XXXVI. Le Camp des Sangärens - (2/2)

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Sans pouvoir se retenir, Atlan s'empourpra. Ciarma esquissa un sourire en le remarquant.

— Nous savons donc où est Ana. Mais pourquoi ce surnom de Mericia ? Ce n’est pas… Oh !

Elle avait compris. Cette femme avait l’esprit vif. Naim, qui connaissait l’histoire de Miles – elle n’était pas tabou en Nayt – et le nom des membres de la famille régnante, n’avait jamais fait le rapprochement.

— Si nous avions su, nous aurions cherché dans le harem aussi. Malgré les difficultés qu’il présente, il n’est pas hermétique.

— Détrompez-vous, corrigea Naim, il a été bâti par les feythas et dispose de systèmes de sécurité hors de votre portée. Les gardes rouges savent quand quelqu’un tente de s’y introduire.

— Il est impénétrable, confirma Saalyn. Wuq en personne a essayé et elle s’est fait prendre.

— Que lui est-il arrivée ? s’enquit Atlan.

— Rien. Brun déteste l’Helaria, mais il n’est pas fou. Il a exprimé son mécontentement et l’a laissée tranquille après.

— Nous avons écarté l’Orvbel trop vite, déplora Dalanas. Les renseignements en ma possession excluaient ce royaume.

— C’est regrettable, déplora Saalyn.

— La découverte de ces insignes t’a donc mis sur notre voie, reprit Ciarma.

— Oui, parce qu’il signifiait que si vous étiez vivantes, vous saviez peut-être qui était le meurtrier de mon frère.

— Pourquoi ne pas l’avoir demandé à Anastasia ? demanda Ciarma.

— Parce qu’Anastasia a été traumatisée par l’expérience. Elle n’a plus aucun souvenir du moment où cela s’est produit.

— Et vous pensez que ma mémoire sera restée plus vivace ?

— Je l’espère. Après tout, le meurtrier s’est très vite débarrassé d’Anastasia pour la remettre à son commanditaire alors que tu es restée avec lui plus longtemps.

Ciarma avait hoché la tête pendant tout le discours de Saalyn.

— Je me souviens de lui en effet. De l’homme qui a assassiné ma mère. Son visage est gravé dans ma mémoire comme au fer rouge. Je connais son nom. J’avais Ivan dans les bras et je me tenais debout à côté de ma mère et un instant plus tard, elle était allongée par terre. Mais Ana lui tenait la main. Elle l’a sentie mourir.

— Le choc a dû être intense pour une aussi jeune fille, fit observer Saalyn.

— L’assassin a remis Anastasia à un homme que je ne connaissais pas. Puis il m’a gardée avec lui. Après avoir traversé le grand fleuve, il a quitté la route très vite pour s’engager dans les plaines. Je suppose aujourd’hui qu’il ne voulait pas être repéré par les Yrianis et surtout ne laisser aucune trace au péage de l’Onus. Mais à l’époque, je ne comprenais rien. Puis les Sangärens, Mudjin à leur tête, nous ont attaqués et depuis je vis parmi eux.

— Ton ravisseur est donc mort pendant la bataille.

— J’espère que non, répliqua Ciarma. Je compte bien me retrouver face à lui et mettre fin à ses jours en personne. Il a tué ma mère, il a tué mon parrain et il m’a séparée de ma sœur jumelle. Je veux qu’il meure très lentement et sans honneur.

— Quel est son nom ? demanda Saalyn.

— Je vais te le donner. Mais je vais dire quelque chose d’abord. Je regrette que tu aies voulu le retrouver pour que tu te lances à notre recherche.

— Je vous croyais morte. C’est l’arrivée de Naim qui m’a fait comprendre que ce n’était peut-être pas le cas. Si une sœur avait survécu, l’autre peut-être aussi.

— Tu ne nous as pas beaucoup cherchés non plus.

— C’est vrai. Mais je venais de perdre mon frère. Je tiens quand même à m’excuser d’avoir mis si longtemps à remonter la piste.

Ciarma hocha la tête. Elle connaissait le lien très fort qui existait entre Dercros et Saalyn. La mort du jeune stoltzen avait failli la détruire. Elle acceptait les excuses.

— Cet homme est le chef d’une bande de mercenaires qui agit dans la vallée de l’Unster et le long de la route de l’est de Sernos au Sambor. Il se nomme Jevin.

— Jevin !

Sous la surprise, Naim s’était à moitié relevée. Quand tous les visages se tournèrent vers elle, elle se rassit.

— Le prince Jevin ? demanda-t-elle.

— Prince ? Non ! Le mercenaire Jevin, protesta Ciarma.

— En Orvbel, Jevin est prince.

— Mais ! Je ne comprends pas. Jevin et Brun se détestent. Le père de Brun a tué la mère de Jevin.

— Je connais cette histoire. C'est celle qui est officiellement diffusée dans le royaume. Mais dans le harem d’Orvbel, on en raconte une légèrement différente. Dans un accès de folie, le précédent roi Brun a tué la mère de Jevin. En la défendant, Jevin a tué le roi, ce qui a permis à l’actuel Brun de monter sur le trône. Pour éviter d’attirer des problèmes à Jevin, cette mort a été attribuée à la mère de Jevin. Il est parti en exil quelques mois pour calmer le jeu. Quand il est rentré, il était devenu le prince Jevin.

Ciarma, Dalanas ne perdaient pas une miette des explications de Naim.

— Mais pourquoi Brun a-t-il été aussi généreux avec l’assassin de son père ?

— Parce qu’ils sont frères. Brun et Jevin ont le même père. Ils sont tous les deux le fils du précédent roi.

Dalanas se renfonça dans son siège.

— Voilà une information que j’aurai bien aimé connaître il y a douze ans.

— Et moi donc, ajouta Saalyn.

— Et la troupe de mercenaires que dirige Jevin ? demanda Ciarma.

— Financée par Brun et aux ordres de Brun lui-même. Elle lui permet d’accomplir des coups en douce hors d’Orvbel sans que l’on puisse remonter jusqu’à lui.

Ciarma réfléchit aux implications des propos de Naim. Mais elle ne mit pas longtemps à reprendre la parole.

— Donc quand Jevin nous a intercepté, tué ma mère et vendu ma sœur, c’était…

— Certainement à la demande de Brun, compléta Naim.

Les Sangärens commencèrent à discuter entre eux sur les révélations que venaient de leur faire les voyageurs. Un brouhaha emplissait la salle qui un instant plus tôt était totalement silencieuse. Au bout d’un moment, Ciarma se leva en écartant les bras.

— Silence ! ordonna-t-elle.

Les voix se turent aussitôt.

— Brun s’est clairement posé en ennemi de ma famille et cela dès le début de son règne. Connaissez-vous d’autres personnes à qui ses actes ont porté préjudice et qui pourraient lui en vouloir ?

— Ma fille, lança Hylsin. Elle a été enfermée dans les geôles de l’Orvbel et torturée pendant presque un an.

— Panation Tonastar aussi, ajouta Saalyn. Autrefois, elle a pu être défaite parce que Jevin avait fourni à l’Yrian des armes capables de la vaincre. J’imagine sans peine sa réaction quand elle va apprendre que Jevin était piloté par Brun.

— Saalyn ! Seule, tu ne peux pas grand-chose. Mais cela sera-t-il suffisant pour avoir l’Helaria à nos côtés en cas de guerre ? s’enquit Ciarma.

— Je ne crois pas. L’existence de l’Helaria dans les principaux grands pays commence à être bien acceptée, mais en dehors de ceux-là, beaucoup ont peur de nous, voire nous haïssent, parce que nous sommes des stoltzt. Si nous déclarions nous-mêmes une guerre, nous risquerions de faire face à une coalition qui nous surpasserait.

— Même face à un roi aussi détesté que Brun.

— Détesté, mais humain, contrairement à nous.

— Et puis, il n’est pas si détesté que cela, intervint Hylsin. Dans mon travail de scribe, je rentre souvent en contact avec des documents diplomatiques. Alors certes en Yrian qui ne fait pas le commerce d’esclaves ou en Nayt qui les a intégrés à son système judiciaire, il n’est pas apprécié. Partout ailleurs en revanche, les gens sont au pire indifférents. En plus, le fait que son royaume minuscule tienne tête à une puissance telle que l’Helaria lui attire une certaine sympathie, voire de l’admiration. En fait, ceux qui détestent Brun sont ceux qui ont eu personnellement affaire à lui. Ma famille, votre famille, quelques autres peut-être dans le monde. Mais aucun État ne lancera une guerre contre l’Orvbel. Pas même la Nayt alors qu’il détient comme concubine la petite fille de l’actuel archiprélat.

— En Helaria, les bateaux de l’Orvbel ne sont pas interdits dans nos ports. C’est contre Brun personnellement et contre certains commerçants qui pratiquent ouvertement l’esclavage que nous en avons. La population elle-même n’est pas notre ennemie. Après tout, ce pays dispose de la meilleure école du monde. Il représente aussi un haut lieu culturel en Ectrasyc, producteur de musique, peinture et danse. Autant de choses qui nous le feraient apprécier si Brun n’en était pas à sa tête, ajouta Saalyn.

— Et si Brun perdait le trône, s’enquit Ciarma, que se passerait-il en Orvbel ?

Les regards convergèrent vers Naim, la seule qui était suffisamment proche du pouvoir pour en avoir une idée.

— Trois ans plus tôt, j’aurai répondu sans hésiter, une guerre civile.

Hylsin fit la moue.

— Un pays incontrôlable à nos frontières n’est pas quelque chose qui me plairait beaucoup, je pense.

— Maman, c’est déjà le cas au Lumensten. Et tout se passe bien, fit remarquer Diosa.

— Justement. Après le Kushan et le Lumensten, l’Orvbel. On va finir par nous accuser de déstabiliser la région pour nous en emparer.

Diosa se tut. Elle avait compris.

— C’était il y a trois ans, fit remarquer Saalyn. Mais qu'en est-il aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, Brun a un héritier. Et Deirane est devenue très populaire. Je pense qu’elle exercerait la régence le temps que Bruna grandisse.

— Et pour la première fois depuis des douzenies, regnerait en Orvbel un souverain qui ne serait pas hostile à l’Helaria, ajouta Hylsin.

— C’est amusant que cela se produise à deux reprises dans l’histoire et qu’à chaque fois, ce soit une femme qui règne, remarqua Fralen.

Dalanas lança un regard circulaire à l’assistance.

— Si nous ne déclarons pas la guerre à l’Orvbel, qu’allons donc nous faire ? Nous ne pouvons pas laisser le roi Brun impuni.

— Je vais me rendre là-bas, répondit Ciarma. Puis j’aviserai.

Tous les visages se tournèrent vers elle.

— Pardon ! s’écria un homme, mais vous ne pouvez pas.

— Si je peux, répondit-elle calmement. Je vais aller en Orvbel et voir ce qu’il en est. Et en fonction de ce que j’y découvrirais, on avisera.

— C’est dangereux. Une matriarche ne peut pas s’exposer inconsidérément.

— Je ne m’exposerais pas. Une matriarche en visite avec une escorte de Sangären, qui oserait s’y attaquer. Et puis, c’est de ma sœur que l’on parle.

— Dès que Brun verra ton visage, il te reconnaitra et comprendra pourquoi tu es là, objecta Dalanas.

— Je n’ai pas l’intention de le rencontrer. Ce n’est pas une visite officielle. J’envisage de me rendre là-bas pour des raisons commerciales.

— Officiellement ?

— Bien sûr, officiellement.

Puis elle se tourna vers Naim.

— Et aurai-je un moyen de rencontrer ma sœur une fois sur place ?

— Vous devrez vous adresser à Venaya, de la maison de négoce Biluan. Elle pourra vous faire entrer dans le palais comme visiteuse.

— Biluan ! s’écria Ciarma, je préférerais avoir recours à une autre personne.

— Biluan est mort, expliqua Hylsin, son cadavre s’est échoué sur les côtes de la griffe il y a trois ans.

— Et qui a repris son commerce.

— Celle qui m’a envoyée auprès de vous, répondit Naim. La future reine Serlen d’Orvbel que Saalyn doit mieux connaître sous le nom de Deirane.

Saalyn hocha la tête pour confirmer l’hypothèse de Naim.

— Je suis au courant. Les pentarques m’ont transmis les dossiers concernant son élévation dans la hiérarchie de l’Orbvel.

— Peut-on lui faire confiance ? demanda Ciarma.

— Je pense. Elle a toutes les raisons de haïr Brun.

— Donc c’est décidé. Je me rendrai en Orvbel et je rencontrerai cette Deirane. Et je verrais ma sœur, quoi qu’il advienne.

Elle se tourna vers Naim.

— Venaya vous dites ?

— Venaya est la commis de Deirane. Elle la rencontre régulièrement pour la gestion de ses affaires. Mais si vous avez besoin de la contacter entre deux visites, il y a une deuxième personne au port. Elle s’appelle Maritza. Elle ne pourra pas vous faire entrer, mais elle pourra transmettre des messages à Deirane.

— Et comment trouverais-je cette Maritza ?

— Facilement, tout le monde la connaît en Orvbel. Il suffit de demander son nom aux passants, aux femmes de préférences, elles vous renseigneront.

— Aux femmes ! releva Saalyn.

— Elle dirige un refuge qui leur est destiné, expliqua Naim.

— Très bien ! Je ferai ainsi, conclut Ciarma.

— Tu es sûre de ta décision ? demanda Dalanas.

— Tout à fait sûr.

Il se leva.

— Je requiers de commander l’escorte qui vous accompagnera en Orvbel.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, déplora Ciarma. Si quelqu’un te reconnaissait ? Dalanas Botris du Than a laissé une trop grande trace dans l’histoire. En revanche, je te ferais entièrement confiance pour choisir les hommes qui m’accompagneront. Mais toi, tu es trop connu. Le risque est trop grand.

Le cavalier se rassit. Bien qu’il éprouvât une intense déception, il dut admettre qu’elle avait raison. Il ne pouvait pas prendre ce risque. Il réfléchissait déjà aux hommes auxquels il allait confier sa matriarche et fille de feu son duc tant aimé.

— Naturellement, nous vous accompagnons, intervint Hylsin.

— Bien sûr, lui répondit Ciarma.

La matriarche se leva.

— Puisque les décisions sont prises, nous pouvons mettre fin à cette réunion.

Les discussions reprirent pendant que l’assistance sortait de la pièce. Ciarma se précipita vers Saalyn avant qu’elle ne parte. Elle l’attrapa par les épaules et la regarda droit dans les yeux.

— Je te suis reconnaissante de me rendre ma sœur, remercia-t-elle.

Ciarma embrassa Saalyn sur la bouche. Malgré son expérience, la guerrière libre ne sut comment réagir. Cela faisait trop longtemps qu’elle avait quitté la cour de Miles où cette manifestation d’affection était coutumière. Elle avait perdu l’habitude.

— C’est mon travail, dit-elle quand Ciarma s’écarta.

— Ne te dévalorise pas.

— Je ne me dévalorise pas. Je suis une guerrière libre un peu particulière. J’agis sans ordre de mission. Mon travail d’origine est de retrouver les personnes disparues. C’est exactement ce que j’ai fait pour ta sœur.

— Cela ne m’empêchera pas de te remercier.

Saalyn lui sourit.

— Ma motivation principale est de trouver le meurtrier de mon frère. C’est moi qui devrais te remercier, tu m’as donné son nom. Et dire que Jevin se trouvait à ma portée il y a quelques années. J’ignorai alors que c’était lui que je recherchais. Si je l’avais su, les choses se seraient déroulées d'une façon très différente. Mais bientôt, je l’aurai au bout de mon épée.

— Seulement si tu le trouves avant moi. Tu veux rendre justice à ton frère, mais il a tué ma mère. J’ai bien peur que nous soyons concurrentes sur ce coup-là.

— Ou partenaire. Je l’attrape, je te le ramène et tu te charges du châtiment.

Ciarma dévisagea longuement Saalyn.

— Honnête jusqu’au bout des ongles. Même pour te venger, tu ne peux pas commettre un meurtre.

— Un jour, un roi m’a expliqué que la première guerrière libre de l’Helaria devait se montrer irréprochable; qu’il y avait trop de risque pour la corporation et le pays si elle devait tomber dans la criminalité. C’est pour cela qu’il a pris à sa charge la mort de son père, lui n’avait rien à perdre.

— Je le savais ! s’écria Ciarma. C’est toi qui as mis fin au règne monstrueux de Falcon II !

— J’aurai bien voulu, regretta Saalyn en souriant, mais ce n’est pas moi.

Ciarma eut l’air déçue devant cette réponse négative.

— Qui que ce soit qui l’a fait, qu’il reçoive tous mes remerciements.

Elle salua Saalyn une dernière fois avant de quitter le bâtiment pour vaquer à ses affaires. Après tout, elle avait une expédition à préparer.

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