XLI. Châtiment - (2/2)

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Attention : des scènes de violence pourraient heurter les personnes sensibles


Deirane alla chercher Salomé, puis avec Orellide et Dursun, elles se mirent en route en direction de la caserne du palais. Orellide guida son expédition par le moyen le plus rapide, en empruntant l’entrée officielle du harem, puis la galerie de marbre. À la porte des dauphins, l’eunuque de garde voulut les arrêter. Mais quand il découvrit la reine parmi les concubines, il renonça et les laissa continuer. Un passage étroit permettait de revenir vers la section privée. Il était fermé, mais Orellide possédait la clef. Elles se retrouvèrent dans le couloir qui desservait le bureau de Brun, l’ancien de Dayan et l’administration de la ville. Leur objectif, la caserne des gardes rouges se trouvait juste au bout.

Comme elles s’y attendaient, la porte était verrouillée. Le bâtiment était une zone sécurisée, seuls les occupants pouvaient les laisser entrer. Au bout d’un instant, un officier se présenta.

— Capitaine Anders ! s’écria Deirane.

Il salua Deirane d’un simple mouvement de tête. Pour Orellide, il se montra plus protocolaire.

— Dame très lumineuse, je suis très honoré de votre visite.

— Malheureusement, ce ne sont pas de bonnes choses qui nous amènent, capitaine.

— Hélas, une longue série de calamité s’est abattue sur l’Orvbel ses derniers temps. Et elle ne semble pas sur le point de se terminer.

Les politesses achevées, son attention se porta sur Salomé.

— Dame Salomé, je suppose que vous venez aux nouvelles de votre protégée.

— Qu’est-on en train de lui faire ? s’écria-t-elle. On entend ses hurlements jusque dans le harem.

— Mon fils voulait en faire sa reine à une époque, renchérit Orellide.

— Cette époque est révolue, déplora Anders.

Orellide repoussa Salomé sur le côté pour se mettre face à Anders.

— Faites-nous entrer ! ordonna-t-elle.

— Je n’en ai pas le droit, répondit-il. Introduire des concubines dans la salle de torture, en l’absence d’eunuques, sans autorisation, je pourrais bien me retrouver à la place de dame Mericia.

— Je ne suis pas une concubine, fit remarquer Orellide. Je suis la mère du roi.

Un sourire éclaira le visage du soldat.

— Entrez, l’invita-t-il.

Joignant le geste à la parole, il ouvrit la porte et l’incita à passer. Deirane allait suivre la doyenne. Anders l’arrêta de la main à hauteur de la poitrine, sans la toucher.

— Vous, vous êtes concubine.

Deirane avait compris, elle n’insista pas. Anders emboîta le pas à la reine mère. La porte se referma derrière lui.

— Que fait-on ? demanda Salomé.

— Ce que l’on fait le plus souvent en ce lieu. On attend, répondit Deirane.

Elle regarda autour d’elle.

— As-tu remarqué ? Nous sommes toutes les deux hors du harem et sans eunuques.

Salomé ne réagit pas tout de suite.

— Toutes les portes sont verrouillées et on n’a pas les clefs.

La concubine avait raison. Elles étaient seules dans ce couloir, mais elles n’avaient aucun moyen d’en sortir, sauf pour aller dans le jardin de Brun, qui ne comportait aucune issue vers l’extérieur du palais.

— Que va faire Orellide à ton avis ? demanda Salomé.

— Tout dépendra de l’influence qu’elle a encore sur Brun.

— Je voudrais bien être là-bas.

— Moi aussi Salomé, moi aussi. L’année dernière, Dursun a été interrogée en cet endroit. Heureusement, Chenlow était avec elle. Il a pu lui éviter de subir la question.

— Je m’en souviens. Mais tu n’étais pas là.

— Non, mais Dursun m’a raconté.

Salomé fit quelques pas dans le couloir, les bras serrés autour de son torse.

— C’est insoutenable, cette attente. Je n’en peux plus.

Deirane se fit la remarque qu’il ne s’était même pas écoulé un vinsihon depuis qu’Orellide les avait quittées. Elle comprenait l’angoisse de la jeune femme. Elle-même, si cela avait été Dursun ou une des fillettes qui s’étaient retrouvées dans cet endroit, elle ne sait pas comment elle l’aurait supporté.

— Patiente un peu et fais confiance à Orellide. Elle a toujours réussi à modérer Brun.

Salomé hocha la tête. Elle s’éloigna de Deirane avant de revenir vers elle. La petite jeune femme la prit alors dans ses bras, autant pour la réconforter que pour lui faire cesser son manège qui lui tapait sur les nerfs.

Orellide suivait le capitaine Anders à travers les méandres de la caserne. Sa structure était assez simple : un couloir parcourrait le bâtiment dans toute sa longueur. De chaque côté, des portes donnaient accès aux différentes pièces. Au bout, un escalier permettait de gagner les autres étages aménagés sur le même modèle. La salle d’interrogatoire se trouvait au sous-sol. Il occupait sous l’espace à droite du couloir central. La première pièce constituait le bureau du questionneur, une grande pièce qui regroupait tous les dossiers d’enquête disposés sur des étagères. Dans un coin, un point d’eau lui permettait de reprendre figure humaine quand une séance s’était révélée trop sanglante. Un porche bas rejoignait la salle d’interrogatoire proprement dit. Elle était sombre, humide et glaciale, ce qui participait au malaise des prisonniers souvent nus pendant l’épreuve.

En entrant, Orellide ne vit pas Mericia. Elle était installée sur une chaise à haut dossier qui lui tournait le dos. Elle ne voyait pas ce que les questionneurs avaient infligé à la concubine. Cependant, elle ne sentit pas, comme elle l’avait un moment, une odeur de chair brûlée. Le bourreau avait au moins épargné cela à la jeune femme. En passant devant, elle fut rassurée. Malgré le sang qui la couvrait, elle semblait disposer encore de son intégrité physique. Le bourreau avait du utiliser le fouet, mais ni pincettes qui auraient entraîné une mutilation ni tisonnier.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? s’écria Orellide en proie à la colère. Te rends-tu compte de ce que tu es en train de faire ? Une concubine, traitée comme une criminelle !

— C’est une criminelle ! riposta Brun. Elle a tué Sarin.

— Tu n’en sais rien ! Le véritable assassin a pu lui faire porter le chapeau.

— Elle a avoué.

La révélation coupa le souffle à Orellide. Elle se tourna vers la suppliciée. Bien que Mericia fût résistante, même elle avait ses limites. Ses mains brisées, sa poitrine et son ventre zébrés de traînées sanguinolentes, ses jambes coincées dans des brodequins témoignaient de la violence du bourreau. Elle avait parlé pour que cela s’arrêtât.

— Bien sûr qu’elle a avoué ! s’écria Orellide. N’importe qui aurait avoué. Si tu insistes un peu, elle avouera même la mort de ton père.

— Laisse père en dehors de cela ! C’était un monstre !

— Et tu te crois mieux que lui ? Regarde dans quel état tu l’as mise.

De la main, elle désigna la concubine. À bout de force, elle avait laissé retomber la tête sur sa poitrine, incapable de suivre le débat dont sa vie constituait. La voir ainsi, elle qui d’habitude se montrait si fière, déclencha de la colère chez la vieille reine. Elle désigna un assistant du bourreau.

— Vous ! Apportez-moi un verre d’eau pour cette pauvre femme !

L’homme s’exécuta. Il se précipita vers une petite table située à portée de main de Brun. Le seul verre disponible était d’ailleurs celui du roi. Il hésita un instant avant de le prendre. Brun l’ignora ostensiblement. Il se décida finalement, et rejoignit les deux femmes.

— Je lui donne ? demanda-t-il d’un ton peu assuré.

— Non ! répliqua-t-elle sèchement. Je vous interdis de la toucher.

Délicatement, elle souleva la tête de Mericia et présenta le verre à ses lèvres. La concubine but avidement. Mais au bout d’à peine la moitié, elle n’eut plus la force de continuer. Dès qu’Orellide la lâcha, Mericia laissa retomber sa tête.

— Capitaine Anders, veuillez détacher cette femme ! ordonna-t-elle plus calmement.

Devant l’assurance qu’il manifesta, il était clair que le soldat était fier d’accomplir cette requête. Il s’était engagé pour protéger le trône, pas pour l’aider à martyriser son peuple. Et ce qui se passait dans cette pièce le révulsait.

— Je l’interdis ! s’écria Brun.

Il s’était à moitié levé de sa chaise. Anders s’immobilisa, attendant de voir qui du roi ou de la reine mère allait l’emporter.

— Je te rappelle que Mericia m’appartient. Tu me l’as donnée quand elle avait six ans. Je t’ai laissé l’utiliser parce qu’apparemment elle aimait ça. Mais elle est à moi, je ne fais que récupérer mon bien.

Elle espérait que s’engager sur ce terrain que Brun pouvait comprendre marcherait. Jamais elle n’avait revendiqué la possession de Mericia. Elle n’était qu’une concubine comme une autre, juste un peu plus proche que ses semblables. Cela ne marcha pas.

— Capitaine Andrew ! Veuillez reculer ! ordonna-t-il.

Le soldat obéit, faisant un pas en arrière, un seul. Droite comme un piquet, une expression hautaine sur le visage, Orellide croisa les bras sur sa poitrine et dirigea son regard acéré sur le roi. Quand il était enfant, cela marchait. Maintenant que Brun était adulte, il se contenta d’ignorer sa mère. Elle changea de tactique.

— D’accord, je comprends ton point de vue. Il faut aller jusqu’au bout. Éclaircir toute cette affaire.

Brun leva la tête vers elle, intrigué par ces paroles dont il ne saisit pas le sens. Mais elle s’était déjà détournée de lui.

— Vous deux, ordonna-t-elle aux assistants, apportez ceci !

Elle désigna du doigt un fauteuil semblable à celui sur lequel Mericia était entravée et les guida jusqu’à ce qu’il le plaçât à côté de celui de la suppliciée. Puis elle commença à ôter sa robe.

— Mais que fais-tu ! s’écria Brun.

— Mon appartement se trouve juste à côté de celui de Sarin. La mort a été violente. Je ne peux pas ne pas avoir entendu. Je suis complice, répondit-elle.

— C’est quoi ce raisonnement tordu ?

— Le même genre que celui a abouti à te faire torturer Mericia. Un sort que je dois donc partager, si j’applique ta logique.

Orellide se tenait maintenant nue devant les hommes rassemblés dans la pièce. Du temps où elle était concubine en titre, cela lui arrivait souvent, mais depuis que Brun était roi, seuls son amant et son domestique bénéficiaient de ce spectacle. Les bourreaux la dévoraient des yeux. Même si elle était âgée, préservée des accidents de la vie par le harem, elle était encore belle.

Pour ne pas voir la nudité de sa mère, Brun détourna le regard.

— Emporte là, fais ce que tu veux avec elle, céda-t-il. De toute façon, j’ai appris ce que je voulais savoir. Ma décision est prise à son égard.

Sans attendre l’ordre de la reine, Anders commença à détacher Mericia. Puis avec délicatesse, il la souleva dans ses bras. La jeune femme, épuisée, n’eut même pas la force de lui passer un bras autour du cou pour se tenir. Orellide déplaça la tête pour qu’elle reposât contre la poitrine musclée du soldat.

Puis elle ramassa sa robe et prit la tête du trio pour sortir de cette pièce qui l’oppressait. Elle ne remarqua pas Brun qui, de rage, avait saisi la carafe et l’avait balancé contre un mur où elle s’était brisée.

En voyant revenir Orellide totalement nue, les lèvres de Chenlow dessinèrent un sourire réjoui, qui disparut quand il découvrit l’état de Mericia, inerte dans les bras d’Anders. Il fut toutefois moins rapide à réagir que Salomé qui se précipita sur elle dès qu’elle la vit.

— Ana ! s’écria-t-elle.

Mericia ouvrit les yeux un instant. Puis, reconnaissant sa lieutenante, elle les ferma à nouveau reposa sa tête contre son sauveur. Maintenant qu’elle était en sécurité, elle pouvait lâcher prise. Avec horreur, Salomé découvrit les supplices infligés à celle qu’elle considérait comme sa fille. Quand elle lui saisit la main pour la réconforter, Mericia poussa un cri de douleur.

— Qu’est-il arrivé à ses doigts ?

— On les lui a brisés, répondit Orellide. On aurait fait pareil avec ses jambes si je n’étais arrivé à temps.

— Quel monstre ! Je le hais !

— Ne le clame pas trop fort, conseilla l’ancienne reine. Les murs ont des oreilles.

Deirane avait rejoint Salomé. Elle détailla, effarée, le corps supplicié.

— On ne peut pas lui faire traverser le harem dans cet état, objecta-t-elle.

— On va la conduire dans ma suite. Elle est en dehors du harem. Chenlow va chercher le médecin de l’infirmerie et amène le chez moi.

En se tournant, Deirane constata qu’Orellide s’était rhabillée, l’eunuque l’aidant à fermer des boutons qu’elle ne pouvait que difficilement atteindre dans son dos. Dès qu’il eut terminé, il s’écarta d’elle.

— Je vous retrouve chez toi, dit-il. Puis il disparut par la porte qui menait à la section administrative du palais.

D’un geste, Orellide invita Anders à le suivre.

— Allez-y délicatement avec cette femme.

— N’ayez pas peur, répondit le soldat. Je suis peut-être une brute, je sais me montrer doux quand il faut.

— C’est tout à votre honneur, surtout pour un homme qui ne fréquente que les prostituées.

Deirane aurait dû se réjouir de ces dernières paroles. Orellide ignorait visiblement qu’Anders ne fréquentait qu’une prostituée, une seule, qu’il devait épouser avant que le roi Brun l'eût reléguée à son état actuel. Mais avec ce qui venait de se passer, elle ne put savourer cette petite victoire.

La porte menant à la caserne s’ouvrit brutalement. Anders se retourna, découvrant un lieutenant Calas totalement débraillé et affolé.

— Qu’est-ce que c’est que cette tenue ! le rabroua Anders. Vous êtes un garde rouge ou un mendiant ?

Il était vrai qu’avec sa tunique mal rentrée dans son pantalon, ces chaussures non astiquées, son absence de ceinture et sa chevelure flottant sur les épaules, il ne ressemblait en rien au fringant soldat qu’il était d’habitude.

— Mais vous délirez, s’écria Deirane. Avec ce qui se passe, tout ce qui vous intéresse, c’est la tenue de vos hommes.

Anders envoya un clin d’œil discret à Deirane. Puis il s’approcha de Calas.

— Puisque vous ne ressemblez pas à un soldat, je vous confie à ces femmes qui sauront faire de vous un homme respectable. Et votre première mission consiste à prendre cette concubine en charge. Serez-vous capable de vous en occuper ?

Il se pencha vers Calas pour lui transmettre son fardeau.

— Merci, murmura-t-il à l’oreille de son supérieur quand Mericia changea de bras.

— Soyez prudent, on nous surveille.

Anders s’écarta de son subordonné, qui portait maintenant Mericia dans ses bras.

— Et je ne veux plus vous voir à la caserne tant que votre problème n’est pas réglé ! Exécution !

Deirane allait protester, mais quand elle aperçut le sourire sur le visage du lieutenant, elle préféra se taire. Ne sachant que faire, elle se lança à la poursuite du soldat, suivie de Dursun.

— Tu as compris ce qui vient de se passer ? demanda-t-elle à son amie.

— C’est évident. Ils sont amants.

— Calas et Anders ?

— Calas et Mericia. Et Anders le sait. Et Salomé aussi.

Deirane dut se retenir de sourire en comprenant que sous couvert d’une punition, Anders venait d’accorder à Calas ce qu’il désirait le plus.

Remarquant la canne dont se servait la jeune femme, Calas ralentit le pas pour lui permettre de se maintenir à leur niveau. Après tout, vu l’état de Mericia, il était déconseillé de trop la secouer.

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