XLI. Châtiment - (1/2)
Attention : des scènes de violence pourraient heurter les personnes sensibles.
Deirane s’était trompée. Elle ne dormit pas cette nuit-là. Les idées qui se bousculaient dans sa tête : la mort de Sarin, l’arrestation de Mericia, la tinrent éveillée. Elle se remémora l’évolution de ses relations avec la belle concubine. À son arrivée, Mericia l’avait ignorée. Puis, quand Deirane avait acquis assez d’influence pour monter sa faction, elles étaient devenues concurrentes. Toutefois, contrairement à Larein, Mericia n’était pas agressive, elle ne s’occupait pas de tous ceux qui ne se mettaient pas en travers de son chemin. Et Deirane avait bien veillé à ne pas s’opposer à elle. En fait, la façon dont elle s’était vengée de Biluan avait même créé un lien entre elles, pas de l’amitié, mais du respect. Puis, quand Mericia avait compris que Deirane pouvait l’aider à retrouver sa famille, elles étaient devenues alliées. La jeune femme était curieuse de savoir si cela allait déboucher sur un rapprochement plus étroit. Elle espérait que la folie de Brun ne l’empêcherait pas de le découvrir un jour.
Harcelée par ses pensées, Deirane ne dormait pas. C’est pourquoi elle perçut les premiers cris, au cœur de la nuit. Au début, elle se demanda si son imagination lui jouait des tours. Les Helariaseny disaient qu’autrefois, une fois le soleil couché, on entendait beaucoup de bruits, mais qu’avec la disparition des gros animaux, elles étaient devenues très silencieuses. Elle se leva doucement pour ne réveiller personne autour d’elle. Puis elle ouvrit la première fenêtre qu’elle atteignit. Elle ne rêvait pas, quelqu’un criait. Et cette personne se situait droit devant elle. Hasards de la mécanique céleste, aucune lune n’éclairait le ciel. Mais si elle ne distinguait rien, en face d’elle, une masse sombre se devinait en négatif en masquant partiellement les lumières de la ville. La caserne des gardes rouges se situait dans cette direction, mais elle n’était séparée de sa suite que par des jardins et une galerie couverte de faible hauteur. Le cri reprit, atténué par les obstacles. Il exprimait toute la souffrance qu’éprouvait celui qui le lançait.
— Mericia ! s’écria-t-elle soudain. Ils n’auraient pas osé.
Jamais les gardes n’auraient osé torturer une concubine. Jamais sans l’autorisation de Brun. Mais la tentative de la veille pour rencontrer le roi, en compagnie de Salomé, avait échoué. Il n’était pas dans son appartement ni dans son bureau.
Deirane s’empara d’une robe de chambre pour ne pas se déplacer nue dans les parties communes. Puis elle sortit et referma la porte derrière elle sans faire de bruit. Tout le monde dormait encore quand elle quitta la suite.
Une fois dans le couloir de son aile, Deirane réfléchit. Où se trouvait Salomé à cette heure-ci ? Dans ses quartiers. Cela aurait été logique. Mais si la faction de Mericia avait entendu la même chose qu’elle, elle devait être dans tous ses états. Les concubines avaient dû se rassembler pour se réunir. Où ? Chez Salomé, elles auraient été à l’étroit. La salle des tempêtes de l’aile nord-ouest. C’était possible. Elle ne risquait rien à essayer d’abord, d’autant plus qu’elle était plus proche que la suite. Si elle s’était trompée, elle irait voir chez Salomé.
Elle allait se mettre en route quand elle entendit Dursun l’interpeller. Elle se retourna. L’adolescente… La jeune femme était sortie si rapidement de la suite qu’elle squattait avec Dënea qu’elle n’avait pas pris le temps de s’habiller. Elle tenait une robe de chambre d’une main et sa canne de l’autre, clopinant le plus vite qu’elle pouvait pour rejoindre Deirane. Son genou la trahit, elle perdit l’équilibre. Elle serait tombée si Deirane ne s’était portée à son secours.
— Tu es plus forte que tu en as l’air, remarqua Dursun.
— Tu n’es pas fluette non plus, répliqua Deirane.
— Mais je viens de l’Aclan, un pays rude qui produit des gens solides.
— Tu crois que la province d’Ortuin c’est mieux ? Transporte des seaux d’eau tous les jours pendant ton enfance. Tu verras les muscles que tu développeras.
Avec quelques instants de retard, Dënea les rejoignit.
— Je me demandais où tu étais passée ?
— J’accompagne Deirane. Tu m’aides ?
Avec l’aide de sa compagne, Dursun ne fut pas longue à s’habiller.
— Tu peux surveiller les filles ? la pria Deirane.
— Bien sûr.
Dënea disparut dans la suite de Deirane. Les deux jeunes femmes se mirent alors en route. La présence de la chanceuse les ralentissait, malgré cela Deirane était contente de l’avoir à ses côtés.
Elle ne s’était pas trompée. Quand elle entra dans la salle, elle découvrit treize concubines : la faction de Mericia au complet. Elles avaient l’air perdues, aucune ne profitait du confort de la pièce, seule sa taille les avait incitées à se réunir en cet endroit. En la voyant arriver, Salomé se dirigea droit vers elle.
— Tu as entendu ? s’écria-t-elle. Ils sont en train de torturer Mericia.
Deirane avait envie de la rassurer, de la réconforter. Mais elle ne trouvait pas les mots. Elle se contenta de l’enlacer. Dans cette pièce, aux fenêtres fermées et séparées par la masse du palais, les sons étaient moins clairs que dans la suite de Deirane, on les entendait pourtant.
— On n’est pas sûr que c’est elle ? tenta Dursun pour la rassurer.
— Qui d’autre ? Hier, on l’enferme dans la caserne des gardes rouges. Aujourd’hui, on y torture quelqu’un.
— Un espion, proposa-t-elle sans y croire. Ou un ennemi de la couronne.
Salomé ne répondit pas, cela ne servait à rien. Elle resta un moment enlacée contre Deirane. Quelques concubines cherchant du réconfort les rejoignirent. Elles se retrouvèrent pressées entre une multitude de corps. Une situation bien rassurante vu les circonstances.
La reprise des hurlements fit sursauter Salomé qui s’écarta de la sécurité des bras des Deirane. Maintenant que celle-ci connaissait les liens qui l’unissaient à Mericia, elle comprenait mieux ses réactions.
La porte de la salle s’ouvrit et un groupe entra, entièrement composé de Naytaine. Laetitia venait apporter son assistance. La nouvelle arrivante localisa Salomé dans son coin et se dirigea vers elle pendant que ses concubines se répartissaient dans la pièce pour réconforter certaines des affiliées de Mericia en état de choc de ce que Brun infligeait à leur cheffe.
— Ça va ? demanda Laetitia à Salomé.
Cette dernière, incapable de répondre, hocha la tête.
Laetitia prit Salomé dans ses bras et la serra contre elle. Deirane les rejoignit.
— C’est gentil de venir nous soutenir, la remercia-t-elle.
— Vu les circonstances, c’est normal, répondit la Naytaine.
— Quelles circonstances ? Ce n’est pas la première fois que Brun torture l’une de nous.
— Comme cela, si.
Pour s’expliquer plus librement, elle libéra Salomé qui rejoignit sa propre faction.
— Brun ne nous a jamais torturées physiquement. Quand il cherche à nous punir, il utilise nos frayeurs les plus profondes. Je suis claustrophobe. Pour me punir, il m’enferme entre deux gros rochers creusés juste assez pour accueillir mon corps. Mericia, elle a peur des insectes. Il l’attache dans une fosse et la recouvre de ces vermines. Et Larein, il donnait sa sœur aînée aux gardes rouges et l’obligeait à regarder pendant qu’ils abusaient d’elle. Toi, tu n’y es encore jamais passée, mais je parierais qu’il a déjà des idées te concernant. Par exemple, il pourrait te dénuder et te promener à travers la ville avec une escorte d’eunuques. Ou te brancher à un appareil électrique. On ne peut pas te blesser, ce ne sont pas les possibilités qui manquent.
Deirane digérait toutes les révélations de la concubine. La technique utilisée contre Mericia ne la surprenait pas. Elle se souvenait encore de la peur qu’elle avait éprouvée face à Calugarita l’année dernière, une peur qui l’avait précipitée dans les bras d’un garde rouge. Mais Larein ! Sa sœur était une simple d’esprit. Par certains côtés, elle lui rappelait Jalia. Bien que les deux femmes fussent très différentes, elles portaient un regard identique sur le monde, manifestaient la même gentillesse, la même innocence.
— Il faisait cela à Larein ! s’écria-t-elle. Malgré la méchanceté dont elle faisait preuve, c’était inadmissible. Il infligeait à sa sœur des souffrances sans nom qu’elle ne pouvait comprendre.
— Tu croyais quoi ? Que Brun était un tendre ? riposta Salomé. Il est plus sophistiqué que son frère Jevin, mais tout aussi cruel. La principale différence est que comme nous ne portons aucune trace physique, il peut se faire passer pour un souverain éclairé. Mais c’est faux. N’oublie pas qu’il est le roi absolu d’un État qui vit de l’esclavage. Et malgré toutes ses dénégations, il n’a rien entrepris pour changer cela. S’il avait été honnête, il aurait pu commencer par nous libérer toutes et nous laisser vivre la vie que nous souhaitions. Son harem n’en aurait pas été vide pour autant. Notre monde est rempli de tant de misère que beaucoup de femmes l’y auraient rejoint, attirées par une existence facile avec quatre repas par jour. Mais non. Il nous a gardées parce qu’il veut nous posséder. Nous ne représentons que des biens pour lui, rien de plus. Même Mericia, sa préférée, n’est pas mieux lotie que nous. La preuve.
Elle illustra sa démonstration en désignant du bras la direction de la caserne des gardes rouges. Puis elle se calma. Sa diatribe contre le roi semblait l’avoir soulagée. Elle avait vidé son cœur.
— Tu n’es arrivée que depuis quatre ans seulement. Et pourtant, tu as eu droit à ton lot de misère. Tu as vu trois proches mourir, tu as été violée. Et regarde ce qu’il a infligé à ton amie Dovaren, si insupportable qu’elle n’a pas eu d’autre choix que de mettre fin à ses jours.
— Si je n’avais pas possédé ces médicaments, elle serait encore parmi nous, fit remarquer Deirane. Elle aurait vécu assez longtemps pour découvrir qu’elle avait toujours ses nièces.
— C’est vrai. Mais pourquoi Orellide t’en a-t-elle donné tant ? Un ou deux cachets auraient suffi pour la calmer. Mais elle t’en a fourni assez pour tuer un régiment. Pourquoi ? Et les fillettes d’ailleurs, tu crois que Brun les garde par bonté ? Il attend juste qu’elles soient assez âgées pour pouvoir les sauter. Quand on se souvient de la beauté de Dovaren, la seule capable d’éclipser Mericia dans ce harem, il fait un pari peu risqué sur l’avenir. D’autant plus qu’elles semblent parties pour ressembler à leur tante. En plus, c’étaient des jumelles.
Salomé s’écarta, en serrant les bras autour de sa poitrine, comme si elle avait froid.
— Brun est un salaud. Il ne vaut pas mieux que son frère. Il est même pire, parce qu’il se fait passer pour un roi juste en se référant à la loi. Mais la loi, c’est lui qui la décide.
Ce coup-ci, Salomé se tut. Deirane était surprise par sa sortie. En quatre ans de harem, elle n’avait jamais prononcé plus que quelques mots. Cette sortie lui ressemblait si peu.
Deirane ne savait comment reprendre la discussion. Le silence s’installa, gênant, seulement ponctué par les pleurs d’une concubine.
La porte s’ouvrit à nouveau. Salomé leva la tête pour voir qui venait d’arriver. Quand Deirane aperçut l’expression de fureur qui déformait son visage, elle se retourna. Terel entrait, accompagnée de toute l’ancienne bande de Larein. En les voyant, Dursun prit peur et se réfugia au cœur de la faction de Laetitia. Elle était facilement visible au milieu de ces concubines à la peau sombre, mais comme toutes les Naytaines, elles étaient de grande taille et plus musclées que la moyenne. Elle s’y sentait en sécurité.
Salomé se dégagea du petit groupe d’alliées qui l’entourait et se dirigea d’un pas décidé vers la nouvelle arrivante.
— Que fais-tu là ! s’écria-t-elle. Tu ne trouves pas que tu as fait assez de dégâts comme cela ?
— Je n’y suis pour rien, se défendit Terel. Je ne suis pas responsable de ce qui arrive à Mericia.
— Tu n’es pas la bienvenue ici ! Dégage !
Salomé, en proie à la colère, n’avait rien entendu. Ce fut l’intervention de Lætitia qui calma le jeu.
— Elle vient de dire qu’elle n’y est pour rien, s’interposa-elle.
L’interruption de la Naytaine calma Salomé. Elle scruta le magnifique visage sombre aux lèvres pulpeuses avant de reprendre la parole.
— Qui alors ? demanda-t-elle.
— C’est une excellente question, répondit Lætitia.
Deirane repéra Dursun au milieu de son bouclier protecteur. Elle comprenait sa réaction. La violente agression que lui avait infligée Bilti et ses sbires avaient failli la tuer. Elle en avait gardé des séquelles. Certaines avaient presque disparu – comme sa cicatrice en travers de la joue, à peine visible après tous ces mois –, alors que d’autres ne guériraient jamais. Elle était condamnée à marcher avec une canne jusqu’à la fin de sa vie. Deirane la rejoignit.
— Tu as entendu la question de Salomé ? demanda-t-elle.
Dursun hocha la tête, sans perdre de vue Terel, la brute qui lui avait porté les coups les plus violents.
— Tu en penses quoi ?
— Une autre faction, suggéra-t-elle.
La réponse n’était pas idiote. Actuellement, quatre factions se partageaient le harem. Mais elles rassemblaient à peine la moitié des concubines. Il y avait de la place pour une cinquième. Jusqu’à présent, personne n’avait entendu parler d’une telle chose, cependant il existait suffisamment d’endroits discrets dans le jardin pour pouvoir s’organiser sans se faire remarquer.
— Vois-tu quelqu’un qui posséderait assez d’influence pour en créer une nouvelle ?
— Non, répondit Dursun. Mais toi-même, personne n’aurait parié dessus il y a quatre ans.
Elle n’avait pas tort. À son arrivée, personne n’aurait imaginé Deirane en meneuse de factions. À l’époque, le choix se serait porté sur Dovaren qui alliait beauté, intelligence et volontarisme. Deirane se demandait toujours ce qu’il serait advenu si elle avait survécu.
En tout cas, détourner l’attention de Dursun avait été une bonne idée. En la concentrant sur ce problème, elle avait perdu son air de bête traquée.
— En fait, les seules que je vois capables de fonder une faction sont déjà dans l’une d’elles, parfois d’ailleurs bien placées.
— Souviens-toi de Bilti. Elle a masqué son jeu pendant des années. Personne ne soupçonnait qu’elle était la réelle dirigeante de la faction de Larein.
Dursun jeta un rapide coup d’œil sur Terel qui avait hérité du poste de son ancienne cheffe, avant de faire le tour de la salle du regard. Elle remarqua Niode la sœur de Larein qui dispensait ses attentions aux compagnes de Mericia.
— En tout cas, nous devrions essayer quelque chose, suggéra-t-elle. Toutes ces concubines sont en état de choc.
— Justement, je voulais te proposer de ramener les filles et celles des nôtres qui ne sont pas ici. C’est la première fois que Brun torture réellement l’une de nous et ça tombe sur leur cheffe. Elles ont besoin de notre aide.
— La première fois ?
Deirane hocha la tête. Dursun ne remit pas en doute son affirmation.
— C’est une bonne idée. Je vais les chercher.
Elle ne bougea pourtant pas de sa place. Une concubine de la faction de Laetitia intervint.
— Si tu veux, je t’accompagne, proposa-t-elle.
Le soulagement qui envahit le visage de la jeune femme était éloquent. Depuis son agression, en l’absence de Nëjya et de Naim pour la protéger, Dursun avait peur de se déplacer seule de nuit dans l’enceinte du harem.
— On revient dans un instant.
Elle quitta la salle escortée de quelques Naytaines.
Quand la porte s’ouvrit, Deirane crut que Dursun revenait. Mais elle se trompait. Ce fut Chenlow qui entra. Elle s’attendait à ce qu’il les gratifiât d’une de ses réflexions habituelles. Mais il resta silencieux. Derrière lui, une armée de domestiques apportait des boissons. Aussitôt, elle se dispersa au milieu des concubines. Son arrivée était la bienvenue. Deirane le rejoignit. En se rapprochant, elle remarqua ses traits fatigués.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Il se passe que mon fils a perdu la tête.
Ce n’était pas l’eunuque qui avait répondu, mais Orellide qui le suivait de peu. Voir la reine mère hors de son domaine était surprenant. La plupart des regards se tournèrent vers elle. De son côté, Orellide faisait la même chose en observant les concubines présentes. Son regard s’arrêta sur Terel, toujours en discussion avec Salomé.
— Je constate que dans cette épreuve, vous vous serrez toutes les coudes. C’est une bonne chose. Peut-être qu’à nous toutes, nous pourrons raisonner mon fils.
— Que comptez-vous faire ? demanda Deirane.
— Nous n’avons pas accès à la salle des interrogatoires de la garde rouge. Mais il faudra bien que Brun en ressorte un jour, répondit-elle. On y va.
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