XXXIX. Les Retrouvailles - (1/2)

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Elle ne trouva pas Mericia sur la terrasse. Déçue, Deirane entra dans le hall du harem, grimpa l’escalier jusqu’au deuxième étage pour se rendre dans la salle de repos des concubines. Comme elle l’espérait, elle repéra facilement celle qu’elle recherchait au milieu de ses suivantes. Mais contrairement à ses attentes, elle ne se baignait pas. Le groupe de femmes occupait une alcôve équipée d’une table et semblait conférer. La petite Yriani se dirigea résolument vers elles.

— Mericia, l’interpella-t-elle.

La belle concubine reporta son attention sur sa consœur.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle d’un air peu engageant.

— J’ai besoin de ton assistance.

— Toi ? De mon aide ? As-tu une bonne raison pour que je te l’accorde ?

— Cela concerne notre affaire pour Brun. Et par effet de bord, l’approvisionnement du palais.

Depuis quelque temps, la nourriture commençait à se raréfier sérieusement. Les réserves s’épuisaient. L’Orvbel produisait peu et surtout des légumes, dont la dernière récolte avait été mauvaise. Et comme cette pénurie touchait tous les pays du monde, il n’était pas possible d’acheter ce qui manquait à l’extérieur. Si le harem était privilégié comparé au reste de la ville, les produits frais avaient totalement disparu de l’ordinaire, laissant la place aux conserves. Et les portions s’étaient réduites. Beaucoup de concubines se plaignaient d’avoir faim. Aussi, une telle excuse pouvait faire bouger n’importe laquelle d’entre elles. Même Mericia.

— Tu as enfin trouvé une source d’approvisionnement, remarqua-t-elle.

— Il est possible que ma commis ait quelque chose. Elle m’attend dans le parloir pour me montrer ce qu’elle a rapporté. Mais j’ai besoin de ton avis là-dessus.

Mericia pencha la tête sur le côté, une habitude qu’elle avait quand elle réfléchissait.

— D’accord, lâcha-t-elle enfin, mais tu as intérêt à ce que cela en vaille la peine.

— C’est justement pour que tu juges si cela en vaut la peine que je te demande conseil.

— Dans ce cas, espérons pour toi que c’est bien le cas.

La concubine contourna de la table pour rejoindre Deirane. Cette dernière désigna la poitrine nue de la main.

— Tu n’enfiles pas quelque chose ?

— Pourquoi ?

— Mon commis sera accompagné d’un Sangären.

— Et alors.

Mericia se mit en route vers la sortie. Deirane, un sourire satisfait sur les lèvres, s’élança à sa suite.

— Les Sangärens n’apprécient pas les femmes nues, dit-elle quand elle arriva à sa hauteur.

— Faux, répliqua Mericia, ils ne supportent pas que l’on voie leurs femmes nues. Les autres, ils aiment bien au contraire. Celui-là partira avec un souvenir impérissable.

Ainsi Mericia avait une haute opinion de sa beauté. Elle n’avait pas tort, pensa Deirane en jetant un coup d’œil au corps sculptural. Une idée lui vint à l’esprit.

— As tu déjà posé pour Sarin ?

— Comme tout le monde. Toi aussi tu l’as fait, bien que tu sois la personne la plus pudique que je connaisse. J’ai entendu que même ta domestique Loumäi avait cédé aux demandes de Sarin.

— Alors ?

Mericia s’arrêta. Elle regarda rapidement autour d’elle. Le couloir était vide.

— C’était étrange. J’ai l’habitude de rester presque nue. Je ne porte qu’un simple pagne. Et pour Sarin, j’ai dû l’enlever. Et je me suis senti, comment dire, vulnérable.

Un instant, la dureté de Mericia avait fait craindre à Deirane qu’elles ne fussent plus alliées. Qu’elle se laisse aller ainsi aux confidences indiquait qu’ils n’en étaient rien.

Mericia se remit en route.

— Tu sais que quand c’est nécessaire pour mes objectifs, je laisse les autres profiter largement de mon corps, et pas seulement avec les yeux, y compris de la petite zone que je cache. Ça ne me plaît pas toujours, mais cela ne m’a jamais posé de problème. Et pourtant, face à Sarin, je me suis sentie gênée. J’ai laissé des dizaines de mains, se glisser entre mes jambes sans états d’âme. Mais les écarter devant elle a été l’action la plus difficile que j’ai réalisée de ma vie.

— C’est amusant, remarqua Deirane. Pour moi, cela a été le contraire. Je suis pudique, tu l’as dit. Mais avec elle, je me suis sentie à l’aise et je n’ai eu aucune réticente à prendre les poses qu’elle m’indiquait, même si cela impliquait que l’on voit la chose. J’en reviens aux tableaux. Si tu as posé pour elle, pourquoi n’en ai-je jamais vu aucun de toi ?

— Parce que Brun a donné des ordres. Ils ne doivent pas sortir du palais. Quelques-uns sont exposés dans son musée personnel où tu n’as jamais dû entrer. Mais la plupart sont stockés en réserve.

— Pourquoi ?

Sous l’œil attentif d’un eunuque, Mericia poussa la porte qui menait dans la partie publique du harem et invita Deirane à passer la première.

— Avant je me posais la question aussi. Mais avec ce que tu as découvert sur moi, cela me semble maintenant bien évident, même si au premier abord, cela paraît délirant. Si mon portrait avait commencé à circuler dans le monde, on aurait vite su où je me trouvais.

— En admettant que l’on te reconnaisse.

— C’est vrai. Mais le risque est trop grand. Et, je crois que c’est pour cela aussi que je ne participe jamais aux événements quand la Nayt est impliquée. Tu as vu le tableau « Le dernier éphore », contrairement à moi. Toi tu peux dire si je ressemble suffisamment à ma mère pour que l’on fasse le lien. Mon grand-père était vidame de Burgil en Nayt. Et ma mère était très populaire là-bas.

— En clair, Brun te cache.

Au lieu de répondre, Mericia hocha la tête. Elles étaient arrivées devant la porte qui menait aux parloirs, qu’un deuxième eunuque surveillait. Il n’allait pas forcément rapporter leur discussion à ses supérieurs, mais il risquait quand même de bavarder et de lâcher une information compromettante un jour. Autant ne pas prendre de risques inutiles.

— Je suis attendue, annonça Deirane.

— Salle deux, répondit-il en poussant le battant.

Dans la salle deux, la séparation entre les deux parties se faisait par une plaque de verre. Elle était utilisée pour les transactions puisque le commis pouvait plaquer les documents contre la vitre pour que son patron puisse les lire. On pouvait aussi passer des feuilles par dessous si une signature s’avérait nécessaire.

— Je croyais que tu recevais ta commis dans le bureau de Dayan, fit remarquer Mericia.

— Quand elle est seule oui. Aujourd’hui, elle a des visiteurs.

— Ah !

Effectivement, trois personnes les attendaient dans la zone des invités.

Venaya, l’ancienne femme de Biluan, était assise sur l’une des chaises disponibles. Les deux autres étaient restés debout. Le premier était un Sangären, un homme, il arborait fièrement les tatouages de son clan. Ceux-ci, peu fournis, indiquaient un rang encore bas dans la hiérarchie. Ce qui expliquait qu’il se retrouvait à escorter la seconde personne. Cette dernière était une femme. Mais contrairement à son compagnon qui exposait généreusement la musculature de ses bras, elle était totalement enveloppée d’une houppelande noire dont la capuche ne laissait même pas deviner son visage. Tout ce que l’on voyait, c’était ses mains, marquées des tatouages la rattachant également au peuple sangären.

— Comment l’a-t-on autorisée à entrer aussi couverte ? glissa Mericia à Deirane.

— Peut-être ne porte-t-elle rien en dessous.

— Possible. Mais pourquoi ?

Une telle solution pourrait expliquer qu’on lui ait laissé son vêtement. Tenter de dénuder la femme qu’il protégeait aurait gravement attenté à l’honneur de l’homme. Et un Sangären à l’honneur bafoué est incontrôlable. Et s’il avait été tué, l’Orvbel aurait pu entrer dans un cycle de vengeance dont il aurait eu du mal à se sortir. Surtout si comme l’estimait Mericia, la femme qu’il escortait était une matriarche.

— Bonjour, Venaya, salua Deirane en prenant place face à son commis.

— Dame Serlen, j’ai amené les gens que vous aviez mandés.

— Des Sangärens.

Venaya haussa les épaules.

Mericia entra alors dans la lumière pour s’installer à côté de Deirane. Aussitôt, la femme sangären se précipita sur la plaque de verre et s’y appuya. On devinait son regard braqué sur la belle concubine, malgré la capuche. Mericia, surprise, interrompit son mouvement, restant à moitié assise.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle, l’ai-je offensée ?

— Regarde son compagnon, il a l’air aussi étonné que toi, remarqua Deirane.

En effet, l’homme semblait dérouté par le comportement de sa compatriote.

— Qui êtes-vous ? demanda la Sangären.

Elle avait parlé dans un Yriani impeccable. Deirane n’y décela aucune pointe d’accent, même pas ceux de Sernos ou de Karghezo, les deux qu’elle connaissait.

Mericia termina de s’asseoir.

— Je suis Mericia d’Orvbel, répondit-elle. Et vous ?

La femme se recula jusqu’au centre de la salle. Elle dénoua le lacet qui maintenant sa houppelande fermée et elle la laissa tomber sur le sol. Mericia avait eu raison, les gardes la lui avaient laissée parce qu’elle n’avait rien en dessous. Elle ne portait qu’un pagne, une bande autour des seins et ses tatouages.

En connaisseuse, Mericia admira la silhouette sculpturale. Elle ressemblait à la sienne, quoiqu’un peu plus musclée et plus sèche, conséquence de sa vie au grand air. Elle remarqua qu’elle avait déjà porté un enfant, même si les traces étaient minimes. Elle remonta jusqu’au visage. Quand elle le découvrit, elle eut la même réaction que la Sangären un instant plus tôt. Ce qu’elle avait devant elle était son propre visage, à quelques rides de soleil près. Appuyée à la vitre de séparation, elle reposa sa question.

— Qui êtes-vous ? redemanda-t-elle.

— Je suis Ciarma Farallona, fille de Ridimel Farallon, duc et éphore de Mile et de son épouse Meghare, duchesse de Miles.

Elle avança de quelques pas.

— Et toi tu es Anastasia, ajouta-t-elle.

Mericia se redressa fièrement, face à cette sœur jumelle qu’elle croyait disparue à jamais. Pourtant, malgré son calme, Deirane décela un tremblement dans la main qu’elle n’avait jamais remarqué auparavant, même quand elle Calugarita l’avait capturée. Ciarma se rapprocha doucement.

Soudain, Mericia fit demi-tour et s’enfuit.

— Ramène-la, enjoignit la Sangären.

— Tout de suite.

Deirane s’élança à la poursuite de sa consœur. Elle n’était pas loin. Elle s’était effondrée dans le couloir qui reliait les parloirs à l’école, adossée au mur. Quand Deirane s’approcha, elle leva vers elle un visage baigné de larmes.

— À quel jeu joues-tu ? demanda-t-elle.

— Comment ça ?

— J’étais parvenue à oublier ma sœur. Mes souvenirs commençaient à mon arrivée au harem. Mais aujourd’hui, en la revoyant, tout est revenu. Tout. Je me rappelle de mes parents, de ma vie à Miles. Et de ma Ciarma. Elle est là, toute proche. Ce qui est pire, parce que jamais je ne pourrais traverser cette vitre pour la rejoindre.

Jamais Mericia, depuis qu’elle habitait au palais, n’avait été déstabilisée à ce point. Deirane avait réussi à trouver la faille pour l’atteindre. Et quelle faille ! La jeune femme s’assit à côté de la concubine. Mericia était si désemparée qu’elle se laissa faire quand Deirane attira sa tête pour l’enfouir dans son giron.

— Tu te trompes, dit Deirane, il existe un moyen de traverser cette vitre.

Mericia ne répondit pas tout de suite. Un instant, Deirane craint qu’elle n’ait pas compris et doive se montrer plus claire.

— En détruisant le harem. Tu es folle !

— Tu t’y refuses.

— À ton avis.

Ce coup-ci, c’est Deirane qui prit son temps, elle caressait les cheveux soyeux de la belle concubine.

— Je pense que tu devrais parler à ta sœur, dit-elle enfin, elle a des choses intéressantes à dire.

— Comme ?

— Demande-le-lui.

Mericia se dégagea soudain de l’étreinte de Deirane. Elle s’était ressaisie, même si on sentait qu’elle pouvait rechuter facilement. D’un geste du pouce, elle sécha ses larmes.

— Je n’ai pas de miroir, arrange mon visage, ordonna-t-elle.

— Je n’ai pas de matériel de maquillage sur moi. J’en utilise peu.

— Fais ce que tu peux.

Deirane ne disposait que d’un mouchoir. Elle n’avait qu’une option : enlever le khôl que les larmes avaient entraîné. En l’absence de produits, le résultat ne fut pas parfait, mais il était acceptable.

— Merci, maintenant donne-moi ta tunique !

— Pardon ?

— Je ne peux pas rencontrer ma sœur à moitié nue.

— Je t’avais dit de mettre quelque chose.

— Tu n’as pas assez insisté.

Malgré cette mauvaise foi, Deirane céda. Le visage en feu elle ôta sa tunique qu’elle passa à Mericia avant de croiser les bras sur sa poitrine. Bien qu’elle l’ait choisie ample, elle était un peu juste pour la concubine, ce qui eut pour effet de mouler sa silhouette et de comprimer ses seins, les faisant ressortir davantage. Elle laissait aussi apercevoir son nombril décoré ce jour-là d’une émeraude.

— Laisse retomber tes bras, conseilla Mericia, toi aussi tu possèdes un corps qui mérite d’être vu. Celui qui t’a transformé a bien choisi la personne pour porter son œuvre.

Puis elle se dirigea vers le parloir, suivie par Deirane qui n’avait pas écouté sa consœur.

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