Interlude. Cité de Miles, 15 ans plus tôt - (1/2)
Au début, Meghare progressa lentement. Elle devait se cacher pour éviter les patrouilles yrianis qui avaient investi la ville. Heureusement, son escorte était compétente. Ils arrivèrent à contourner presque tous les problèmes. Presque. À deux reprises, des ennemis les surprirent et ils durent défendre chèrement leur vie. Soudain, les rues se vidèrent. Il semblait ne plus y avoir de soldats. Les seuls qu’ils croisaient préféraient fuir plutôt que d’affronter cette troupe.
Tout autour d’elle, les signes de pillages étaient nombreux, portes défoncées, fenêtres brisées. Des meubles lancés depuis les étages s’étaient fracassés sur le sol comme si les envahisseurs avaient voulu détruire ce qu’ils ne pouvaient pas emporter. Ils cherchaient l’or, les bijoux, les objets en métal. Les précieuses assiettes en porcelaine de Deira, la vaisselle en bois tournée de l’Helaria, les violons de l’Orvbel, tout finissait pulvérisé dans la rue. Ces hommes ne se rendaient pas compte de la valeur de ce qu’ils démolissaient. Elle aperçut un orgue éolien écrasé d’un coup de talon qu’un prêtre naytain aurait payé une fortune pour l’accrocher à l’entrée de son église. Mais le pire restait les cadavres. Elle en voyait partout. Les soldats yrianis avaient laissé libre cours à leurs plus bas instincts. La plupart étaient morts rapidement. Ivres de meurtres, ils allaient au plus vite, épargnant les souffrances à leurs victimes. Les seuls qui portaient les traces de sévices étaient les occupants des plus belles maisons. Les pillards n’avaient pas hésité à les torturer, sans doute pour leur faire avouer où ils cachaient leur fortune. Meghare pressa convulsivement la main d’Anastasia blottie au creux de la sienne. La fillette gémit, elle adoucit son étreinte. Elle jeta un coup d’œil sur le capitaine de ses gardes. Il avait le visage fermé, la mâchoire serrée. C’était sa ville à lui aussi. Davantage même, il était né ici, alors qu’elle ne s’y était installée qu’après son mariage. La voir ainsi massacrée devait lui enfoncer un poignard dans l’âme.
Des barbares, voilà ce qu’étaient devenus les Yriani. L’un des peuples les plus civilisés du monde s’était transformé en monstre sanguinaire dont le seul but était de tuer.
Quand ils arrivèrent devant l’ambassade, ce fut pour découvrir un bâtiment déserté par ses occupants. Déserté, mais pas vide. Quelques soldats ennemis, voyant la porte ouverte, avaient entrepris de le fouiller. Ils n’eurent que le temps de se cacher derrière le coin d’une maison avant de se faire repérer. Les envahisseurs n’étaient pas nombreux, leur troupe aurait pu facilement les tuer. Et après. La garnison sur laquelle ils comptaient avait disparu. Meghare resta immobile, les bras ballants, indécise.
— Ils sont morts ? murmura-t-elle.
— Non, répondit le capitaine, ils sont partis.
— Quand ? Et comment ?
— La bonne question serait plutôt de savoir où. Et pour le moment, je suppose qu’ils ont profité du moment où les soldats ont disparu des rues.
Disparus ? Pas vraiment. Les hurlements de souffrance de la population parvenaient jusqu’à eux. Mais les abords de l’ambassade s’étaient retrouvés soudain suffisamment calmes pour qu’elle l’atteigne sans encombre.
— Ridimel a certainement fait quelque chose, déduisit-elle.
— C’est aussi mon avis. Mais le résultat c’est que les Naytains ne sont plus là.
Le capitaine rentra la tête dans leur cachette.
— Il faut aller ailleurs, déclara-t-il.
— Où ? demanda Meghare.
— Nous n’avons pas le choix. On ne peut pas quitter la ville. Les portes sont surveillées. Il est possible que certains soldats compatissants laissent fuir les pauvres gens. Mais jamais ils ne laisseront passer une noble escortée de ses gardes du corps. Vous ne devez plus ressembler à une noble.
— Je ne dispose que de ces vêtements. Et mon origine naytaine trahirait mon identité.
Le capitaine réfléchit. Il regarda autour de lui. Ses yeux se posèrent sur le cadavre d’une jeune femme. Une citadine de faible condition. Les soldats l’avaient égorgée sans chercher à abuser d’elle. En un instant, il la jugea. Elle avait à peu près la même taille que Meghare. Et si elle était plus maigre, l’ampleur des vêtements pourrait facilement compenser ça.
— J’ai une idée, dit-il.
Il s’approcha du corps et commença à la déshabiller.
— Que faites-vous ! s’écria Meghare.
— Vous allez mettre sa robe.
— Les habits d’un cadavre ? Pas question !
— Vous n’avez pas le choix, si on vous reconnaît, vous serez tuée.
— Je préfère cela que de dépouiller une morte.
— Et vos enfants ?
L’argument porta. Elle ferma les yeux et laissa le capitaine continuer. Au bout d’un moment, il lui tapa sur l’épaule. Elle dirigea son regard sur lui. Il tenait les habits de la jeune femme sur le bras.
— Enfilez ça, la convia-t-il.
Elle jeta un bref coup d’œil sur le corps. Un soldat l’avait recouvert de sa cape, lui évitant l’indignité de la nudité. Elle se leva, prit les vêtements et s’écarta. D’un geste de la main, le capitaine incita ses hommes à se retourner avant de les imiter à son tour.
Personne ne la regardait, à part ses filles. Pourtant Meghare se sentait mal à l’aise. Ce n’était pas seulement de mettre les habits d’une morte qui la gênait, mais aussi de se dévêtir en pleine rue. Elle n’avait pas le choix, le capitaine avait raison. Les soldats s’étaient disposés en demi-cercle autour d’elle, l’isolant d’un éventuel voyeur. Ce détail la décida. Elle enleva sa tunique de soie et sa jupe qu’elle posa sur le rebord de la fenêtre. Les pauvres gens portaient-ils des dessous ? Elle l’ignorait. Ce que lui avait donné le capitaine n’en comportait pas. Et le corps recouvert de sa cape ne pouvait la renseigner. Elle choisit de garder les siens. La jupe, semblable à la sienne, mais en tissu moins riche ne lui posa aucun problème. La tunique la laissa plus circonspecte. Elle était si différente de ses toilettes naytaines. Comment refermait-on le décolleté et à quoi servait cette sangle ? En tout cas, la victime n’était pas si pauvre qu’elle y paraissait. Ses habits étaient en lin, une plante cultivée depuis peu en Ortuin et qui commençait tout juste à prendre de l’importance.
— Capitaine, appela-t-elle, j’ai besoin d’aide.
— Puis-je me retourner.
— Je suis décente. Enfin, presque.
Il la rejoignit. En un instant, il identifia le problème.
— Je peux vous toucher ? s’enquit-il.
— Ai-je le choix ?
En quelques instants, il serra la lanière située juste sous le cou qui maintenant le vêtement en place et celle qui coulissait sous la poitrine.
— Comment ferme-t-on le col ?
— On ne le ferme pas.
Elle n’y avait jamais fait attention. Les femmes arboraient toutes ce décolleté largement ouvert dans le pays, le bas peuple comme les nobles. Ces dernières l’obturaient parfois d’une voilette transparente. Et pour les pauvres, la couleur du vêtement était proche de celle de la peau. Mais avec Meghare, bien plus sombre, le contraste était saisissant. Son identité était maintenant masquée, mais pas son origine. Le capitaine la retourna et commença à s’occuper de sa coiffure. Heureusement qu’elle n’était pas Naytaine de pure souche. Elle les aurait eus crépus, il n’aurait rien pu faire. Son métissage lui valait une chevelure longue et ondulée. Il la tressa en une longue natte serrée qu’il laissa libre dans le dos. Le frisottement caractéristique de son pays n’était plus visible.
— Vous savez vous y prendre, fit-elle remarquer.
— Quand j’étais enfant, c’était moi qui m’occupais de coiffer de ma sœur aînée, expliqua-t-il en donnant la dernière touche à la coiffure.
— Votre mère ne s’en chargeait pas ?
— Ma mère est morte en me mettant au monde.
— Je suis désolée.
— Ne le soyez pas. Ne l’ayant pas connue, elle ne me manque pas. Ma sœur la remplaçait à la perfection même si elle n’avait que quatre ans de plus que moi.
— Où est-elle maintenant ?
— Loin d’ici.
Prévoyant le pire, il l’avait donc mise à l’abri quand il en était encore temps.
— C’est fini, annonça-t-il enfin. Ou presque.
Elle se retourna face à lui. Il tenait les sandales de la jeune morte. Elles étaient simples, une semelle de bois et des lanières de cuir. Mais elles se révélèrent confortables.
— La touche finale.
Il ramassa sur le sol un peu de terre mélangée à de la cendre. Il en étala sur le visage et sur les mains de Meghare. Puis il en saupoudra sur ses vêtements.
— Je vous prie de m’excuser, ma dame, dit-il.
— Faite puisqu’il le faut bien.
Les gestes empreints de maladresse, comme s’il touchait une femme pour la première fois, il recouvrit la poitrine de la même substance. Puis il se recula pour admirer son œuvre. Il aurait fallu être attentif pour déceler une Naytaine. Elle donnait l’impression d’une Yriani qui avait réussi à sortir d’une maison en flamme. Les habits en partie déchirés renforçaient cette impression d’avoir passé une mauvaise journée. Pour les fillettes, se fut plus simple. Il se contenta d’arracher les décorations de leurs vêtements. Elles ressemblaient maintenant à n’importe quel enfant jouant normalement dans les rues. Un peu de cendre fit disparaître le brillant de la soie. Puis il enleva sa veste d’uniforme, seul signe distinctif de son appartenance à l’armée. Son pantalon était assez neutre pour donner le change. Ses hommes l’imitèrent. Ainsi ils évoquaient à une famille en fuite. À l’exception de leur épée et de leur dague. Et de leur démarche toute militaire. Ils avaient une chance de passer.
— Où va-t-on maintenant ? demanda Meghare.
— Je voudrais essayer de sortir, mais j’ai peur que dehors ce soit pire, répondit Joras. L’ennemi encercle la ville, nous arriverions au milieu de leurs lignes. S’ils pillent les ambassades, la meilleure solution serait de se mêler au convoi d’évacuation de l’une d’elles.
De la main, elle désigna le bâtiment qui hébergeait la délégation naytaine.
— Ils sont déjà partis.
— Ce n’est pas la seule ambassade. Celle du Salirian est la plus proche, mais les connaissant, ils vont essayer de se battre au lieu de fuir. Ils vont se faire massacrer. Celle de Deira est trop loin. Les Helariaseny sont le choix le plus raisonnable. En les rejoignant, nous avons une chance.
— Par quel chemin, le palais nous sépare d’eux !
Joras examina la situation.
— J’aurai voulu par l’ouest. Mais cela nous obligerait à passer devant les soldats qui pillent l’ambassade. Je préfère l’éviter. On va contourner le palais vers l’est.
Meghare hocha la tête.
— Je vous suis.
Le capitaine donna ses instructions.
— La duchesse et les enfants marcheront au milieu de notre groupe. Mais nous n’adoptons aucune formation. On ne doit pas nous identifier comme des militaires. Et planquez votre épée du mieux que vous pouvez.
Les soldats ne répondirent pas. Il ne put dire si c’était parce qu’ils étaient déjà entrés dans leur rôle ou qu’il leur répugnait de cacher l’appartenance à cette armée dont ils étaient si fiers. En tout cas, ils obéirent. Ils entourèrent Meghare et ses enfants qui se retrouvèrent bien à l’étroit entre ces montagnes de muscle. Elle sentit la petite main d’Anastasia se glisser au creux de la sienne. Ciarma transportait toujours son frère. Bientôt, il aurait faim. Elle n’avait rien emporté pour le nourrir ; l’ambassade, qui accueillait de nombreuses jeunes mères dans son personnel, disposait de tout le matériel. Elle espérait se mettre à temps en sécurité avant qu’il ne commence à pleurer.
Contourner le palais ducal par l’ouest se révéla une bonne idée. Joras ne rencontra presque personne en chemin. Après quelques calsihons de marche, l’ambassade de l’Helaria fut en vue. En la voyant, il éprouva de la déception. Ce n’était pas une forteresse. C’était une villa, belle et confortable, mais avec peu de défenses. En s’approchant, il constata que les Helariaseny n’étaient pas restés inactifs à attendre les Yrianis. Ils avaient barricadé toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, plus proprement que ce que lui avait pu faire dans l’urgence. Il repéra aussi des archers postés aux ouvertures du deuxième étage. Ils étaient bien protégés tout en ayant une vue dégagée sur les alentours. D’autant plus que la place qui faisait face à l’ambassade était totalement vide. Il n’y avait ni chariot, ni caisse, ni étal de marchand qui aurait pu servir d’abri à des assaillants. Ils avaient dû la nettoyer pendant qu’il en était encore temps. Joras ignorait qui commandait ces hommes, mais il était efficace. Lui-même n’aurait pas forcément pensé à ce dernier point.
— J’ai besoin d’un drapeau blanc, réclama-t-il.
Aussitôt, sa troupe s’activa et en un instant, il eut ce qu’il voulait. Une tunique servit de pavillon. Pour la hampe, un fourreau d’épée, vide, fit l’affaire. Joras le prit à la main.
— Lieutenant, je vous confie le groupe. Trois venez, un fuyez !
— Compris, déclara l’intéressé.
— Vous venez avec moi ou vous restez ici ? demanda-t-il à la jeune mère qui lui tenait toujours la main.
Elle ne répondit pas, mais quand il se leva elle le fit à son tour et le suivit quand il s’engagea au cœur de la place. Il appréciait qu’elle l’accompagne. Les femmes ne participaient pas à l’armée de l’Yrian. Que l’une d’elles soit à ses côtés, mère de surcroît, pourrait bien éviter qu’un archer trop sur ses gardes ne décoche une flèche intempestive.
Il avança lentement, bien visible, tenant la femme par la main droite, son drapeau blanc dans la main gauche. Il s’arrêta à quelque distance de l’accès à la grille.
— Je suis le capitaine Joras, commandant de la garnison de l’ambassade de Nayt. Je viens chercher refuge entre vos murs.
Une fenêtre s’ouvrit à l’étage. Un homme s’y encadra.
— Combien êtes-vous ?
— Nous sommes quarante et un. Onze militaires, le reste des civils. La plupart naytains. Mais il y a aussi des Milesites.
— Ne bougez pas d’où vous êtes.
La fenêtre se referma et la porte s’ouvrit. Un individu s’avança à sa rencontre. Son pantalon, sa veste molletonnée et son casque indiquaient à Joras qu’il avait affaire à un combattant. Un guerrier certainement. Il arriva devant le couple.
— Je suis Meton, maître guerrier de l’Helaria.
— Joras, commandant de l’armée naytaine, chargé de la défense de l’ambassade de la Nayt.
— Vous êtes loin de votre ambassade.
— Mon rôle n’est pas de protéger un bâtiment, mais ceux qui l’occupent. Il m’a semblé plus adapté de le quitter pour nous réfugier ici.
— Les Yrianis n’ont donc pas respecté votre immunité diplomatique.
Joras confirma d’un mouvement de tête.
— De combien disposez-vous de soldats ? s’enquit-il.
— En comptant les vôtres ? Onze.
Devant la déception de Joras, Meton ajouta :
— Pourquoi en aurions-nous eu besoin ici ? Tout au plus, l’ambassade possède quelques gardes, mais ils n’ont qu’un rôle d’apparat. Un bel uniforme, mais aucune connaissance des armes. Nous sommes au cœur d’un pays civilisé et nous ne sommes en guerre avec personne.
L’odeur de brûlée, la fumée épaisse qui envahissait les lieux et les hurlements lointains qui leur parvenaient en disaient long sur le niveau de civilisation des belligérants.
— Pas de soldats ici, déplora Joras.
— La Pentarchie est trop loin pour qu’elle puisse nous envoyer une escouade à temps. Mais pour trois personnes, c’était jouable.
Joras leva les yeux et vit une femme venir à leur rencontre. Elle était étrange, portant une tenue violette si près du corps qu’elle moulait étroitement ses formes pleines. Quand elle s’approcha, il découvrit qu’en fait elle était nue. Ce qu’il voyait était sa véritable peau. Elle n’était vêtue que d’une ceinture dont chaque maillon était constitué d’un petit crâne. Elle s’arrêta à côté de Meton en gardant une certaine distance avec lui.
— Une gems, s’étrangla-t-il en reconnaissant son peuple.
— Panation Tonastar, se présenta-t-elle.
Il tendit la main. Elle ne réagit pas à son geste d’invite. Il souvint alors que le corps de ces êtres était très chaud. La toucher aurait équivalu à plonger la main dans l’eau bouillante. Il retint juste à temps sa partenaire qui en proie à la curiosité avait déjà levé le bras vers elle.
— Attention, c’est chaud ! s’écria-t-il.
— Votre ami à raison, confirma la gems. Vous pourriez vous brûler.
La jeune femme s’écarta.
— Si vous faisiez venir vos hommes, l’invita Meton.
Joras se retourna et leva le bras en gardant quelques doigts repliés, n’en tendit que trois. Aussitôt, un groupe disparate sortit d’une ruelle. En voyant ces femmes, ces enfants, ces hommes, le tout entouré de quelques militaires, Meton ne put s’empêcher d’éprouver de la pitié.
— Est-ce là tout le personnel de l’ambassade ? demanda Meton.
— Non. Six de mes hommes sont morts pendant l’assaut que nous avons essuyé. Un civil trop vieux n’a pas pu tenir le rythme de notre fuite, son cœur a lâché. Et sept autres nous ont quittés pour retrouver leur famille en ville. Pour finir, un archer embusqué a réussi à tuer quatre d’entre nous avant que nous le neutralisions.
Joras avait donc perdu un tiers des hommes placés sous sa protection, dont onze morts. Meton comprenait qu’il soit affecté.
— On ne peut pas rester ainsi à découvert, proposa Panation.
— Dame Tonastar a raison. Venez à l’abri.
Joras rassembla son groupe, ils suivirent Meton à l’intérieur de l’ambassade, vers la sécurité.
Annotations
Versions