XL. L'Assassinat
Les coups frappés contre la porte réveillèrent Mericia. Son crâne l’élançait. Elle avait pris un sacré choc. Elle y porta la main. Elle était poisseuse, quelque chose la recouvrait, comme du sirop. Elle l’amena devant ses yeux. Du sang. Elle baignait dans une mare de sang. Son premier réflexe fut de chercher où elle avait été blessée. Mais il y en avait trop, si elle en avait perdu une telle quantité, elle serait morte. Mais alors d’où venait-il ?
Elle se redressa sur ses avant-bras, au moment où la porte céda. Deux gardes eunuques entrèrent dans la pièce et se disposèrent de part et d’autre de l’encadrement, laissant le passage à Chenlow. D’un simple coup d’œil, ce dernier prit connaissance de la scène.
— Mericia, qu’as-tu fait ? demanda-t-il d’une voix attristée.
— Que veux-tu dire ?
Pour une fois, elle n’affichait pas sa morgue habituelle. Elle avait peur. Elle tourna la tête dans la direction que, d’un bref geste de la main, Chenlow lui désigna. Elle découvrit un corps, celui de Sarin. Elle avait les yeux grands ouverts, mais ne voyait rien. Son regard était vide, et sa poitrine ne se soulevait plus. C’était d’elle que venait le sang. Quelqu’un lui avait tranché la gorge. L’assassin ne lui avait laissé aucune chance. Il avait sectionné les carotides et la trachée, la laissant se noyer dans son sang. La mort avait été rapide, mais particulièrement angoissante.
En découvrant le cadavre, elle tenta de s’en éloigner, mais dérapa sur la mare de sang. Un eunuque l’attrapa par le bras et l’aida à se remettre debout. Il la guida jusqu’à un tabouret sur lequel elle s’assit. Chenlow disparut dans la pièce d’à côté. Il revint avec un verre d’eau qu’il tendit à la concubine. Elle le prit avec reconnaissance et le vida d’un trait. Boire lui fit du bien, ses idées s’éclaircirent. Elle recommençait à réfléchir correctement.
Elle était recouverte du sang de Sarin. En temps normal, elle aurait dû être écœurée. Mais Sarin était… Oui, elle pouvait la considérer comme une amie. Et elle n’avait pas son pagne : c’était un nu que peignait la concubine. Mais pour une fois, elle n’y accordait aucune importance.
— Ce n’est pas moi qui l’ai tuée, déclara-t-elle.
— Qui alors ? demanda Chenlow.
— Je ne sais pas. Une troisième personne.
— La porte était fermée de l’intérieur, objecta l’eunuque. Et il n’y avait que vous à l’intérieur.
— Je ne sais pas, protesta Mericia. Il a pu sauter par la fenêtre. La fenêtre n’est qu’à que deux perches du sol.
Par acquit de conscience, Chenlow les vérifia. Comme il s’y attendait, elles étaient toutes fermées. Quand il se retourna vers la concubine, son visage était empreint de commisération. La jeune femme pâlit. Pour les précédentes morts, aucun indice ne pouvait mettre Brun sur la voie du coupable. Ici, elle se trouvait sur le lieu du crime, son corps était maculé du sang de la victime. Et personne ne voudrait croire que la terrible Mericia s’était laissée piéger aussi facilement. En plus, Sarin était une artiste qui participait au prestige de la couronne. Le roi n’allait pas lui faire de cadeau, malgré la clémence dont elle avait bénéficié jusqu’alors.
Chenlow se baissa pour ramasser son pagne et le tendit à la concubine qui le prit machinalement.
— Nous verrons ce que le seigneur lumineux en pensera, dit-il.
— Le roi Brun n’est pas enquêteur, objecta-t-elle. C’est à un professionnel d’éclaircir cette affaire.
— Nous n’en avons pas. Il n’y a pas beaucoup de meurtres en Orvbel. Notre police manque d’entraînement.
— Au port, on retrouve régulièrement des cadavres.
— Des personnes sans intérêt, marins de passage ou mendiants. Le Seigneur lumineux ne va pas dépenser d’argent pour si peu.
Mericia réfléchissait à toute vitesse.
— Il nous faudrait les guerriers libres, suggéra-t-elle.
— Je te déconseille de faire cette proposition à Brun. Tu saurais alors ce qu’est la colère.
— Et Naim, elle n’est pas rentrée de son voyage.
— Personne ne sait où elle est. Ce n’est pas le Seigneur lumineux qui l’a missionnée. Elle est partie sans ordre et certains pensent qu’elle s’est enfuie.
— En abandonnant sa sœur derrière elle ?
— Toi non plus tu n’y crois pas. De toute façon, elle n’aurait pas pu t’aider. Elle n’avait aucune expérience en tant qu’enquêtrice. Elle n’a jamais reçu la formation d’un vrai guerrier libre.
L’eunuque avait raison, elle n’aurait pas vraiment pu aider. Mais Dursun pourrait. Elle était intelligente et observatrice.
Mericia interrompit ses réflexions. Elle était la concubine favorite avant l’arrivée de Deirane, elle avait presque atteint le rang de reine. Comment était-elle tombée si bas qu’elle envisageait de se reposer sur sa concurrente pour assurer sa survie ?
La réponse était évidente pourtant. Sarin. Cette concubine effacée avait beaucoup d’importance pour Brun, elle contribuait à faire du palais un centre culturel de renommée mondiale. Mais comptait-elle plus que Dayan et Cali ? Évidemment non. Et Deirane, reconnue responsable de leur mort n’avait pas été châtiée. Aucune torture, aucun supplice ne lui avait été infligé. Et Brun ne pouvait pas la punir comme il l’avait fait à la petite concubine. Cette idée la rassérénera. Elle allait passer un sale moment, mais elle ne risquait pas grand-chose en fin de compte.
Chenlow offritla main à Mericia.
— Suis-moi, ordonna-t-il.
La belle concubine se leva. Elle enfila son pagne, sans toutefois prendre la main tendue.
— Je vous suis, annonça-t-elle.
Les quatre gardes du harem se disposèrent autour d’elle. Le groupe se mit en marche entraînant leur prisonnière vers son lieu de détention. Chenlow engloba la scène du regard une dernière fois avant de fermer la verrouiller la serrure.
— Quel gâchis, murmura-t-il en emboîtant le pas à ses hommes.
Le tambourinement brutal contre la porte de la suite effraya Loumäi. En première réaction, elle courut se réfugier dans la chambre, la pièce la plus éloignée de l’entrée.
— Serlen, ouvre ! ordonna une voix empreinte de colère.
Paradoxalement, entendre la responsable de cette colère rassura la domestique. Salomé n’était pas violente. Elle n’agissait jamais sous le coup de la colère.
Avec beaucoup d’hésitation, elle entrebâilla la porte.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— Je veux voir Serlen, répondit Salomé.
Loumäi avait eu raison. Ce n’était pas la colère qui faisait réagit la lieutenante de Mericia ainsi. C’était la peur. Et ça, elle savait y faire face. Elle ouvrit la porte en grand et invita la belle brune à entrer. Salomé enserra sa poitrine de ses bras et entra.
— Serlen n’est pas ici, dit Loumäi.
— Où est-elle ?
— C’est difficile à dire. Peut-être avec Dursun à la salle des tempêtes.
— J’en viens…
— Celle des chanceuses ?
Salomé se contenta de hocher la tête.
— C’est Mericia. Elle… Elle…
Loumäi remarqua les larmes qui coulaient sur les joues de la concubine. Elle l’enlaça et lui posa la tête contre la poitrine. Deux eunuques, attirés par le boucan, s’encadrèrent dans la porte. Elle leur fit signe que tout allait bien. Ils ne bougèrent plus, attendant au cas où leur présence serait requise.
Salomé finit par se reprendre. Elle s’écarta de la domestique.
— C’est Mericia, parvint-elle enfin dire.
— Il lui est arrivé quelque chose ? Elle n’est pas morte ?
— Non.
Salomé s’écarta et croisa les bras sur la poitrine.
— Non, elle n’est pas morte. Mais elle vient de se faire arrêter. Elle est emprisonnée dans la caserne des gardes rouges.
Loumäi réfléchit à toute vitesse. Elle se dirigea vers les eunuques.
— Savez-vous où se trouve Serlen ? demanda-t-elle.
— Dans l’ancienne salle de danse de dame Cali, répondit l’un d’eux.
— Mais que fait-elle là-bas ? s’écria Salomé.
Croyant qu’il s’agissait d’une vraie question, il donna l’information.
— Elle auditionne de nouvelles danseuses pour la troupe.
— On y va, déclara Loumäi.
Elle s’élança dans les couloirs, entraînant la concubine avec elle. Maintenant que quelqu’un avait pris les choses en main, elle était plus calme. Salomé n’était pas une meneuse, mais une suiveuse. C’était à se demander comment Mericia avait pu la nommer sa lieutenante.
— Ils ne nous accompagnent pas ? s’étonna-t-elle. Si on va se retrouver face à des danseuses, les eunuques devraient nous escorter.
— Si Deirane y est, elle est forcement protégée par des eunuques, répondit Loumäi.
— C’est vrai.
À cause du froid, Loumäi choisit la voie intérieure, qui passait par la salle des tempêtes. Elle utilisa son bracelet feythas pour déverrouiller l’accès. L’escalier qu’elle masquait conduisait aux souterrains de services, il débouchait juste en face de la porte de la salle de danse. Elle n’eut qu’à la pousser pour entrer.
Deirane et Dursun menaient une discussion animée avec quelques-unes des ballerines de la troupe de Cali. Et Loumäi ne s’était pas trompée, un eunuque les surveillait, assisté d’un garde rouge. Le bruit de la porte qui s’ouvrait attira l’attention de Deirane, le spectacle de Loumäi accompagnée de la lieutenante de Mericia la surprit suffisamment pour qu’elle quittât son auditoire pour rejoindre les arrivantes. Dursun la suivit en clopinant, en s’aidant de sa canne. Salomé éprouva du regret, elle était si pleine de vie avant son agression.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Deirane. Que trafique la lieutenante de Mericia en compagnie d’une de mes amies ?
Salomé hésita.
— Je sais que tu as des projets en cours avec Mericia.
— Ça ne nous concerne que tous les deux. Je ne peux pas t’en parler.
— Tu as retrouvé sa sœur jumelle et l’as fait venir ici en Orvbel.
Devant la surprise de Deirane, elle ajouta :
— Mericia me raconte tout.
Ainsi, Mericia faisait assez confiance à sa lieutenante pour lui livrer ses secrets.
— Nous devons aller voir à Brun.
— Mais pourquoi ?
— Mericia a été arrêtée.
Deirane s’attendait à beaucoup de choses, mais pas à cela. Elle ne put cacher sa surprise.
— Pourquoi ?
— Pour le meurtre de Sarin.
— Sarin est morte ! s’écria Dursun.
Sarin faisait partie de la faction de Serlen, un détail que Salomé avait oublié. Elle aurait dû annoncer la nouvelle avec plus de tact. Maintenant, il était trop tard.
— Que s’est-il passé ? s’enquit Deirane.
Elle appuya ses mains sur les épaules de son amie comme pour la soutenir.
— Tôt ce matin, Mericia s’est rendue dans la suite de Sarin pour poser. Moins d’un monsihon plus tard, un eunuque est venu me prévenir que Mericia avait été conduite à la prison du palais. Je n’en sais pas plus.
— Assassiner Sarin n’est pas logique, fit remarquer Deirane. Il n’y avait aucune relation entre elle et Mericia. En plus, cela ne ressemble pas à ce que je connais de Mericia. Je pense que Mericia serait capable de tuer si la situation l’exigeait, mais pas de façon aussi stupide.
— Un accident ? suggéra Dursun.
— Peut-être.
— Il faut faire vite ! intervint Salomé, Brun va l’interroger sur le meurtre. Il va… Il va…
Deirane et Dursun guidèrent la concubine en larmes jusqu’à une banquette sur laquelle elles l’incitèrent à s’asseoir. Dursun lui passa un verre d’eau.
— Tu as l’air de beaucoup tenir à Mericia, constata Deirane.
Salomé hocha la tête.
— Le lien qui t’unit à elle est très fort. Plus que d'habitude entre une cheffe de faction et une lieutenante. Quel lien vous unit ?
Salomé termina son verre avant de répondre.
— Le lien entre Dursun et toi est très fort aussi.
— C’est différent. Quand Dursun est arrivée, elle entrait à peine dans la puberté.
— Avec Mericia c’est pareil. Quand elle est arrivée dans ce harem, elle n’avait que six ans.
— C’est toi qui l’as élevé !
— Il fallait bien que quelqu’un s’en occupe. Et elle semblait si perdue dans cet endroit nouveau, loin de sa famille.
— Tu as joué le rôle d’une mère pour elle, intervint Dursun.
Salomé hocha la tête à nouveau.
— Pourtant tu ne parait pas tellement plus âgée que Mericia, fit remarquer Deirane.
— J’ai six ans de plus. J’étais adulte quand elle est arrivée.
Deirane ne s’était pas doutée qu’une telle différence d’âge séparait Mericia et Salomé. Si on considérait que Mericia était six ans plus âgée que Deirane, Salomé était au cœur de la vingtaine.
— Hey, ton âge est la somme du mien et de celui de Deirane, s’écria Dursun.
Deirane sourit. On pouvait compter sur elle pour réfléchir sur les sujets importants. Salomé leva la tête vers l’Aclanli.
— Quel rapport avec notre discussion ? s’étonna-t-elle.
— Aucun. C’était juste une remarque, répondit Dursun.
L’interruption de Dursun avait quand même eu un effet positif, Salomé avait pu reprendre le contrôle de ses nerfs.
Deirane s’assit sur la banquette contiguë à celle de Salomé.
— Tu sais, Brun me considère comme responsable de la mort de Dayan et il ne m’est rien arrivé. Que peut-il infliger à Mericia ? la rassura-t-elle.
— Tu as eu de la chance. La maladie t’a sauvée. Sinon tu aurais eu droit au temple de Matak.
— Eh bien la maladie n’est pas finie. Elle continue à faire des ravages en ville.
— Chaque jour, dix personnes meurent rien qu’en Orvbel, précisa Dursun.
Salomé fixa ses yeux bruns sur ceux, bleus, de Deirane.
— Tu me suggères d’attendre ?
— Que veux-tu faire d’autre ? Prendre d’assaut la caserne des gardes rouges ?
Cette idée ridicule arracha une fugitive esquisse de sourire à Salomé. Elle voulut confier à Deirane qu’en plus, la garde rouge abritait un allié de Mericia auquel Brun ne s’attendait pas. Après quelques hésitations, elle renonçait. Si Mericia n’avait pas mis Deirane dans la confidence, ce n’était pas à elle de s’en charger.
— Nous verrons demain ce que le seigneur lumineux décidera, conclut-elle d’une toute petite voix. Mais je ne suis pas rassurée. Brun a changé depuis sa maladie. Il est devenu plus violent.
En se levant, elle jeta un coup d’œil envieux sur quelques danseuses en train de pratiquer des exercices à la barre. Malgré sa brièveté, cette manifestation d’intérêt n’avait pas échappé à Deirane.
— Tu peux rester si tu as besoin de compagnie, proposa-t-elle.
— Merci pour ton offre, mais j’ai toute une faction à rassurer.
Bien sûr, Salomé et Mericia avaient de nombreuses suiveuses.
— Et qui vas s’occuper de toi pendant que tu te consacres aux autres ? s’enquit Deirane.
— Je saurai me débrouiller.
La concubine quitta la salle pour rejoindre ses associées. En passant la porte, elle se retourna, saluant Deirane et Dursun une dernière fois.
Dès qu’elle eut disparu dans le couloir, le sourire qu’affichait Deirane disparut.
— Au travail ! s’écria-t-elle.
— Au travail pour quoi ? s’enquit Dursun.
— Nous devons découvrir l’assassin de Sarin.
— Tu ne penses pas que Mericia soit responsable ?
— Bien sûr que non ! Elle n’est pas si stupide, et ce n’est pas une meurtrière. En plus, elle vient de retrouver sa sœur et ce n’est pas en tuant ses compagnes qu’elle va pouvoir la rejoindre. Un assassin a frappé une des nôtres et je veux le trouver.
— Je croyais qu’en neutralisant la faction de Larein, on serait tranquille.
— Moi aussi.
Étrange que l’on continue à l’appeler « la faction de Larein » pensa-t-elle alors que Larein était morte depuis des mois. Deirane avait révélé le rôle de Bilti, dans la direction des suiveuses de la concubine disparue, quelques mois plus tôt. Chenlow avait alors pris des mesures que Brun avait approuvées. Sous le nom de Kathal, il l’avait nommé domestique personnelle de sa propre fille, avec en suspend la menace d’être mutée ailleurs si elle persistait dans ses complots. Cela avait maté la Sangären qui depuis ne faisait plus parler d’elle.
— Soit Bilti a recommencé à s’agiter, suggéra Deirane.
— Soit elle a fait des émules, compléta Dursun.
— Quoi qu’il en soit, il faut le découvrir. Et vite !
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