XVII. Confidences

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De rage, Mericia jeta le mobile en cours de construction qu’elle avait à la main. Puis du bras, elle balaya le contenu de sa table de travail qui tomba sur le sol. Salomé, à moitié allongée sur le fauteuil, un des deux seuls sièges du salon, leva les yeux de son livre.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle.

— Je n’y arrive pas ! Je ne suis bonne à rien ce soir !

— Que n’arrives-tu pas à faire ?

— Les pièces ne s’emboîtent pas. Je les ai mal taillées.

— On a fait un montage à blanc hier. Tout s’emboîtait très bien.

Elle repéra la page de son livre à l’aide d’un marque-page en vélin brun décoré. Tout en se levant, elle continua.

— Et puis, il est déjà arrivé que tu te trompes. Jamais tu ne t’es énervée comme ça.

Elle se plaça, debout, derrière Mericia, puis elle posa les mains sur ses épaules qu’elle commença à masser avec douceur.

— Quelque chose te préoccupe. Si tu me disais ce que c’est.

Tout au plaisir des actions de Salomé, Mericia mit longtemps à satisfaire la curiosité de sa lieutenante.

— J’ai parlé à Serlen.

— Quand ? Nous sommes restées ensemble toute la journée.

— Ça remonte plusieurs douzains. Tu ne sais pas ce qu’elle m’a raconté ?

— Non. Mais je suis sûre que tu vas bientôt me le dire.

— C’est si ridicule.

Salomé ne relança pas sa cheffe. Si c’était bien ces paroles qui la perturbaient autant, elle n’allait pas tarder à parler.

— D’après elle, je serais une des comtesses Farallona, la fille du duc et de la duchesse de Miles. Tu en penses quoi ?

— D’où Serlen sort-elle cette information ?

— Mon quart de sang naytain, la cohérence des dates et le fait que Brun me cache quand il reçoit des personnes qui ont connu les ducs. Sans compter qu’Ard m’a confondue une fois avec une de ses élèves du temps de sa jeunesse, bien avant ma naissance.

— Ce sont les obsèques d’Ard qui t’ont remémoré ces idées.

— Entre autres.

Salomé enlaça Mericia, enserrant les épaules de ses bras.

— Aucune preuve, mais un faisceau d’indices concordants. Cette déduction provient de Dursun, pas de Deirane.

— C’est aussi mon avis. Donc cette hypothèse ne te choque pas.

— Je ne vois pas en quoi le fait que tu sois Anastasia Farallona serait si ridicule.

Mericia se dévissa le cou pour dévisager son amie.

— Anastasia ? Il y a deux sœurs Farallona. Pourquoi penses-tu à celle-là en particulier ?

— Il n’y a pas beaucoup de sœurs Farallona, se défendit Salomé. J’avais une chance sur deux de tomber juste.

Elle resserra son étreinte autour de Mericia.

— Salomé. On se connaît depuis quinze ans presque. Avec le temps, j’ai appris à reconnaître quand tu me mens. Et là, tu mens !

— Sur quoi te mentirais-je ?

— Tu n’as pas hésité à proposer Anastasia alors que des deux jumelles, c’était la moins connue. Et tu n’as pas l’air surprise de cette hypothèse. Tu savais !

Le ton de Mericia était devenu bien plus dur.

— Mais…

Les atermoiements de sa lieutenante ôtèrent les derniers doutes de l’esprit de Mericia. Elle se dégagea brusquement de l’étreinte. En se levant, elle envoya la chaise en arrière. Puis elle se tourna vers Salomé. Ses yeux lançaient des éclairs de colère.

— Tu savais qui j’étais ! Et tu ne m’as rien dit. Pourquoi ? Pourquoi ?

De frayeur, Salomé recula.

— Je ne pouvais pas, bredouilla-t-elle.

— Tu ne pouvais pas quoi ?

— Brun ne voulait pas.

— Brun ne voulait pas ! Tu as comploté avec lui contre moi !

Mericia se précipita si vivement vers Salomé que cette dernière ne put s’empêcher de faire un pas en arrière.

Elle retint de justesse la gifle qu’elle comptait lui donner.

— Tu t’es associée avec Brun contre moi !

— Tu sais bien que ce n’est pas vrai.

— Je ne sais plus rien de toi.

— Je ne suis qu’une esclave. Et contrairement à toi, je suis remplaçable. Il n’hésiterait pas à se débarrasser de moi si je désobéissais.

— Ce n’est pas une excuse pour me trahir ! Hors d’ici ! Et ne remets plus jamais les pieds chez moi !

Elle désigna la sortie du bras. Salomé ne bougea pas. Les larmes humidifièrent ses yeux, coulèrent le long de sa joue.

— Mericia.

— Dehors !

Salomé esquissa un pas en direction de la porte.

— Mericia, je t’en prie, sanglota-t-elle.

— Dégage !

Mericia attrapa le premier objet qui lui tomba sous la main et le jeta contre sa Salomé. Elle la rata de peu. Vaincue, Salomé se dirigea vers la sortie. Elle envoya un coup d’œil désespéré vers sa cheffe de faction avant de quitter la suite.

La porte n’était pas sitôt fermée que Mericia se lança à la poursuite de sa lieutenante.

— Salomé ! Attends !

Salomé n’était pas allée bien loin. Elle était tombée à genoux, la tête appuyée contre le mur, juste devant une des deux banquette du couloir. Une concubine de sa faction s’était accroupie à côté d’elle et l’avait enlacée. D’autres étaient sorties sur le pas de leur porte, assister au spectacle. Ce n’était pas la première fois que Salomé et Mericia se disputaient. Certaines des plus anciennes se souvenaient même qu’à l’adolescence, Mericia pouvait se montrer rebelle. Mais Salomé, déjà adulte à l’époque, avait toujours réussi à maîtriser la jeune fille. Et c’était Mericia qui quittait la chambre en larmes pour s’enfermer dans une suite vide. Toutefois, à l’époque, jamais la violence de leurs disputes n’avait atteint un tel niveau.

En quelques pas, Mericia rejoignit sa lieutenante. Une simple tape sur l’épaule suffit pour que celle qui la réconfortait lui cédât la place. Elle s’accroupit contre son amie et l’enlaça à son tour.

— Je suis désolé de ce que je t’ai dit. Je n’aurais pas dû m’en prendre à toi. Je me suis montrée injuste.

Les sanglots de Salomé se calmèrent, mais elle ne bougea pas pour autant. Elle se laissait étreindre sans réagir.

Délicatement, Mericia lui tourna la tête dans sa direction. Salomé baissa les yeux, évitant le regard de sa consœur. Mericia lui releva le menton, puis elle lui déposa un baiser très tendre sur les lèvres.

Salomé se laissa reconduire jusqu’à la suite. Mericia s’assit sur le canapé, un des rares meubles qui avait survécu à la transformation du salon en atelier, invitant Salomé à l’imiter. Dès qu’elle eut pris place à côté d’elle, Mericia l’enlaça.

— Pourquoi m’as-tu embrassée ? demanda Salomé.

— Je ne sais pas. Ça m’a semblé normal entre intimes.

— Maintenant, ça va faire jaser.

— C’est clair. Je vais recevoir plein de propositions. Mais qui sait, peut-être que l’une d’elles parviendra à me convaincre.

— Toi avec une femme !

Salomé lâcha un petit rire qui manquait de conviction.

— Ça te choque ?

— Non. Mais tu aimes trop les hommes pour essayer avec une femme.

— Je ne sais pas.

Mericia s’écarta de son amie, hésitant à répondre, comme si elle se perdait dans ses pensées.

— En fait, je me laisserais bien tenter par Dursun si elle me faisait des propositions. Ou par Serlen. Ce doit être bizarre toutes ses pierres sur sa peau. Et puis, cette Shaabiano avec sa peau brunie par le soleil…

— Dursun t’a déjà adressé des avances, fit remarquer Salomé. Et tu l’a éconduite. Tu me fais marcher.

— C’est vrai. Mais mon objectif était de te faire sourire. Et j’ai réussi.

Mericia enlaça à nouveau Salomé et se blottit contre elle. Cette fois-ci, cette dernière lui rendit l’étreinte.

— Salomé ?

— Oui.

— Tu m’abandonneras un jour ?

— Jamais !

Et pour souligner sa réponse, elle resserra farouchement ses bras autour de la belle concubine. Mericia posa alors sa tête sur l’épaule de sa compagne.

— Dis-moi, reprit Mericia. Comment as-tu su que j’étais Anastasia Farallona ? Je doute que Brun t’ait fait ce genre de confidence.

Salomé se raidit, mais elle ne chercha pas à s’éloigner de son amie.

— Je l’ai déduit, répondit-elle. Orellide avait laissé échapper quelques informations qui m’ont convaincue de ton identité.

— Et pourquoi ne m’as tu rien dit ?

— Brun était présent. Il s’est rendu compte que j’avais compris. Il m’a interdit de t’en parler sinon il nous séparait.

— Il n’y a que moi qui ignorais qui j’étais !

Un instant, Salomé craignit que la colère de Mericia reprît. Mais ce ne fut pas le cas.

— Je suis la seule à le savoir. Personne d’autre dans le harem n’est au courant.

— Sauf Serlen et Dursun, maintenant.

— Elles ne le savent pas. Elles le supposent.

Mericia reposa la tête contre l’épaule de Salomé.

— Quelque part, dans le monde, j’ai donc une sœur jumelle.

— Les deux sœurs ont disparu après la chute de Miles. Elle est certainement morte.

— Je suis bien vivante, moi, fit remarquer Mericia.

— C’est vrai.

— L’autre l’est peut-être aussi.

— Peut-être.

Salomé ne voulait pas décevoir Mericia. Mais elle pensait que si Brun avait pu acquérir les deux, il n’aurait pas hésité. Si elle lui avait échappé, c’était donc certainement parce qu’elle avait été tuée lors du pillage de Miles.

Soudain, elle se raidit.

— Serlen la recherche ! s’écria-t-elle.

— Tu crois ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Naim, elle a disparu. Serlen l’a envoyée en mission. Pourquoi ?

— Pour rapporter de la nourriture, répondit Mericia. Elle ne s’en cache pas.

— Et si ça n’était qu’un prétexte. Après tout, Naim est une guerrière libre, pas une diplomate.

— Une guerrière libre débutante, fit remarquer Mericia. Même si c’est le motif de son absence, quinze ans après les événements, elle ne trouvera rien.

— Tu as raison, reconnut Salomé. Elle ne peut plus rien trouver. Elle n’a pas les compétences. Seuls les meilleurs guerriers libres pourraient remonter une piste aussi froide. Et elle ne possède aucun argument pour les convaincre d’ouvrir une enquête.

En douce, Mericia glissa un regard vers sa chambre. Dans sa commode, elle possédait de tels arguments, mais Serlen l’ignorait.

— Par contre, j’ai quelque chose à ta portée, reprit Salomé. Tu peux savoir à quoi ressemblait ta famille.

— Comment ?

— Le grand tableau, dans la salle de réception. Tu vois duquel je parle.

— Je le connais. Je n’y vais pas souvent, mais je l’ai déjà vu une fois ?

— Il représente le duc, la duchesse et leurs enfants.

— Mais il s’appelle « Le dernier éphore » ! objecta la belle concubine.

— En faisant sécession de l’Yrian, Ridimel Farallon avait renoncé au titre de duc au profit de celui d’éphore.

Mericia resserra son étreinte sur Salomé.

— Salomé !

— Oui ?

— Je t’aime.

— Moi aussi je t’aime.

Sur ces paroles, Mericia ferma les yeux, profitant de la tranquillité de l’instant.

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