XXXIX. Les Retrouvailles - (2/2)
Quand elles réintégrèrent la petite pièce, leurs invités n’avaient pas bougé de leur position. Ciarma avait remis sa houppelande en place, mais en laissant la capuche baissée. Mericia resta debout, face à la vitre pendant que Deirane s’asseyait.
— Je n’espérais plus te voir, commença la belle concubine, je pensais que j’étais la seule survivante de ma famille.
— Je n’y croyais plus trop non plus, répondit Ciarma, après toutes ces années de recherche qui n’avaient rien donné.
— Qu’est-ce qui vous a finalement mis sur la piste ?
— Une guerrière libre. Elle nous a trouvés et nous a indiqué où tu vivais
Mericia jeta un bref coup d’œil vers Deirane.
— Ta guerrière libre ne s’appellerait-elle pas Naim par hasard ?
— Naim ? Non. C’était Saalyn. Par contre, une femme portant ce nom l’accompagnait. Une Naytaine, que j’ai d’abord prise pour un homme tant elle était musclée.
Ce coup-ci le regard de Mericia fut plus long et plus appuyé, presque accusateur.
— Pourquoi as-tu fait rechercher ma sœur ? demanda-t-elle.
— Tu le regrettes ? esquiva Deirane.
— Là n’est pas la question. Je veux savoir pourquoi.
Deirane prit son temps avant de répondre.
— N’as-tu vraiment aucune idée de mes motivations ?
— Tu veux quitter ce harem, tout le monde le sait. Mais moi je n’en ai pas l’intention. Je suis bien ici. Avant ton arrivée, j’avais toutes mes chances de devenir reine.
— Et quand je serai parti, tu redeviendras la préférée du roi. Si toutefois il décide de prendre le risque de t’exhiber à ses côtés sur le trône.
— Une fois que j’aurai foutu le bordel, il n’en sera plus question. En plus, la dernière fois qu’une famille a tenté de récupérer l’une des siennes, une concubine est morte. Tu l’aurais oublié.
— Je n’ai pas oublié, répondit Deirane d’une voix sourde, mais Dovaren n’a pas été exécutée, elle s’est suicidée. Je te vois mal arriver à une telle extrémité.
— Elle s’est suicidée parce qu’elle n’a pas supporté le supplice des siens.
Un silence inconfortable s’installa entre les deux concubines. De leur partie, les trois invités ne perdaient pas une miette de ce qui se passait sous leurs yeux, mais ils n’osaient pas intervenir.
— Tu m’imposes un choix, reprit Mericia : soit retrouver les miens, soit rester au harem. Comment veux-tu que je fasse alors que je désire les deux aussi forts l’un que l’autre !
— Quand tu sortiras de cette pièce, tu auras choisi, répondit Deirane. Pourquoi ta famille n’a-t-elle pas eu l’idée de te chercher en Orvbel alors que c’est la plaque tournante mondiale de l’esclavage ? À leur place, je serais venu ici en premier.
Mericia s’adressa à sa sœur.
— Serlen a raison. Pourquoi ne pas être venu ici ?
— Nous avons cherché ici. Mais nous nous sommes limités au marché. Et tu n’as été vendue ni à la bourse aux esclaves ni directement par un trafiquant. Nous en avons donc déduit que Biluan avait déjà un client. Nous avons alors soigneusement examiné ses comptes et nous avons effectivement trouvé la trace d’une transaction te concernant. Mais jamais nous n’avons découvert qui l’avait payé.
— Et pourquoi ne pas avoir envisagé le harem ? Brun est la personne la plus riche de cette ville.
— Parce que d’une part il venait de monter sur le trône. On le voyait mal se lancer dans une opération de cette envergure alors qu’il ne régnait que depuis quelques mois. Ensuite, l’exécutant de cette mission hait tellement l’Orvbel et son roi que jamais il n’aurait accepté de travailler pour ce pays ni commercé avec lui le résultat de son forfait. Sans compter que s’il avait mis le pied dans le pays, il aurait été aussitôt arrêté et certainement envoyé au cirque.
— Et qui était cet homme ?
— Tu ne sais vraiment pas ? Pourtant, il n’avait besoin que d’une seule sœur. Après avoir assassiné notre mère, il t’a emmené avec lui alors qu’il nous revendait notre frère et moi, à un marchand d’esclaves.
— Je n’ai aucun souvenir des événements de cette période. J’ai un grand trou dans ma mémoire.
— Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ? s’enquit Ciara.
— On fuyait dans la ville quand la troupe de mercenaires nous a surpris. Soudain Maman m’a lâché et je suis tombée par terre. Et puis plus rien.
— Maman, si elle t’a lâché c’est parce que… C’est parce que…
La voix de Ciarma se brisa. Elle n’arrivait pas à prononcer les mots, mais tout le monde avait compris. Mericia s’approcha de sa sœur. Elles se pressèrent contre la vitre, désespérée de cet obstacle qui les empêchait de se toucher, de s’enlacer et de se réconforter.
— Le chef des mercenaires s’appelait Jevin, lâcha soudain Ciarma.
Sous la surprise, Mericia recula.
— Le prince Jevin ! s’écria-t-elle.
— J’ignorais qu’il était prince jusqu’à ce que Saalyn me l’apprenne.
— Ici au palais c’est un prince, mais en dehors, il dirige un groupe de mercenaire, confirma Deirane.
— Je suis au courant maintenant. D’après ce que j’ai compris, la troupe de Jevin permet au roi Brun d’agir à l’extérieur de l’Orvbel en toute discrétion.
— C’est donc de Brun que Jevin prend ses instructions, déduisit Mericia.
En formulant sa question, Mericia s’était tournée vers Deirane et avait posé sur elle un regard plein d’incertitude.
— La plupart oui. Tu peux donc en conclure que…
— Que Brun a donné l’ordre de tuer notre mère, compléta Mericia !
— La tuer je ne sais pas, mais de capturer l’une de vous deux.
— Une capture qui a entraîné la mort de ma mère.
— Il voulait bien la tuer, corrigea Ciarma, il avait été payé pour ça. Jevin jouait sur plusieurs tableaux. Il devait livrer la tête de nos parents à Falcon afin de prouver leur mort. Mais il n’a pas réussi cette deuxième mission. Saalyn l’en a empêché.
De sa position assise, Deirane put assister à la transformation de sa compagne. De désemparé, son visage devint de plus en plus dur au point d’exprimer une détermination que l’on n’avait jamais vue sur lui. Elle refit face à sa sœur. Son ton avait changé, sa voix était ferme quand elle reprit la parole.
— Tu as donc grandi dans le Sangär ?
— En partie seulement. La moitié du temps, j’ai vécu en Nayt avec grand-père et les sœurs de notre mère.
— Ivan était avec toi.
— Bien sûr.
Mericia se tut. Elle prenait conscience de tout ce dont son enfermement au harem l’avait privée. Ciarma avait profité de leur famille, alors qu’elle se retrouvait isolée.
— Tu as survécu avec notre frère. Qui d’autre du palais a survécu ?
— Ksaten et Saalyn, répondit Ciara.
— Bien sûr, elles sont encore vivantes aujourd’hui.
— Ksaten se trouvait ici même il y a quelque mois, précisa Deirane.
— Le chevalier du Than.
— Botris ?
— Ainsi que les trois quarts de la garde rapprochée du palais.
— Ils s’en sont tirés ? Mais pourquoi ne nous ont ils pas aidés ?
— Ils l’ont fait. C’est pour cela que je suis libre. Et après le pillage, ils nous ont cherchées et ils m’ont retrouvée. C’est Botris qui a attaqué la caravane qui me transportait en Nayt. À l’époque, il ignorait que c’était Serig qui nous avait rachetées, sinon il n’aurait jamais mené ce coup de force.
— Et où sont-ils aujourd’hui ?
Le Sangären s’avança alors.
— Mon père était un de ces soldats. Et maintenant, j’ai l’honneur de prendre sa suite en escortant la fille de son seigneur.
Il s’inclina comme le voulait la tradition puis retourna à sa place.
— Est-ce bien ce que j’ai compris ?
— Si tu as compris que les rescapés de la cavalerie de Miles constituent aujourd’hui une tribu sangären dont je suis la matriarche, alors tu as raison, répondit Ciarma.
Mericia alla s’asseoir sur la première chaise disponible. Cela faisait trop de révélations pour elle en une seule fois.
— Tu n’as pas cité Dercros parmi les survivants, reprit-elle.
— Parce qu’il est mort ce jour-là. Comme beaucoup d’autres Helariaseny. La Pentarchie a d’ailleurs menacé le roi Falcon. Et sans sa mort opportune, la guerre aurait éclaté entre les deux pays.
— On a toujours toujours présenté le roi Menjir II comme un régicide qui a mis fin au règne de son père en l’assassinant, intervint Deirane. Mais en réalité, il a réalisé la seule chose qui pouvait sauver l’Yrian.
Mericia fit taire Deirane d’un geste de la main.
— Si je comprends bien, le duché de Miles existe encore, mais sous forme d’une tribu sangären nomade.
— Tu as bien compris. Il n’y a plus de duché, mais il y a toujours une famille ducale.
— Qui d’autre a survécu ?
— Quelques membres du personnel du palais. Et des habitants qui ont réussi à se cacher le temps que les choses se calment.
— Donc, résumons la situation, prononça Mericia de cette voix doucereuse que tout le monde avait appris à craindre. Brun m’a fait enlever, il nous a séparées, et c’est lui qui est responsable de la mort de notre mère. Ai-je pleinement compris le déroulement des événements ?
— C’est un bon résumé, confirma Ciarma.
Elle n’eut pas l’occasion d’en dire plus. Le bruit d’une personne frappant à la porte les interrompit. Elle s’ouvrit, laissant le passage à un garde rouge. Ciara n’eut que le temps de relever sa capuche pour qu’il ne pût voir son visage.
— La visite est terminée, annonça-t-il, vous devez partir.
— Nous avions fini, répondit le Sangären.
Elle se leva. Elle inclina la tête en direction de Deirane qui ne le remarqua pas. Cela ne sembla pas l’affecter, elle rayonnait. Elle venait enfin de trouver les alliés hors du harem pour son objectif. Parce qu’elle n’avait aucun doute, cette Sangären mettrait tout en œuvre pour rejoindre sa sœur.
Elle sortit, entraînant les nomades à sa suite. Le garde rouge referma derrière lui. Il ne restait plus que Deirane et Mericia dans la pièce.
La belle concubine enleva la tunique qu’elle rendit à Deirane, gonfla la poitrine et sortit d’un pas vif.
— Deirane, qu’est-ce que tu fous ? Tu viens ?
— J’arrive, répondit-elle machinalement.
— Grouille-toi, on a tout un royaume à faire péter.
En se levant, Deirane remarqua un détail. Elle n’était plus Serlen pour Mericia, mais bien Deirane. La concubine avait employé son vrai nom.
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