XLII. Le Réveil
Mericia ouvrit les yeux en ignorant où elle se trouvait. Le plafond qu’elle voyait au-dessus d’elle lui était inconnu. Ce n’était pas celui de sa chambre avec une moulure au centre, pas plus celui de l’infirmerie, plat et blanc. Les draps soyeux, doux contre sa peau n’étaient d’ailleurs pas non plus ceux de l’infirmerie. Elle ignorait où elle se trouvait. Pourtant elle n’éprouvait aucune angoisse. Un coup d’œil circulaire ne la renseigna pas davantage, si ce n’est que les tentures sur les murs et les meubles de prix n’auraient jamais dû se trouver dans une chambre de malade. Sur une chaise, elle identifia, endormie, une toute petite femme dont toutes les parties visibles de son corps étaient parsemées de pierre précieuse. Deirane. Était-elle chez elle ?
Un poids lui écrasait la poitrine. Elle baissa la tête pour regarder, s’attendant au pire. Elle sourit en découvrant Salomé assoupie à moitié sur elle. Ainsi sa lieutenante était allée chercher celle qu’elle considérait encore il y a peu comme une concurrente. Elle avait bien fait, sans cela, Mericia serait certainement morte.
Elle se concentra sur elle. Elle avait mal partout – elle avait été torturée après tout – mais moins qu’elle le redoutait. Elle se souvenait d’avoir été fouettée. Elle se rappelait la morsure de la lanière de cuir, la sensation que son dos, ses seins ou son ventre se déchiraient sous l’impact. Elle aurait dû souffrir énormément, pas éprouver cette petite douleur lancinante. Lui avait-on donné quelque chose ?
Elle sentait qu’elle ne portait aucun vêtement. Les draps entraient en contact directement avec la peau. Elle tenta de se palper pour estimer les dégâts infligés à son corps. Elle découvrit avec surprise que sa main était bandée.
Elle appela, d’une voix à peine audible. Aussitôt, Salomé leva la tête.
— Tu es réveillée ? chuchota-t-elle.
— Soif.
Ce fut tout ce qu’elle parvint à prononcer. La concubine se leva pour aller chercher un verre plein d’eau posé sur la table de nuit. Il était équipé d’une paille pour qu’elle pût boire sans se tremper. Salomé la guida jusqu’à sa bouche. Elle n’eut pas la force d’aspirer.
— Laisse, je vais m’en occuper.
Deirane s’était redressée sur son fauteuil. Puis elle se leva et se rapprocha du lit. Elle prit le verre des mains de Salomé.
— Relève-lui un peu la tête, conseilla la jeune femme.
Salomé s’assit juste à côté de Mericia et lui maintint la tête. Utilisant une cuillère, Deirane lui fit boire l’eau gorgée par gorgée. Au bout d’un demi-verre, elle repoussa la main qui l’abreuvait. Elle avait toujours soif, mais elle était trop épuisée pour continuer. Salomé la recoucha délicatement.
— On va te laisser te reposer, dit-elle.
— Un instant, la retint Mericia.
— Tu désires quelque chose de particulier ?
— Je veux voir.
Salomé hésita.
— Voir quoi ?
— Son corps, devina Deirane.
Salomé sourit à sa protégée. Elle retira le drap qui la couvrait pendant que Deirane allait chercher le miroir posé sur la commode. À deux, elles le maintinrent pour que la belle concubine puisse se regarder sans se fatiguer.
En découvrant son reflet, Mericia éprouva un intense soulagement. Dans la salle de torture, elle avait eu l’impression que sa peau éclatait, qu’on lui arrachait des parties d’elle-même. Et hormis de nombreux hématomes, des lacérations dues à la lanière du fouet et quelques cicatrices recousues avec beaucoup de soin, son corps était relativement intact. Elle n’en garderait que peu de séquelles, voire aucune. Seules ses deux mains étaient bandées.
— Mes mains ? demanda-t-elle.
Comme Salomé tardait à répondre, elle répéta sa demande.
— Le médecin de l’infirmerie a pu soigner la gauche. Elle guérira normalement.
— Et la droite ?
Salomé détourna la tête. Ce fut Deirane qui répondit.
— Les os étaient trop fragmentés, il n’a pas pu la traiter correctement.
— Je suis amputée.
— Non. Tu gardes ta main. Mais elle restera bloquée. Tu pourras plus l’utiliser.
Mericia ferma les yeux. Deirane crut qu’elle pleurait. Mais quand elle les rouvrit, ils étaient secs de larmes.
— J’apprendrais à me servir de la gauche. Tu te débrouilles bien avec, dit-elle en regardant Deirane.
Le ton dur, adouci par sa fatigue extrême, qu’elle avait employé pour prononcer ses mots fit frissonner Deirane. Le bourreau qui l’avait mutilée n’avait pas intérêt à se retrouver un jour seul face à Mericia. Elle ne lui ferait pas de cadeau. De toute évidence, cette épreuve n’avait pas brisé la jeune femme. Bien au contraire, cela l’avait raffermie dans ses idées.
Salomé remonta le drap jusqu’au cou.
— Repose-toi, maintenant.
Tout en la bordant, elle continua.
— Quand tu te réveilleras, on ne serra peut-être plus là. Mais tu ne seras pas seule. On se relaye pour s’occuper de toi.
— Qui ?
— Deirane, moi, Laetitia, Terel, Chenlow et Calas.
La blessée esquissa un sourire. Elle avait saisi les implications de ces paroles. Tout le harem faisait bloc contre Brun. Le roi avait réussi à rassembler tout le monde, concubines, eunuque, peut-être aussi les domestiques, au sein d’un même camp. Il était ironique que ce soit contre lui que cette union se fût formée. Il faut dire qu’il avait déjà puni des concubines, sévèrement parfois, sans jamais infliger un supplice tel que l’avait subi Mericia.
— Chenlow, releva-t-elle. Je me trouve chez Orellide ?
— Oui, répondit Salomé.
Mericia ferma les yeux comme lorsque chaque fois qu’elle assimilait une information.
Salomé quitta la pièce, laissant Deirane seule avec Mericia.
— Un problème ? demanda Mericia.
— Le médecin en t’examinant a découvert quelque chose.
Elle attendit une réponse de Mericia qui n’arriva pas.
— Tu es enceinte, annonça Deirane, de deux mois.
Mericia accueillit la nouvelle comme toutes les autres sans réaction. Et apparemment sans surprise.
— Tu connais le père ? s’enquit Deirane.
— Demande à Salomé.
Puis la concubine ferma les yeux. Elle était épuisée et désirait se reposer. Respectant son souhait informulé, Deirane quitta la pièce à son tour.
Salomé attendait dans le couloir.
— Que voulais-tu à Mericia ?
— Savais-tu qu’elle était enceinte ?
— Elle me l’avait avoué.
— Elle le savait ?
— C’est le genre de chose que l’on remarque en général.
— Et savez-vous qui est le père ?
— Bien sûr, répondit Salomé. J’ignore ce que tu t’imagines de Mericia, mais elle ne se donne pas facilement. D’ailleurs, toi aussi tu le connais.
Deirane réfléchit. Si Salomé pensait que Deirane saurait retrouver le père, c’est qu’ils se rencontraient lors d’une activité qu’elles menaient en commun. Ce n’était pas un eunuque, trop nombreux et de toute façon stérile, ni Brun qui ne valait guère mieux. Mais il existait depuis peu un endroit où des concubines pouvaient croiser des hommes entiers. Juste deux concubines en fait, elle-même et Mericia. Deirane sourit, elle avait trouvé.
— Dursun pense que Mericia et Calas sont amants. Si elle a raison, il est logique d’imaginer qu’il est aussi le père de l’enfant.
— Et toi, tu en penses quoi ?
— Brun nous a ordonné à Mericia et à moi-même de remettre en fonction la troupe de danse de Cali. Il y a des hommes parmi les danseurs, mais aucun ne serait assez fou pour encourir la colère royale en courtisant une concubine. Entre les membres de la troupe et la surveillance du palais, tout le monde serait au courant.
— Continue ?
— La salle de danse constitue une sorte de partie commune appartenant à la fois au palais et au harem. Nous sommes donc gardées par un eunuque et un garde rouge. Comme l’eunuque ne peut pas être le père, il ne reste que le garde rouge. Quand après une séance, je réintègre le harem, je passe par le jardin. Et souvent, Mericia m’accompagne. Mais tu connais son habitude de rester presque nue, quelle que soit la température extérieure. Parfois, elle prétexte le froid ambiant pour se faire reconduire par le garde en utilisant les tunnels de services. Et en y réfléchissant, c’est par un garde bien précis, toujours le même : Calas, le lieutenant du capitaine Anders. Ce qui colle avec la déduction de Dursun.
— Eh bien, tu vois que tu sais raisonner, toi aussi. Tu n’as pas besoin de Dursun en fait.
— Tu confirmes toutes mes conclusions.
— Calas est bien l’amant de Mericia. Et je vais même t’apprendre quelque chose. C’est ta domestique Loumäi qui lui a montré où s’isoler pour bénéficier d’un peu d’intimité.
— Loumäi était au courant et elle ne m’a rien dit ?
— Elle est vraiment une personne de confiance. Quand on lui avoue un secret, elle le garde. Je pense qu’elle n’est pas la seule à être dans la confidence. Le capitaine Anders aussi l’est.
— Qu’est-ce qui te fait conclure cela ?
— De tous les soldats présents dans cette caserne, il confie Anastasia à son amant.
— C’était une hypothèse de Dursun aussi.
Deirane était surprise de la vitesse à laquelle elle avait abouti à cette conclusion. Salomé ressemblait à une petite souris au comportement effacée, souvent cachée derrière sa cheffe de faction. Deirane avait cru que son rôle de lieutenante de Mericia était dû à ses liens particuliers avec cette dernière. Mais plus elle la connaissait plus son opinion sur elle évoluait. Elle avait découvert que la jeune femme discrète pouvait se transformer en véritable hofec quand elle protégeait Mericia. Et maintenant, elle s’apercevait qu’elle était intelligente. Un instant elle se demanda qui dirigeait vraiment la faction. Mericia était elle, comme dans le cas de Larein, une figure mise en avant pendant que Salomé commandait dans l’ombre. Les situations se ressemblaient. Dans les deux factions, une femme au caractère fort et à la beauté incroyable semblait mener les troupes. Mais derrière elle, Bilti et Salomé possédaient réellement le pouvoir. Toutefois, ce qu’elle connaissait de Mericia allait contre cette hypothèse. Mericia commandait sa faction. Sans compter que Salomé n’aurait jamais laissé Mericia subir à sa place les punitions que Brun infligeait aux cheffes quand il les pensait responsables d’exactions. La concubine possédait certainement une grande influence sur Mericia, mais elle ne dirigeait pas à sa place.
La porte s’ouvrit brutalement. Deirane sursauta en découvrant Brun qui s’encadrait dans le passage. Instinctivement, Salomé se précipita dans la chambre afin de s’interposer entre lui et Mericia. Mais il la saisit par le bras et la repoussa, puis il s’approcha de la suppliciée. Si Mericia avait peur, cela ne se voyait pas sur son visage.
— Te voilà réfugiée dans les jupes de ma mère, gronda-t-il. Profites-en, cela ne durera pas.
Il arracha le drap qui recouvrait le corps meurtri. Il l’examina en détail.
— Au moins, tu restes présentable, constata-t-il. Voilà qui est parfait pour la suite.
— Qu’allez vous lui faire ! s’écria Salomé. Vous pensez qu’elle n’a pas été assez punie comme cela !
— Punie ? s’étonna Brun. Mais elle n’a reçu aucune punition. Mes questionneurs l’ont juste interrogée. La punition interviendra plus tard, quand elle sera remise.
— Vous ne pouvez pas lui infliger ça. C’est monstrueux.
Brun se retourna furieux vers la concubine.
— Je suis le roi ! Je peux tout faire !
Deirane, sur le pas de la porte, était horrifiée. L’expression que Brun avait prise lui rappelait celle de Jevin quand il l’avait violée.
Brun poussa brusquement Salomé qui tomba à la renverse. Son dos heurta l’angle d’un meuble. Elle poussa un cri de douleur avant de s’affaler au sol. Sa tentative pour se relever se solda par un gémissement.
— Salomé ! s’écria Mericia.
Elle essaya de se relever dans son lit. Son corps la trahit, elle bascula sur le côté. Heureusement, Deirane s’avança, elle la reçut dans ses bras, ce qui lui évita de heurter violemment le sol.
Brun ne remarqua rien. En un pas, il avait rejoint Salomé et l’avait relevée en la tirant brusquement par le bras. Mais au lieu de l’aider, il lui donna une gifle monumentale qui la renvoya au sol.
— Ça suffit !
La voix avait claqué, sèche. Brun se retourna. Orellide, sa mère, était entrée dans la pièce. Elle était furieuse, les mains sur les hanches. Ses yeux lançaient des éclairs. Derrière elle, Pers se tenait prêt à intervenir. Il lâcha sa victime, se redressa et fit face à sa mère.
— Qu’est ce qui te prend d’agresser mes invités dans mon appartement.
— C’est mon royaume, mon palais, mon harem. Tu es chez moi.
La mère et le fils se toisèrent du regard un instant. Aucun des deux ne cédait devant l’autre. Mericia en profita pour rejoindre Salomé, toujours au sol et pour l’enlacer. Une étreinte qui ressemblait fortement à un rempart. Mericia protégeait Salomé contre la folie de Brun.
Finalement, Brun rompit le statu quo. Il avança d’un pas vers sa mère, puis un second. Pers dégaina alors son sabre.
— Tu lèverais la main sur ton roi ! s’écria Brun.
— Mon rôle est de protéger ma dame. Je l’accomplirai quoi qu’il advienne, répondit le vieil eunuque.
Sous l’emprise de la rage, Brun quitta la pièce. Pers se poussa juste assez pour le laisser passer. Avec soulagement, il rengaina son arme.
Orellide et Deirane s’étaient précipitées. Elles aidèrent Mericia à retourner dans son lit.
— Salomé, comment va-t-elle ? s’enquit-elle.
— Toujours vivante, répondit cette dernière.
Avec l’aide de Deirane et d’Orellide, elle se remit debout. Elle ne put retenir une grimace de douleur quand elle se redressa. Un énorme hématome s’étalait maintenant dans son dos. Il s’en était fallu de peu qu’elle se brise la colonne vertébrale.
— Viens ici, l’incita Mericia.
Elle examina les blessures de sa lieutenante.
— Je suis désolée qu’il t’ait infligé cela, s’excusa-t-elle.
— Tu n’as rien à te reprocher, la rassura Orellide. C’est moi qui ai failli. Vous auriez dû être en sécurité dans mon appartement. Je vais m’assurer pour que maintenant ce soit réellement le cas.
— Ce n’est pas une solution, intervint Deirane. Des portes solides et des serrures inviolables protègent cet appartement. Mais Mericia ne peut pas vivre ici sans jamais sortir. Et Brun, même s’il ne peut pas entrer, peut vous couper les vivres et l’eau.
— J’en suis consciente, répondit Orellide, mais c’est mon fils et je saurais le raisonner. Ce n’est qu’une question de temps.
— J’espère bien, sinon je vais avoir droit au temple de Matak. Et tel que c’est parti j’aurais droit à cinq doigts.
— Cinq doigts ? s’enquit Deirane.
— Le pire niveau, répondit Salomé. Après la cérémonie, la sacrifiée reste sur l’autel à disposition de tous les fidèles qui voudraient en profiter. Ils peuvent tous lui faire, sauf la tuer et la mutiler. Jamais ça n’a été infligé à une concubine. Seulement à des citoyennes qui ont trahi la couronne.
— N’aie pas peur, la rassura Orellide. Il est allé trop loin, je dois juste que je lui en fasse prendre conscience. Et il reviendra là-dessus aussi.
Deirane l’espérait. Mais au fond d’elle, elle en doutait. Maritza d’un côté et Venaya de l’autre lui avaient fait part de gens qui, raisonnables avant la maladie, étaient devenus violents après avoir guéri. La maladie pouvait endommager le cerveau. Et ses propres actions n’avaient certainement rien arrangé. Elle craignait que l’état de Brun ne soit définitif.
— Je suis désolée, dit-elle à Mericia avant de sortir de la chambre.
Annotations
Versions