquer Saalyn. Celle-là était humiliante, mais pas bien dangereuse.
— C’est ça qui est bien avec eux. La politique les oblige parfois à faire des choses pas très propres, mais ils n’y éprouvent aucun plaisir contrairement à d’autres. C’est pour ça qu’ils sont les meilleurs gouvernants de ce monde.
Saalyn regarda sa mère exprimer sa fierté pour son pays. Elle était née quand ils avaient pris le pouvoir en Helaria. Elle avait contribué à leur nomination. Un instant, elle se demanda pourquoi ce n’était pas Hylsin qu’il avait choisie pour créer les guerriers libres. Elle n’était pas guerrière, mais la principale activité des guerriers libres était l’observation et la réflexion. Dans ces deux domaines, elle était l’une des meilleures. Et en s’adjoignant les services d’une guerrière, comme elle-même l’avait fait à ses débuts, elle aurait pu prendre sa place. Il ne restait que la sensitivité, un sens propre à Saalyn dont Hylsin était dépourvue. Et il était vrai que cette particularité avait bien souvent sauvé la vie de la Saalyn au cours de ses missions. D’ailleurs, Wotan se montrait bien silencieux depuis le commencement de cette enquête. D’habitude, il n’était jamais loin dans ses pensées. Où était-il passé ?
— Revenons à Audham, reprit Hylsin. Que t’a-t-elle offert pour que tu collabores avec elle ?
La question prit Saalyn de court. Elle n’avait pas préparé de réponse. Elle hésita un long moment. Elle opta finalement pour la facilité.
— Une piste pour retrouver les sœurs Farallona.
— Ce dont on a parlé hier.
Saalyn acquiesça d’un hochement de la tête. Un cahot du chemin rapprocha les montures des deux femmes.
— Frallen est allé en Orvbel il y a quelques mois. Il a croisé plusieurs femmes du harem. Il l’a peut-être rencontrée, suggéra Hylsin.
— Il m’en a parlé. Mais s’il avait reconnu des traits Farallon sur une concubine, il me l’aurait signalé. Elle doit être très différente de ses parents.
— C’est surtout qu’il ne la cherchait pas. Peut-être qu’en sachant que l’une d’elles est la fille de Meghare, il pourrait peut-être trouver de laquelle il s’agit.
Frallen avait entendu la discussion. Il se laissa rattraper pour se glisser entre sa mère et sa sœur.
— J’ai réfléchi, dit-il, et en effet, l’une d’elles pourrait correspondre.
— Ah ! s’écria Hylsin, je te l’avais dit.
— Tu as pu voir toutes les concubines du harem assez en détail pour l’identifier.
— Dis, pour qui tu me prends ? J’ai l’œil acéré. Je les ai toutes vues rien qu’en rentrant dans la salle de réception. Je ne suis pas comme toi qui n’es pas capable de remarquer une falaise juste à côté et te foules la cheville.
— Et voilà ! ça le reprend ! s’écria Saalyn. Quand on ne prend pas de risque comme toi, on ne risque pas de se blesser.
— Je n’arrête pas de me mettre en danger. Je m’expose tous les jours à des vapeurs d’encre toxiques alors que tu te prélasses sur ton cheval et te fais chouchouter au moindre bobo.
— Oh ! Ça suffit vous deux ! cria Hylsin.
Devant la colère de leur mère, les deux bagarreurs se turent.
— Alors ! Cette concubine ! réclama Hylsin.
— Mais calme-toi, on discute, affirma Frallen.
— On dirait deux gosses qui se chamaillent pour un jouet.
Saalyn prit un air coupable et détourna le regard. En revanche, la remontrance de sa mère ne sembla produire aucun effet sur Frallen. Il était bien capable de lui envoyer ses piques. Mais il préféra répondre.
— J’ai aperçu une concubine possédant un peu de sang naytain. Et ses traits rappellent ceux de Meghare. Il pourrait bien s’agir d’une des deux sœurs.
— Et tu as pu la repérer parmi toutes ces femmes.
— Il est difficile de ne pas la remarquer. D’abord, parce que c’est l’une des plus belles femmes du harem, voire la plus belle. Ensuite, elle se déplace presque nue. En temps normal, elle ne porte qu’un simple pagne sur elle.
— Cela ne ressemble pas à sa mère, objecta Saalyn. Meghare était belle et aimait se mettre en valeur, mais elle restait décente.
— Cette femme n’a pas grandi en Nayt, on ne lui a pas appris à se couvrir pour se protéger des pluies de feu. Et au cas où tu aurais des doutes, malgré sa beauté, Brun ne la met pas en avant.
— En quoi cela lèverait-il mes doutes ? s’enquit Saalyn.
— C’est simple. Brun est quelqu’un de très fier. Il adore exhiber ses possessions. Et cette concubine est l’une des plus magnifiques de son harem. Il devrait la montrer à la moindre occasion. Or il ne le fait pas. Comme s’il la cachait. Et pourquoi ferait-il une telle chose ?
— Parce qu’il a peur qu’on la reconnaisse, déduisit Saalyn. Si tu ne t’es pas trompé, cela implique qu’il sait parfaitement qui il détient.
— Je ne me suis pas trompé. Tu me prends pour quoi ? Pour un aveugle ? J’ai l’œil vif…
— Et le poil luisant, compléta Saalyn.
— Là, tu es insultante, reprocha Frallen.
— Frallen ! Saalyn ! cria Hylsin. Si vous continuez, je vais en prendre un pour taper sur l’autre !
Le stoltzen se calma. Un sourire amusé sur les lèvres, Saalyn le regarda rejoindre sa place antérieure dans le groupe, drapé dans sa dignité.
Une dizaine de longes avant d’atteindre les premières pentes, ils s’engagèrent en zone vierge. Voyager entre les arbres morts, à la ramure dégarnie, dans un univers dépourvu de chants d’oiseaux était oppressant. Seul le crissement de la neige sous les pas des hofecy brisait le silence.
Dès le début de la descente, l’environnement changea. Des sources à l’origine de nombreux ruisseaux nettoyaient suffisamment le sol pour qu’une végétation, rachitique, mais vivante, s’accroche. Et avec elle, les premiers animaux. Et plus les voyageurs descendaient, plus la vie se renforçait. Quand ils atteignirent le niveau de la plaine, ils se retrouvèrent dans une steppe herbeuse, qui s’étendait à perte de vue : le Sangär.
À l’ouest, le soleil avait déjà disparu derrière les crêtes des montagnes de la licorne. Saalyn décida de faire une pause.
— Ce bosquet ferait un excellent bivouac, remarqua Hylsin.
Saalyn suivit la direction désignée par sa mère. Elle avait raison, les arbres étaient suffisamment rapprochés pour que leur pied soit dégagé de neige, ce qui ferait autant de moins à pelleter. Et le petit ruisseau qui courrait juste à côté leur donnerait toute l’eau nécessaire. Sans qu’ils aient besoin de se concerter, les voyageurs mirent le cap sur lui.
Aussitôt arrivées, les tâches s’organisèrent. Saalyn, que sa jambe empêchait de faire des efforts entrepris de monter la tente avec l’aide de Diosa pendant que Frallen et Hylsin récoltaient du bois. Naim explorait les environs pour éviter toute mauvaise surprise : ce terrain vallonné était propice aux embuscades.
Quand elle revint, les stoltzt avaient préparé un abri confortable devant lequel crépitait un feu, bien agréable dans le froid ambiant. Comment ils l’avaient allumé restait un mystère. Mais elle ne s’en préoccupait pas, seule sa chaleur l’intéressait.
— Derrière la colline, le ruisseau forme une vasque assez grande pour se baigner, signala-t-elle.
— Moi ça me tente bien, répondit Diosa. Je me sens sale, je dois me laver.
— Tu crois que c’est une bonne idée, remarque Hylsin. Avec ce froid, tu vas être trop engourdie pour sortir seule.
— Je ne resterai pas assez longtemps pour tomber en léthargie. Et je ne suis pas assez folle pour m’y r endre seule.
— Je dois aussi me nettoyer, intervint Naim. Et en tant que mammifère, je ne cours pas un tel risque.
Diosa fouilla dans son paquetage. Elle en sortit son nécessaire de toilette.
— C’est gentil de vous être proposée. Vous m’accompagnez ?
— Qui d’autre vient ? demanda Naim.
— Je passe mon tour, répondit Frallen. Je me laverais quand on pourra disposer d’eau chaude.
— Idem, ajouta Hylsin.
— Ma jambe, s’excusa Saalyn.
Les lèvres de Diosa esquissèrent un rictus. Elle n’était pas dupe. C’était sa peur du froid extrême de cette eau gelée qui suggérait cette réponse à la guerrière libre.
— Je n’ai pas de savon, je pourrais vous emprunter le vôtre ? demanda Naim.
Diosa accepta d’un simple hochement de tête.
— Je ne vous prête pas ma serviette, tempéra-t-elle.
— J’ai ce qu’il faut.
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