XLIV. En sursis

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Les coups de gong réguliers réveillèrent Deirane. Elle regarda par la fenêtre, il faisait encore nuit noire. La seule fois où elle l’avait entendu, c’était le jour de la naissance de Bruna. Bruna ! Penser à sa fille lui broya le cœur. Cela faisait deux douzains que ni Maritza ni Polina étaient passées lui rendre visite. Brun avait préféré se rendre en ville pour la voir plutôt que de la faire venir au palais. Pourtant Deirane n’avait pas l’impression d’avoir fait quelque chose qui aurait pu attirer sa colère.

L’esprit encore embrumé, elle se leva en faisant attention à ne pas réveiller les enfants. Ils commençaient à être grands. Elle allait devoir leur trouver leur propre lit. Surtout pour Elya qui avait atteint les sept ans, elle allait bientôt entrer dans la puberté. En se dirigeant vers la fenêtre, elle pensa à Naim. Elle se demandait où elle se trouvait maintenant. Elle avait réussi sa mission puisque Ciara était arrivée en ville. Mais la Naytaine n’était pas revenue. Elle n’avait en fait aucunes nouvelles. L’Helaria avait mis sa tête à prix pour meurtre. Elle doutait toutefois que la Pentarchie se soit servie d’elle pour l’exécuter ensuite.

Elle se posta devant la fenêtre et observa. La ville était sombre. Seules quelques fenêtres par endroit laissaient filtrer la lumière. Le temple de Matak en revanche était illuminé comme si un gigantesque incendie avait éclaté à l’intérieur. Mais elle savait que ce n’était pas le cas. L’édifice disposait d’un éclairage puissant, que la technologie feytha alimentait. Et elle n’entendait pas les cris affolés qui n’auraient pas manqué de subvenir si la population avait dû combattre une telle catastrophe.

— Pourquoi êtes-vous debout ? Vous êtes nue, vous allez attraper la mort.

La voix endormie de Loumäi l’incita à se retourner. La domestique avait raison, il faisait froid. Le palais avait été conçu pour un environnement tropical. Et si Chenlow avait réussi des miracles, son système n’était pas parfait. Il avait remplacé l’atmosphère glaciale des premières neiges par une température fraîche qui aurait paru agréable lors des fortes chaleurs d’été, mais se révélait un peu juste avec le climat actuel.

Loumäi s’était levée. Elle sortit une couverture du placard pour en envelopper Deirane.

— Ce n’est pas la peine, l’interrompit Deirane. Ce n’est pas désagréable en fait.

La domestique se suspendit son geste, ne sachant que faire. Il était rare de la prendre au dépourvu. Elle connaissait si bien Deirane qu’elle arrivait à anticiper tous ses désirs. Et l’une de ses caractéristiques était sa pudeur extrême. Qu’elle ne voulût pas se couvrir était quelque chose de nouveau auquel Loumäi n’était pas habituée.

— Mais toi tu as froid, tu trembles.

Obéissant à l’ordre implicite, Loumäi s’enveloppa étroitement. Puis elle rejoignit Deirane près de son poste d’observation. Au passage, elle jeta un coup d’œil sur sa maîtresse. Qu’elle n’éprouve pas de gêne particulière en cet instant précis ne présentait rien de surprenant. Elle était à peine éclairée par la faible lueur qui entrait par la fenêtre, en plus la seule personne en sa compagnie était Loumäi qui l’avait vue si souvent nue, voire touchée, dans le cadre de ses fonctions qu’elle ne s’en formalisait plus. En revanche, elle frissonnait, sa peau était couverte de chair de poule. Qu’elle ne trouve pas cela désagréable la surprenait.

Deirane la ramena à l’instant présent.

— Pourquoi sonne-t-il ? Il n’y a aucune naissance dans le palais. Mericia est trop loin du terme.

— Je vois plein de raison. Une naissance royale n’en est qu’une parmi d’autres. La mort du roi aussi. Ou le sacre du nouveau.

— Brun mort ! Ce serait trop beau.

— On entendrait du bruit dans les couloirs.

Loumäi avait raison. En dehors du gong, tout était silencieux autour d’elle.

— Nous saurons demain, conclut Loumäi. Allons nous recoucher.

— Vas-y toi. Moi j’ai quelque chose à faire.

Deirane ouvrit le placard et en tira une robe de chambre. Loumäi la regardait faire sans bouger. Elle aurait dû l’aider. Mais cela l’aurait obligée à reposer la couverture et s’exposer au froid. De plus, Deirane l’aurait rabrouée de se déranger pour une chose aussi simple. Enveloppée dans un peignoir de soie, des mules aux pieds, elle quitta son appartement. Avec plaisir, Loumäi se glissa sous ses draps dans lesquels elle s’emmitoufla.

Depuis qu’elle était sortie de sa chambre dans la suite d’Orellide, Mericia s’était installée chez Salomé. Ses mains brisées avaient fait d’elle une handicapée. Et elle ne voulait pas dépendre d’une domestique le temps qu’elles guérissent. C’est donc chez Salomé que Deirane se rendit. Elle n’avait pas emporté de lampe, se contentant des veilleuses qui ne s’éteignaient jamais pour se guider. Cela lui permit de constater que de la lumière filtrait sous le battant. Elle était réveillée.

Elle frappa. La porte s’ouvrit, laissant le passage à la Salirianer blonde. Contrairement à Deirane, elle ne portait aucun vêtement.

— Serlen ! Que veux-tu ?

— Parler à Anastasia.

Silencieusement, la concubine désigna le plafond que décorait un œil feytha. Deirane comprit le message. Elles risquaient d’être surveillées. Pour éviter de s’attirer les foudres du roi, il valait mieux se servir des sobriquets imposés par Brun : Serlen et Mericia.

À l’invite de son hôte, elle entra dans la suite. Sur un fauteuil, elle vit un drap en bataille. Salomé avait dormi là, laissant son lit à Mericia. La porte de la chambre était ouverte et éclairée. Deirane y suivit Salomé. Elle referma derrière elle. Mericia était assise sur le lit. Contrairement à ses habitudes, elle avait revêtu une nuisette empruntée à sa lieutenante. Deirane ne put se retenir de regarder le ventre. Sa grossesse était trop récente, il était encore plat.

— Bonsoir Mericia, le gong t’a réveillée.

Mericia leva le bras, montrant sa main bandée aux doigts brisés.

— La douleur est insupportable parfois.

— Peut-être que tu devrais essayer les produits de Dursun, suggéra Deirane.

— C’était un hallucinogène, pas un antidouleur, objecta Salomé.

Salomé s’assit à côté de Mericia et l’enlaça. La concubine ne la repoussa pas, bien qu’elle ne s’abandonnât pas à l’étreinte.

— Pourquoi es-tu passée aussi tard ?

— Je me demandais si tu avais une idée de ce que signifiait ce gong.

Mericia hocha la tête.

— Chenlow est venu me l’annoncer. Il croyait que la nouvelle me réjouirait. Le grand prêtre de Matak est mort. La maladie l’a emporté.

— Mais c’est génial ! s’écria Deirane. Tu vas échapper au supplice.

— Génial, répliqua Mericia.

Le ton amer de la jeune femme alerta Deirane.

— Quel est le problème ? demanda-t-elle.

— Lors de cette cérémonie, on aurait abusé de moi, j’aurai été violée, humiliée, mais j’aurai survécu.

— Physiquement peut-être, tempéra Deirane.

— J’attends un bébé. Il n’est pas de Brun. Quand Brun le saura, il va me punir. Et je doute d’échapper à la mort. Cette cérémonie m’aurait permis de donner une explication plausible à ma grossesse.

— Pourquoi Brun te punirait-il ? Il ne l’a pas fait à la naissance de Bruna. Au contraire, avoir un deuxième héritier rassurerait le peuple pour l’avenir du pays.

— Il ne t’a pas punie parce que Brun et Jevin se ressemblent suffisamment pour qu’il se reconnaisse dans cet enfant. Quand il verra le mien, il comprendra qu’il n’est pas le sien.

Deirane sursauta.

— Pourquoi évoques-tu Jevin ?

— Depuis que je suis arrivée il y a quatorze ans, Brun a pris une concubine tous les soirs dans son lit. Parfois plusieurs. Et jamais il n’a mis l’une d’elles enceinte. Tout permet de penser que Brun est stérile.

— Quand je suis tombée enceinte, Jevin était parti du harem.

— Erreur. Quand on a su que tu attendais un enfant, Jevin était parti. Mais je suis sûre qu’il avait déjà été conçu. En fait, l’incident avec Biluan t’aurait fait accoucher prématurément. Mais si on considère que ce n’est pas le cas, que tu es allée à terme, alors les dates collent avec le séjour de Jevin au harem, pendant lequel il t’a violée.

Deirane croisa les bras sous sa poitrine.

— Pourquoi selon toi Brun n’est-il pas arrivé à la même conclusion ?

— J’ai plusieurs hypothèses, expliqua Salomé. Soit il le sait, mais le besoin d’un héritier était si urgent qu’il a fermé les yeux. Par la suite, il t’a sévèrement punie en te retirant Bruna. La mort de Dayan n’est peut-être pas la seule cause de sa colère de l’époque. Soit il s’en est douté, mais pour que ce plan marche, il aurait fallu qu’Orellide le trahisse ce qu’il ne peut pas croire.

Le raisonnement de Salomé se tenait. Quand le roi apprendrait que Mericia était enceinte, Brun la ferait exécuter, et pas de la façon la plus douce. La seule inconnue concernait le sort du bébé. Attendra-t-il sa naissance ou exécutera-t-il la mère en même temps que son enfant ?

— Deirane, reprit Mericia, un jour viendra où Brun me suppliciera pour me punir.

— Je vais tout faire pour essayer de te sauver.

— Je te remercie. Mais je doute que tu y arrives.

— Là dehors se trouvent douze cavaliers Sangärens et tu es la jumelle de leur matriarche ! Il doit bien y avoir quelque chose à faire.

— Quoi donc ? objecta Salomé. Le palais est protégé par les gardes rouges, vingt-quatre soldats d’élites, si efficaces que quand l’Helaria a investi la cité elle a évité de se confronter à eux.

Deirane n’exprima pas le fond de sa pensée. Six d’entre eux étaient morts dans la lutte contre Matak. Ils avaient été remplacés depuis. Mais possédaient-ils l’expérience de leurs compagnons plus aguerris ?

— Je disais donc, reprit Mericia, un jour je serais exécutée en place publique pour venger l’ego de Brun. Ne les laisse pas faire.

— Je vais tout tenter…

— Ce n’est pas de cela que parle Mericia, l’interrompit Salomé. Elle veut que tu l’reconnaisse de la torturer. Elle veut une mort propre.

— Tu t’imagines que je possède assez d’influence pour cela ? objecta Deirane. Crois-tu que Brun m’écoutera ?

— Si Brun ne t’écoute pas, tu devras t’en occuper toi-même.

Devant cette requête, Deirane ressentit une faiblesse dans tous ses membres. Elle était sur le point de tomber. Salomé lui fit signe de s’asseoir à côté d’elles.

— J’ignore si j’en serais capable.

— Quand je commencerai à hurler sous les pincettes du bourreau, tu regretteras de ne pas l’avoir été. Mais je ne te demande pas de le faire toi-même. Délègue. Confie la tâche à Nëjya par exemple. Une Samborren, elle doit savoir comment faire.

Mericia n’avait pas tort. Seulement Nëjya ne se trouvait plus dans le harem.

— Enfin si elle est encore dans le harem. Cela fait un moment que je ne l’ai pas vu cette petite lesbienne, remarqua Mericia. Elle a réussi à s’enfuir, n’est-ce pas ?

Deirane se doutait que la disparition de Nëjya mettrait du temps à être remarquée. Elle était loin d’imaginer que ce serait aussi long.

— Elle a quitté le harem, confirma-t-elle. Elle n’est plus ici.

— Comment ?

— Elle est partie avec la délégation helarieal il y a quelques mois.

La joie qui avait éclairé le visage de Mericia retomba.

— Brun possède tellement de concubines qu’il ne s’aperçoit même pas de la disparition de l’une d’elles, remarqua-t-elle amèrement.

— Un jour, il s’en rendra compte, prédit Salomé, sa beauté et son exotisme finiront par lui faire envie. J’espère que tu as préparé une bonne excuse pour expliquer sa disparition. Et surtout pour ne pas l’avoir signalée.

La lieutenante avait raison. Quand Brun découvrirait la disparition de Nëjya, elle passerait un sale moment qui aurait pu être évité si elle avait déclaré son absence en jouant les innocentes.

— Comment le prend Dursun ? s’enquit Salomé. Les sentiments semblaient sincères entre elles. Elle a trouvé une autre amante.

— Comme je suis responsable du départ de Nëjya, j’ai essayé de le faire avec elle. Mais je n’ai pas pu. Puis, parmi les trois dernières concubines qui ont rejoint ma faction, l’une d’elles avait les mêmes penchants.

— Ça a dû être un soulagement pour toi, fit remarquer Salomé.

Deirane respira un grand coup.

— Si nous revenions à mon problème, protesta Mericia. Sans Nëjya, tu vas devoir trouver quelqu’un d’autre. Voire t’y coller toi-même. Tu as une idée ?

— Je trouverai.

La réponse de Deirane mit fin à la discussion. Au bout d’un moment, comme plus personne ne parlait, elle se leva.

— Deirane, l’interpella Mericia.

— Oui.

— Fais très attention à toi. Nous avons un ennemi commun.

— Explique-toi.

— Ce qui se passe n’est pas le fruit du hasard. Je décèle une intention malveillante derrière. Je sais que ce n’est pas toi et Terel semble matée.

— Qui alors ? Laetitia ?

La belle concubine écarta l’hypothèse d’un geste de la main tant elle paraissait ridicule.

— Je crois qu’une cinquième faction se forme. Et pour le moment, elle agit en secret pour prendre le pouvoir. Elle est allée jusqu’à assassiner Sarin pour m’impliquer. Maintenant que je ne suis plus un danger, cela risque d’être ton tour de subir ses attaques. Tu n’as plus ni Nëjya ni Naim pour te protéger. Alors, fais très attention à toi.

— Je vais me protéger. Mais je ne risque pas grand-chose, tu sais.

— Je sais. Mais ton entourage ? Et si comme toi, elle dispose de complicités hors du harem, ton bébé court aussi un danger.

— Personne ne sait où il se trouve.

— Brun l’a confié à Maritza, c’est cela ? Envoie-lui un message, elle doit se protéger.

Sur ces paroles, Deirane quitta les deux femmes. Les dernières phrases avaient déclenché un début de panique dans son esprit.

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